UNE NUIT DE NOËL À FONTARRABIE EN 1913.
La tradition de Noël, au Pays Basque, a toujours été importante, et en particulier la messe de minuit.
FONTARRABIE GUIPUSCOA 1900 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales Politiques et Littéraires, dans son
édition du 21 décembre 1913, sous la plume de Pierre Loti :
"Nuit de Noël à Fontarabie.
Un souvenir de Noël...
Ce soir-là, j'avais la fièvre. Le matin, j'étais revenu de Paris, seul, dans mon ermitage des bords de la Bidassoa, afin d'assister, comme tous les ans, à une messe de minuit qui se chante sur la rive d'en face, en Espagne, dans un vieux couvent de capucins.
Au coin du feu, pour attendre minuit, je m'installe sur un canapé, dans une petite pièce de rez-de-chaussée qui est, ici, le lieu coutumier des veillées de décembre ; et mon serviteur basque, en lisant quelque histoire de brigands, veille auprès de moi.
Silence absolu autour de ma maisonnette de solitude. Et, pourtant, Dieu sait les sinistres tapages de vent ou de marée que l'on est sujet à y entendre, les soirs d'hiver !
FONTARRABIE GUIPUSCOA 1900 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Mais, silence partout, cette fois ; les brisants ont assourdi leur grande plainte, et les branches de mes arbres, si souvent tourmentées par les souffles de la mer, dorment en profond repos. Il doit faire au dehors une belle nuit de Noël, claire et calme.
Sur le canapé où la fièvre me tient abattu, tout près, le plus près de moi possible, s'est couchée ma chatte noire et blanche, — une nommée Ratonne, — qui dort les pattes tendrement allongées contre mes genoux. Mais Belaud, mon matou gris, s'est excusé, ayant affaire dans les jardins abandonnés d'alentour.
PIERRE LOTI ET SON CHAT PAYS BASQUE D'ANTAN |
Voici que, dans le jardin silencieux, éclate une chanson à quatre voix d'hommes, une joyeuse chanson, d'un rythme et d'une gaieté d'autrefois ; c'est le commencement de ces sérénades de Noël que des garçons groupés en quatuor vont chanter de porte en porte, — et, suivant l'usage, mon serviteur devra leur offrir à chacun du cidre ou du vin. J'entends cela dans le demi-sommeil de la fièvre et, aux confuses réminiscences des Noëls passés que cette musique fait revivre, se mêle obstinément dans ma tête le souvenir d'un marécage sénégalais, morne au lever d'une lune géante, avec de larges nénuphars épanouis sur les eaux.
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Ces chanteurs partis, d'autres, à courts intervalles, leur succèdent ; puis viennent des voix d'enfants, très gentilles et légères.
— Ce sont des petits des villages, là-bas, du côté de Subernoa, me dit mon serviteur, qui sort chaque fois pour donner à boire aux arrivants. Ils ont une crèche à faire voir, ceux-ci, avec un Bonhomme Noël ; et, si le commandant voudrait, on les laisserait entrer...
— Oh ! s'ils ont tant de belles choses à faire voir, alors oui, pour ne pas les offenser, je veux bien leur donner audience.
Et leur petit cortège entre à grand'peine, raclant les murs, tant ce qu'ils apportent est encombrant. Ils sont six, de même taille et pouvant avoir une dizaine d'années ; l'un, qui est le chef, marche en tête avec une lanterne ; quatre autres soutiennent à l'épaule une civière faite de branches d'arbre, et sur laquelle est posée la crèche : une maisonnette en feuillage de laurier. Le sixième, enfin, qui joue le Bonhomme Noël, est assis, à la manière d'un petit Bouddha, dans cette niche de verdure ; un père Noël devant toujours être barbu, on lui a dessiné au charbon, sur le minois, de longues moustaches, et, avec ses bonnes joues barbouillées, il trône, immobile dans son palanquin vert, roulant ses yeux vifs. Impayables tous, de dignité et de tenue, ils chantent en fausset candide, avec un ensemble et un sérieux parfaits, scandant chaque mot de leur vieille chanson.
