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samedi 12 décembre 2020

UN VOYAGE À TOLOSA EN GUIPUSCOA AU PAYS BASQUE PAR ALEXANDRE DUMAS PÈRE EN OCTOBRE 1846

UN VOYAGE À TOLOSA EN 1846.


Au début d'octobre 1846, Alexandre Dumas passe la frontière franco-espagnole, car il doit assister à Madrid aux "mariages royaux", celui d'Isabelle II qui épousait son cousin, François d'Assise et celui de l'infante Louise-Fernande qui épousait le duc de Montpensier.




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VOYAGE DE DUMAS PERE 1846



Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales Politiques et Littéraires, le 5 octobre 1913 :



"... Reproduisons, pour finir, une amusante et cordiale page extraite des Impressions de Voyage de Dumas père. Ayant entrepris, avec son fils et quelques camarades de lettres, une grande expédition à travers l'Espagne, il en avait rapporté, selon sa coutume, plusieurs volumes remplis d'observations piquantes, de traits pittoresques et de récits alertes. Celui-ci porte la bonne marque du célèbre conteur :



Le déjeuner de Tolosa.



Rien, ne creuse les vrais appétits comme l'air du matin et le mouvement de la malle-poste. Aussi fut-ce avec une véritable joie que nous abordâmes Tolosa, où, nous avait dit le conducteur, on déjeunait.



Vous connaissez nos hôtelleries de France, madame ; vous savez, à cette heure désirée à la fois des aubergistes et des voyageurs, avec quelle touchante cordialité ces deux races si bien faites pour s'entendre se précipitent au-devant l'une de l'autre. Vous savez, en général, avec quelle somptueuse profusion la table est servie moyennant deux francs cinquante centimes ou trois francs par tête, et combien est désagréable, pour les estomacs à moitié rassasiés, le sacramentel : "Allons, messieurs, en voiture", du conducteur.


livre alexandre dumas pere
LIVRE DE PARIS A CADIX 
PAR ALEXANDRE DUMAS PERE



Eh bien ! nous qui le savons aussi, nous nous attendions à trouver tout cela à Tolosa, cette ville des sérénades, s'il faut en croire, votre ami Alfred de Musset. Nous descendîmes donc, ou plutôt nous nous précipitâmes de la voiture en criant :


— Où déjeune-t-on ?



D'abord, en Espagne, tout se fait poco a poco, comme disent les Espagnols. Le conducteur mit cinq minutes à nous répondre.



Nous crûmes qu'il avait mal entendu, et Boulanger, le plus fort de nous tous dans la langue de Michel Cervantes, répéta la question.


— Vous déjeunez donc ? nous demanda le conducteur avec un accent qui nous fit venir la chair de poule.


— Certainement que nous déjeunons, répondis-je.


— Et même deux fois ! moi, du moins, répondit Alexandre.



Vous savez, madame, que la nature a doué Alexandre de trente-trois dents, et que je ne me suis pas encore aperçu qu'il eût ses dents de sagesse.


— En ce cas, cherchez, répondit le conducteur.


— Comment, que nous cherchions ?


— Sans doute ! Si vous voulez déjeuner, cherchez votre déjeuner.


— Vous parlez comme l'Evangile, mon ami, dit Maquet. Cherchons et nous trouverons.



Il me sembla que le conducteur murmurait avec un sourire mal dissimulé :


Por ventura.



Cela voulait dire "peut-être !". Comprenez-vous, madame, le désespoir de quatre voyageurs qui meurent de faim, et à qui l'on dit : vous déjeunerez... peut-être ?...



Nous nous élançâmes à la recherche d'une hôtellerie. Hélas ! madame, aucun signe extérieur ; pas une de ces bonnes enseignes portant pour légende : "A l'Ecu de France", "Au Grand Saint-Martin", ou : "Au Cygne de la Croix" ; des maisons, des maisons, des maisons, comme dit Hamlet à propos des mots alignés dans le livre qu'il fait semblant de lire, et pas une de ces maisons d'où sorte la vapeur du moindre déjeuner.



Heureusement, les voyageurs du coupé, atteints sans doute de la même infirmité que nous, étaient descendus de leur côté. Je reconnus l'un d'eux, à sa tournure, pour être Français.



transports diligence autrefois
LE DEPART DE LA DILIGENCE 1818
DESSIN DE GEORGES CRUIKSHANK


Je courus à lui.


— Monsieur, lui demandai-je, pardon de l'indiscrétion, mais la situation fâcheuse où nous nous trouvons sera notre excuse ; est-ce la première fois que vous venez à Tolosa ?


— J'habite l'Espagne depuis vingt ans, monsieur, et deux fois par an je vais en France ; par conséquent, quatre fois par an je passe à Tolosa.


— En ce cas, monsieur, sauvez-nous la vie.


— Volontiers Seulement, dites-moi de quelle façon ?


— Apprenez-nous où l'on mange.



Le voyageur se livra à un jeu de physionomie que nous suivîmes avec une anxiété difficile à décrire.


— Où l'on mange ? répéta-t-il. — Oui.


— Vous contenterez-vous d'une tasse de chocolat ? nous dit-il.


— Dame, si nous ne trouvons pas autre chose.


— Alors, venez avec moi.



