SUR LA BIDASSOA EN 1895.
La Bidassoa est un fleuve côtier, frontalier sur une dizaine de kilomètres entre la France et l'Espagne, au Pays Basque.
FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Voici ce que rapporta Le Journal, dans son édition du 15 octobre 1895, sous la plume de Jean
Lorrain :
"En Bidassoa.
Nous avons parcouru Fontarabie : une heure nous a suffi pour visiter la cathédrale, ses trois nefs baignées d'ombre et le mystère hallucinant de ses autels, retables surchargés de dorure, consoles peuplées de pieuses poupées éclaboussées d'azur et de vermillon ; la même heure nous a vus dans l'escalier de meunier qui conduit maintenant à la plate-forme du château de Charles-Quint. Nous avons l'âme opprimée par l'indicible mélancolie qui s'émane des ruines, suffisamment erré entre les quatre hautes et effrayantes murailles, qui subsistent seules de l'ancien palais. Une paysanne en est, aujourd'hui, la gardienne; installée sur une chaise de paille à l'entrée du porche, qui vit défiler des empereurs et des rois, elle demande cinq sous aux visiteurs pour les laisser pénétrer dans l'impériale geôle, où se débattit le plus terrible drame d'ambition de l'Espagne. La petite cour ensoleillée entre ses quatre pans de murs rongés de lierres et de viornes, et dont on a fait, aujourd'hui un jardin, nous a retenus plus longtemps.
PALAIS CARLOS V FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Des arbres ont jailli partout des crevasses et leur verdure pétille et brûle très haut, en plein azur, dans la chaleur intense ; des tournesols mûris effilent leur ombre dentelée sur les dalles, et, en pleine frondaison des lierres et des ronces, une ogive s'ouvre dans l'épaisseur du mur, où la margelle d'un ancien puits s'encadre. En face, ce sont les dix larges marches d'un escalier qui ne va plus plus loin; des vieux meubles à vendre s'entassent sous une voûte et ces quelques pierres, ces fleurs dans du soleil, ont opéré leur enchantement. Nous voici enveloppés par le souffle du passé, le cœur sombré dans je ne sais quel charme. Qui sait si la reine captive ne s'est pas souvent assise là, au bord de ce puits ? Quel endroit aurait-elle pu mieux choisir pour y rêver à l'ingratitude des peuples et des hommes, pour y méditer sur l'implacable dureté des fils ? Divagations ou non, il nous a plu d'imaginer, ici, la douloureuse figure de Jeanne la Folle. Le vieux palais en ruine, avec tous ses souvenirs endormis, ailes repliées, comme des oiseaux de rêve, nous a ensorcelés, envoûtés sûrement, et nous redescendons la rue bruyante et colorée de la petite ville en fête que son ombre nous poursuit encore, et le spectre royal évoqué ne nous quittera qu'une fois dans la barque, la rive d'Espagne enfin abandonnée.
PALAIS CARLOS V FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Il nous faut courir très loin dans les sables pour la regagner, notre barque ; le flot a encore baissé pendant notre promenade et la mer est à présent tout à fait basse. Pour nous embarquer, nous devons longer, les chevilles enfoncées dans la vase, toute l'enceinte effritée des remparts ; l'enfant sourd-muet, qui nous a accueillis à notre arrivée près de la petite jetée, nous attend là-bas, dans les dunes ; nous payons d'une pièce blanche et de quelques alberges achetées à Fontarabie, l'heure de garde qu'il a bien voulu passer auprès de notre bateau ; et, maintenant, nous remontons la Bidassoa, le dos tourné au golfe de Gascogne, les yeux dans la direction d'Irun, dont le pont du chemin de fer (c'est notre batelier qui l'affirme) nous cache les grands arbres de l'île des Faisans.
ÎLE DES FAISANS BEHOBIE - PAUSU PAYS BASQUE D'ANTAN |
C'est là que nous allons. Nous avons deux heures à nous avant de reprendre le train d'Hendaye, et il nous plaît de visiter l'île où l'infante, destinée à la couche royale des lys de France, fut remise aux mains de l'ambassadeur du Roy; mais arriverons-nous à temps ? Nous commençons à en perdre l'espoir ; notre barque s'enlise de minute en minute et, malgré les vigoureux coups de rames de notre batelier, a peine à se frayer passage à travers les bancs de sable ; le lit de la rivière s'est encore rétréci et nous avançons lentement, péniblement, dans un chemin d'eau terne et grise avec autour de nous le vaste miroitement d'une étendue de vase et l'immobile chevauchée de montagnes vaporeuses, bleuâtres, comme figées de chaleur.