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Evidemment, ils ont eux-mêmes taillé dans les bois voisins toutes ces branches et fabriqué tout cet attirail, qui est, d'ailleurs, de tradition immémoriale. Ils sont venus seuls, en pleine nuit, de plus de deux lieues, par des chemins de montagne, tenant à la main de longs bâtons qui leur donnent des airs de petits préhistoriques, de petits orangs-outangs. Et, malgré le sourire que laisse leur visite, on garde le sentiment de quelque chose d'archaïque et de grave, qui viendrait de passer...
Le grand silence se fait à nouveau dès qu'ils n'y sont plus, et bientôt j'entends sonner le quart après dix heures, de l'autre côté de la rivière, au clocher de Fontarabie. Mon serviteur alors prend la parole :
— Il serait temps que j'irais à la cidrerie chercher Ignacio et Pantchiket, puisque le commandant leur a dit qu'on mangerait des gâteaux, ici, avant de partir.
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Avant de partir ! Mais c'est que je n'aurai jamais la force, moi, d'aller à cette messe, car, décidément, ma fièvre augmente et la tête commence à me faire grand mal...
Dans l'embrasure de la porte, ils apparaissent ensemble, Ignacio et Pantchiket, chaussés d'espadrilles et arrivés sans bruit, comme des félins dont ils ont la souplesse.
En entrant, ils ôtent leur béret, ce qui est une concession faite aux belles manières de ma maison, et puis, à cause de la flambée de bois qui pétille dans la cheminée, ils s'excusent d'être obligés d'ôter aussi leur veste, ce qui est moins élégant, mais beaucoup plus basque.
Ignacio et Pantchiket, deux de mes voisins, — grands contrebandiers, il va de soi, — que j'ai priés de me conduire cette nuit dans leur barque vers la rive espagnole. Les voilà donc attablés, en maillot de laine, devant un gâteau de Noël et du vin chaud, que mon serviteur est prié de leur offrir et de partager avec eux. Et, entre ces trois personnages, très saisis de me voir gisant sur des coussins, commence une conversation à voix basse, ainsi qu'aux veillées mortuaires. On parle contrebande, bien entendu, aventures des nuits pluvieuses et noires. On parle aussi de moi, pendant une minute où l'on me croit endormi profondément, et j'ai la satisfaction de constater que mon serviteur lui-même fait le plus grand cas de mon caractère, — tout en déplorant, il est vrai, certaines imperfections de détail.
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Des cloches tout à coup, mais de vraies cloches : les cloches de Noël ! Et les contrebandiers se taisent. C'est Fontarabie qui, dans le lointain, sonne à toute volée, et soudainement l'air de la nuit est comme rempli de claires vibrations d'argent.
Oh ! le beau son de ces cloches ! Jamais encore je ne l'avais connu si musical et si pur que ce soir, dans cet absolu silence, m'arrivant par-dessus la rivière endormie.
Allons ! puisque me voilà bien réveillé à présent, essayons d'aller à cette messe. Un médecin, sans doute, ne conseillerait pas précisément, en pleine évolution de fièvre, cette promenade à la fraîcheur nocturne, jusque vers deux heures du matin; mais tant pis !
Nuit incomparable...La lune éclaire tout bleu, — la lune que les Basques appellent Il-argia (la Lumière morte), — et c'est, dehors, un grand resplendissement pâle sur les eaux et les montagnes. Combien on est mieux en plein air que près du feu, enfermé dans une pièce trop chaude, et quelle ivresse de respirer !
Au pied du jardin, la barque d'Ignacio nous attend, et nous commençons une traversée d'un quart d'heure, un glissement plutôt, pourrait-on dire, sur une sorte de miroir à étoiles, où notre sillage dessine de longues moirures en lumière de lune, en "lumière morte".
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