Nous suivîmes notre guide en emboîtant le pas dans le sien.



Il tourna l'angle d'une rue et entra avec l'assurance de l'habitude dans une maison que rien ne distinguait des autres maisons.



C'était une espèce de café.



Un homme fumait, une femme se chauffait à un brasero. Ni l'un ni l'autre ne bougea.



Notre guide s'approcha du brasero, en nous faisant signe de demeurer vers la porte, dans un angle qui nous dérobait en partie à la vue de nos hôtes. Puis, comme un voisin qui viendrait faire une visite, il entama la conversation ; demanda à l'homme des nouvelles de sa santé, à la femme si elle avait des enfants, ralluma au cigare du fumeur son cigare éteint. Puis, arrivé au degré de familiarité qu'il croyait nécessaire, il se hasarda à demander :


— Est-ce qu'on pourrait prendre le chocolat, par hasard ?


— Cela se peut, répondit laconiquement l'hôte.



Nous nous approchâmes, alléchés par la réponse.



Notre guide laissa échapper un mouvement qui nous fit comprendre que notre démarche était prématurée.


— Ah ! ah ! fit le maître du café en fronçant le sourcil. Et combien de tasses ?


— Cinq.


— Les plus grandes qu'on pourra trouver, hasarda Alexandre.



Le maître du café grommela quelques mots espagnols.


— Que dit-il ? demandai-je.


— Il dit que des tasses sont des tasses.


— Et qu'on n'en fera pas faire exprès pour nous, ajouta Boulanger, qui avait compris.


— Non, certainement, dit l'hôte.



Notre guide tira un cigare de sa poche et le lui offrit ; c'était un véritable puro, venu en droite ligne de La Havane ; un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du cafetier, mais fut incontinent réprimé.


— Cinq ? reprit-il.


— Oui, cinq. Cependant, comme je n'ai pas grand'faim, je puis personnellement...



Le cafetier étendit la main avec un geste de roi qui accorde une grâce.


— Non, dit-il. Muchacho, cinq tasses de chocolat pour ces messieurs.



On entendit une espèce de soupir qui sortait de la chambre voisine.


— Vous allez avoir votre chocolat, nous dit notre interprète.


— Ah ! fîmes-nous tous d'un même soupir.



L'hôte nous regarda avec mépris et alluma son puro, qu'il savoura fièrement, et comme s'il n'avait jamais fumé d'autre tabac de sa vie.



Cinq minutes après, le Muchacho entra avec cinq dés à coudre pleins d'une liqueur épaisse et noirâtre, qui ressemblait à un breuvage préparé par quelque sorcière de la Thessalie.



Le même plateau supportait cinq verres d'eau pure et une corbeille pleine d'objets qui nous étaient inconnus ; c'étaient des espèces de petits pains blancs et roses, de forme allongée, et qui ressemblaient à ces ustensiles qu'on met dans la cage des chardonnerets pour leur aiguiser le bec.



Nous touchâmes du bout des lèvres au chocolat, craignant de voir s'envoler, comme tant d'autres, cette illusion du chocolat espagnol avec lequel on a bercé noire enfance. Mais, cette fois, notre crainte fut vite dissipée. Le chocolat était excellent. Malheureusement, il y en avait juste assez pour le goûter.


— Est-ce qu'on ne pourrait pas en avoir encore cinq tasses ? hasardai-je,


— Dix ! balbutia Boulanger.


— Quinze ! fit Maquet.


— Vingt ! demanda Alexandre.


— Chut ! dit notre introducteur. Faites fondre votre azucarillo dans votre verre, et allons rejoindre la voiture : usons, n'abusons pas.


— Comment cette fonte se pratique-t-elle ? demandai-je, tandis que nos compagnons attiraient à eux, au moyen de l'aspiration, les dernières gouttes de chocolat retenues aux parois de leurs tasses.


— Rien de plus facile : voyez !



Notre sauveur prit l'azucarillo par un des bouts, et trempa l'autre dans son verre comme on fait d'une mouillette dans un oeuf.



L'azucarillo fondit au fur et à mesure de son contact avec l'eau et changea cette eau claire en eau trouble.



Nous goûtâmes cette eau trouble avec la même défiance que nous avions goûté le chocolat. Cette eau trouble était douce, fraîche, parfumée, excellente enfin.



Tout cela était d'une qualité supérieure, il n'y manquait que la quantité.



Nous voulûmes payer : notre interprète nous fit un signe, tira une piécette de sa poche, et la posa sur le rebord d'un bahut.



L'hôte ne se retourna même pas pour savoir si son compte y était.


Vaya usted cou Dios ! dit notre guide avec un salut gracieux.



Et il sortit.



Le cafetier tira son cigare de sa bouche.



Vaya usted con Dios ! répondit-il. Et il se remit à fumer.



Nous nous inclinâmes et sortîmes à notre tour, en répétant l'un après l'autre le sacramentel :


Vaya usted con Dios !


— Allez avec Dieu ! Allez avec Dieu ! répéta Alexandre en regagnant la malle-poste qui nous attendait toute attelée. C'est très bien, et je ne demande pas mieux, certainement ; mais il y a loin d'ici au ciel et je déclare que si l'on ne trouve sur la route que du chocolat et de l'eau au sucre, j'aime mieux aller ailleurs."



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