DEBARCADERE FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
C'est un paysage gris de perle, tout de moires et de reflets, d'une lassitude infinie; la grandiose estampe de Fontarabie, qui s'était reconstituée à mesure que notre barque s'en éloignait, vient brusquement de s'altérer ; à un coude de la rivière, sa cathédrale rougeâtre, aux contreforts géants, a disparu; on n'en voit plus que le clocher couleur de vieil ivoire au-dessus d'un éboulis de murailles ruinées, le cercle d'argile rose posé à leur pied, du rosé de terre cuite des poteries du pays : c'est la Plaza des taureaux où un homme a été tué l'avant-veille ; loin, et peut-être à jamais loin de nous, ce Fontarabie romantique et violent, dont la première impression nous fut si poignante; loin, déjà très loin et peut-être à jamais évanouis et l'adorable petit quinconce à quatre rangs de sycomores et les terrasses ensoleillées de son petit casino engourdi de chaleur et de fatigue heureuse dans l'odeur des jasmins et des yuccas en fleurs !
ARENES FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
A la mélancolie d'adieu, l'espèce de tendresse infiniment triste et doucement fondante que vous laissent au cœur les êtres et les choses qu'on ne reverra plus ! Oh ! la fuite irréparable des heures où la vie nous fut clémente et bonne, heures dorées, fluides et légères que jamais plus on ne pourra revivre. Oh ! les décors de splendeur et de rêve une fois apparus, une minute entrevus et dont il ne faut pas tenter de ressusciter la vision. Elle ne serait pas la même, et il faut laisser le passé au passé et les minutes bénies aux heures révolues.
FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Notre batelier courait maintenant à larges enjambées d'un bout à l'autre du bateau, notre barque venait de s'immobiliser ; et, se servant d'une de ses rames comme d'un aviron, l'appuyant de tout son poids sur le fond de la rivière, il arpentait notre embarcation dans toute sa longueur, essayant de l'arracher aux bancs de sable, de la faire osciller sous son pesant effort et, tout à coup distrait de nos songeries par sa manœuvre, nous nous avisions qu'il était ma foi superbe, notre batelier : grand, robuste, découplé, une chair de blond hâlée et cuite par le soleil et d'énormes pieds nus, pareils à des pieds de statue, aux doigts souples, écartés et durs, vierges de déformations, un merveilleux animal humain.
PASSEUR BIDASSOA HENDAYE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Nous l'avions pris un peu au hasard, à la gare d'Hendaye, au milieu des dix autres bateliers nous harcelant de leurs offres ; à Fontarabie, nous l'avions gardé comme guide sans plus le remarquer, les yeux et l'attention ailleurs, aux vieux palais blasonnés de la rue, aux saints à têtes d'idole de la cathédrale et aux souvenirs du château ; mais, à présent, en face de la nature, dans ce décor accablé d'eaux sablonneuses et mortes, la brute magnifique qu'était cet homme nous apparaissait, surgissait à nos yeux, mise en valeur en son vrai cadre, au pied de ces montagnes brûlantes, beauté saine tout en chair et en muscles, encore embellie par l'action et le déploiement de sa force.
HENDAYE VU DE FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Il complétait fixement le paysage, ce grand garçon aux jambes nues, la chemise de toile bise ouverte sur la poitrine, la tayolle rouge autour des reins : la face couleur de brique avec des yeux d'eau pâle, il semblait, ce châtain roussi par le soleil, résumer en lui la race et la fleur de sang de ces Basques d'Hendaye où, chose étrange, à une portée de fusil de l'Espagne, il y a tant d'yeux bleus et de tant de chevelures blondes.
FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
A Fontarabie que nous venons de quitter, comme à Irun, dont pointent à notre droite les premiers toits de tuiles, ce sont déjà les peaux mates à reflets olivâtres, les yeux de braise et les joues caves de la race Ibère, faces de galériens au nez heurté et court chez les hommes; chez les femmes, figures de fièvre, émaciées et vertes sous de gras cheveux noirs au luisant de satin ; et tandis que notre batelier se démène, en pure perte d'ailleurs (car nous n'avançons guère), c'est en Espagne que retourne et s'attarde notre pensée visionnaire. Nous y avons vu tant de choses en une heure, notre esprit est devenu miroir, des souvenirs confus s'y succèdent, des images s'y précisent, puis s'y effacent, les unes irrévocables, les autres pour se reformer plus obsédantes, plus palpables pour ainsi dire, et c'est sur l'eau criblée de soleil comme une atmosphère irréelle, où de saisissantes fantasmagories se condensent et s'animent, prennent vie dans l'air chaud.
FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
C'est d'abord la rue de Fontarabie avec sa rangée de logis blasonnés, ses balcons et l'avancée de ses toits ; puis la petite cour intérieure du château avec la margelle de son puits enclavé dans une ogive, et enfin, hallucinante entre toutes, cette Madone entrevue dans la cathédrale, cette majestueuse poupée do cire, de grandeur humaine, toute vêtue de velours, de moire et satin noirs, un diadème au front et la guimpe de tulle surchargée de colliers.
CALLE MAYOR FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Toute ruisselante de perles et de jais, elle se tenait raide derrière un grand panneau de verre encastré au-dessus de l'autel, et de ses deux mains exsangues, d'une pâleur de cierge, désignait dans sa poitrine ouverte un cœur de métal percé de sept lames de stylet : Notre-Dame des Sept Douleurs.
PROCESSION DE NOTRE DAME DES DOULEURS FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Dans le retable de l'autel, presque au-dessous de ses pieds chaussés de velours, un autre panneau de verre, en forme de cercueil, laissait transparaître un cadavre, la blême nudité d'un Christ au tombeau, anatomie de cire aux chairs encore saignantes, et qu'enveloppait un suaire de dentelles, le merveilleux linceul de dentelles blanches où l'on couche les Jésus et les reines en Espagne.
EGLISE FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Mais nous n'avançons plus : le mouvement du bateau qui berçait notre rêve a brusquement cessé et notre rêverie avec lui; nous sommes bel et bien ensablés, le bateau ne bouge plus, notre batelier, descendu dans la rivière, s'escrime vainement à le tirer : il le prend en avant, il le prend en arrière, rien n'y fait. Le robuste gars sue à grosses gouttes, le bateau ne bouge pas ; la chaleur est de plus en plus suffocante, et la Bidassoa luit à perte de vue avec des aspects déroutants de rivière enchantée. La mélopée de pauvres pêcheurs de palourdes, toute une bande d'Espagnols à face couleur de tan plongés jusqu'à mi-corps dans les eaux limoneuses, nous parvient de très loin, incarnant, il nous semble, la plainte et la menace de la Bidassoa que nous avons violée et qui refuse de nous laisser pénétrer plus avant.
FONTARRABIE - HONDARRIBIA PANORAMA DEPUIS GUADELOUPE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Nous faudra-t-il donc attendre la marée haute pour rentrer à Hendaye ! Nous ôtons nos chaussures, nous nous mettons bravement à l'eau et nous voilà tirant notre barque. Nous sommes à la hauteur du pont du chemin de fer, en vue des premiers toits d'Irun dont le clocher nous apparaît tout proche, presque en face du garde-côte le Javelot, l'aviso que Monsieur Julien Viaud commandait encore il y a deux ans. "Monsieur Pierre Lote, comme répond notre batelier à nos questions sur les souvenirs laissés ici par l'auteur de Mon Frère Yves, un bien bon garçon ; c'était moi qui le conduisais toujours en barque ; moi et mes frères étions ses grands amis."
LE JAVELOT HENDAYE - HENDAIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
La demie d'une heure sonne au clocher d'Irun, nous n'avons plus que dix minutes pour joindre la gare ; nous ne verrons pas l'île des Faisans, nous gagnons le rivage à gué, laissant Jean-Baptiste (car il se nomme Jean-Baptiste, le beau batelier d'Hendaye), se débattre au beau milieu de la rivière avec sa barque ensablée, et nous voilà courant à travers champs.
PASSEUR BIDASSOA HENDAYE - HENDAIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Plus d'Irun, plus de Fontarabie, plus de Hendaye, une plaine, des cultures de maïs.
IRUN VU DE FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
LE JAVELOT HENDAYE - HENDAIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
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