UN VOYAGE À TOLOSA EN 1846.
Au début d'octobre 1846, Alexandre Dumas passe la frontière franco-espagnole, car il doit assister à Madrid aux "mariages royaux", celui d'Isabelle II qui épousait son cousin, François d'Assise et celui de l'infante Louise-Fernande qui épousait le duc de Montpensier.
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales Politiques et Littéraires, le 5 octobre 1913 :
"... Reproduisons, pour finir, une amusante et cordiale page extraite des Impressions de Voyage de Dumas père. Ayant entrepris, avec son fils et quelques camarades de lettres, une grande expédition à travers l'Espagne, il en avait rapporté, selon sa coutume, plusieurs volumes remplis d'observations piquantes, de traits pittoresques et de récits alertes. Celui-ci porte la bonne marque du célèbre conteur :
Le déjeuner de Tolosa.
Rien, ne creuse les vrais appétits comme l'air du matin et le mouvement de la malle-poste. Aussi fut-ce avec une véritable joie que nous abordâmes Tolosa, où, nous avait dit le conducteur, on déjeunait.
Vous connaissez nos hôtelleries de France, madame ; vous savez, à cette heure désirée à la fois des aubergistes et des voyageurs, avec quelle touchante cordialité ces deux races si bien faites pour s'entendre se précipitent au-devant l'une de l'autre. Vous savez, en général, avec quelle somptueuse profusion la table est servie moyennant deux francs cinquante centimes ou trois francs par tête, et combien est désagréable, pour les estomacs à moitié rassasiés, le sacramentel : "Allons, messieurs, en voiture", du conducteur.
LIVRE DE PARIS A CADIX PAR ALEXANDRE DUMAS PERE |
Eh bien ! nous qui le savons aussi, nous nous attendions à trouver tout cela à Tolosa, cette ville des sérénades, s'il faut en croire, votre ami Alfred de Musset. Nous descendîmes donc, ou plutôt nous nous précipitâmes de la voiture en criant :
— Où déjeune-t-on ?
D'abord, en Espagne, tout se fait poco a poco, comme disent les Espagnols. Le conducteur mit cinq minutes à nous répondre.
Nous crûmes qu'il avait mal entendu, et Boulanger, le plus fort de nous tous dans la langue de Michel Cervantes, répéta la question.
— Vous déjeunez donc ? nous demanda le conducteur avec un accent qui nous fit venir la chair de poule.
— Certainement que nous déjeunons, répondis-je.
— Et même deux fois ! moi, du moins, répondit Alexandre.
Vous savez, madame, que la nature a doué Alexandre de trente-trois dents, et que je ne me suis pas encore aperçu qu'il eût ses dents de sagesse.
— En ce cas, cherchez, répondit le conducteur.
— Comment, que nous cherchions ?
— Sans doute ! Si vous voulez déjeuner, cherchez votre déjeuner.
— Vous parlez comme l'Evangile, mon ami, dit Maquet. Cherchons et nous trouverons.
Il me sembla que le conducteur murmurait avec un sourire mal dissimulé :
— Por ventura.
Cela voulait dire "peut-être !". Comprenez-vous, madame, le désespoir de quatre voyageurs qui meurent de faim, et à qui l'on dit : vous déjeunerez... peut-être ?...
Nous nous élançâmes à la recherche d'une hôtellerie. Hélas ! madame, aucun signe extérieur ; pas une de ces bonnes enseignes portant pour légende : "A l'Ecu de France", "Au Grand Saint-Martin", ou : "Au Cygne de la Croix" ; des maisons, des maisons, des maisons, comme dit Hamlet à propos des mots alignés dans le livre qu'il fait semblant de lire, et pas une de ces maisons d'où sorte la vapeur du moindre déjeuner.
Heureusement, les voyageurs du coupé, atteints sans doute de la même infirmité que nous, étaient descendus de leur côté. Je reconnus l'un d'eux, à sa tournure, pour être Français.
LE DEPART DE LA DILIGENCE 1818 DESSIN DE GEORGES CRUIKSHANK |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire