UNE AFFAIRE D'AVORTEMENT À VILLEFRANQUE EN 1852.
En France, l'avortement a longtemps été pénalisé, passible des travaux forcés à perpétuité, voire de la peine de mort.
La dépénalisation de l'avortement ne s'est faite qu'en 1975.
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Le Droit, le 23 décembre 1852 :
"Juridiction criminelle.
Cour d'Assises des Hautes-Pyrénées (Tarbes).
Présidence de M. Dutey-Harispe. Audiences des 8, 9 et 10 décembre.
(Corresp. particulière du Droit, Journal des Tribunaux).
Avortement suivi de mort.
Cette affaire, l’une des plus importantes de la session, avait attiré dans la salle de la Cour d’assises une affluence assez considérable. Outre l’intérêt tout particulier qui s’attachait à la victime, fraîche jeune fille morte si déplorablement à la fleur de son âge, il y avait encore, pour exciter la curiosité générale, un intérêt d’une tout autre nature : on savait que l’accusée, somnambule d’un certain renom, exerçait, avant son arrestation, l’art de la divination et la cartomancie ; on avait ouï parler de quelques-uns des merveilleux résultats de ses pratiques secrètes, et chacun était avide de voir, devant la justice, l’attitude de cette femme, que la superstition publique avait environnée jusque-là d’une sorte de mystérieuse vénération.
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A onze heures et demie, la Cour entre en séance, et l’accusée est introduite. C’est une jeune femme de vingt-sept ans, d’un teint jaunâtre, au maintien raide et compassé. Sa figure anguleuse et saillante accuse une certaine dureté ; de ses yeux profonds jaillissent par moment de sombres éclairs ; elle est entièrement vêtue de noir : sa coiffe blanche, à mentonnières larges et flottantes, laisse échapper sur son front les boucles quelque peu indicibles d’une abondante chevelure.
Sur l’interpellation de M. le président, elle déclare se nommer Marie Dussès et exercer la profession de couturière à Maubourguet.
Me Baile, bâtonnier de l’Ordre des avocats, est assis au banc de la défense.
Le fauteuil du ministère public est occupé par M. de Montgaurin, procureur impérial.
Voici les faits qui résultent de l’acte d’accusation : Adélaïde Dargelès, jeune fille de Villefranque, était domestique chez Mine de Lussy, à Maubourguet. Dans le mois de février dernier, on parlait de sa grossesse, mais elle repoussait avec énergie cette imputation ; elle avait même consenti à se laisse visiter par un médecin. Cependant les renseignements recueillis par Mme de Lussy ne lui permirent plus de garder chez elle Adélaïde, à qui elle donna congé.
Cette jeune tille rentra chez ses parus, à Villefranque, le 20 mai. Le 6 juin, elle partait, disant qu’elle allait régler quelques affaires à Vidouze. Le 11, après cinq jours d’absence, elle rentra chez elle, très souffrante, et ne tarda pas a garder le lit. Le 15, un officier de santé fut appelé, mais en vain, car le 17 l’état de la malade s’aggrava, et elle expira, le 19, au milieu des plus vives souffrances, et après avoir perdu toute connaissance depuis quatre jours.
Dès que cette mort fut connue à Maubourguet, on ne douta pas qu’Adelaïde n’eût succombé aux suites d’un avortement. On se rappela que, dans les derniers temps de son séjour chez Mme de Lussy, cette jeune fille, dont la grossesse devenait apparente, prenait souvent des tisanes faites avec des herbes qui répandaient une forte odeur ; qu'elle avait même perdu son appétit et ses forces, et qu’elle éprouvait de fréquents vomissements. Mise particulièrement eu éveil par quelques paroles échappées à une femme qui, dans cet intervalle, avait donné des soins à Adélaïde et qui jouissait de toute sa confiance, l’autorité judiciaire ordonna une autopsie, par suite de laquelle il fut reconnu qu’Adelaïde avait été enceinte et qu’un avortement avait eu lieu sept ou huit jours avant sa mort, occasionnée par une métro-péritonite.
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On dut supposer qu’un crime avait été commis. L'instruction, à laquelle il fut immédiatement procédé, vint bientôt confirmer ces soupçons, et même faire reconnaître le coupable, qui n'est autre que l’accusée Marie Dussès. Cette femme, de mœurs dissolues, avait la plus mauvaise réputation ; elle était parvenue, à l’aide des manoeuvres les plus frauduleuses, à capter la confiance de quelques habitantes des campagnes, qui la consultaient pour diverses maladies, et elle vivait principalement du produit de cette industrie. L’instruction a établi que c’est dans la maison de cette femme, à Maubourguet, que s’était retirée la fille Adélaïde, le 6 juin, au lieu d’aller à Vidouze, comme elle l’avait dit à ses parents, et qu’elle y avait passé les cinq jours pendant lesquels elle avait été alors absente. C’est là, et dans cet intervalle, que s’est accompli le crime qui avait été préparé par les breuvages secrètement pris chez Mme de Lussy, et c’est par les conseils et avec les secours de Marie Dussès qu’il a été consommé. En effet, d’autres locataires de la même maison, et, particulièrement la veuve Sahuc, déposent que, lorsque Adélaïde arriva chez l'accusée, elle paraissait très souffrante et fort triste.
Deux jours après, l’accusée demanda à la veuve Sahuc de recevoir Adélaïde chez elle, en lui donnant place dans son lit. Malgré sa répugnance à lui rendre ce service, la veuve Sahuc y consentit. Adélaïde coucha deux nuits chez la veuve Sahuc ; mais, vers trois heures du matin, elle se levait en disant qu’elle allait prendre les remèdes que préparait l'accusée, et en ajoutant qu’elle se remettrait ensuite au lit avec cette dernière jusqu’à huit ou neuf heures. L’accusée disait, au contraire, à la veuve Sahuc, qu’Adélaïde se rendait au bain ; mais la baigneuse de Maubourguet n’a jamais donné de bain à cette heure. Au surplus, la déclaration d’Adelaïde au sujet de la préparation des remèdes par l’accusée est encore confirmée par la veuve Sahuc, qui atteste avoir vu l’accusée préparer, dans une casserole, sur le feu, un breuvage qu’elle lui dit être destiné à Adélaïde, qui se plaignait de douleurs à l’estomac.
Vers la fin de son séjour chez l’accusée, Adélaïde disait qu'elle se trouvait beaucoup mieux, et que son appétit était meilleur. Mais ce bien-être ne devait pas se continuer longtemps. Adélaïde, bien que très gênée pour marcher, rentra chez ses parents le 11 juin ; peu de jours après, elle succombait. Les manoeuvres pratiquées sur elle par violences, médicaments ou breuvages, avaient affaibli son corps ; bientôt, elle n’eut plus la force de vaquer à ses occupations habituelles. Un officier de santé fut appelé ; il conseillait des sangsues ; mais la mère d’Adélaïde, qui avait vu du sang et qui s était méprise sur la cause de son expulsion, fit des observations à ce sujet, et l’on dut s’abstenir d’employer ce remède.
Cependant l’état d’Adélaïde s’aggravait, ses parents étaient alarmés, lorsque, le 17 juin, deux jours avant sa mort, vers dix heures du soir, l'accusée se présenta dans la maison sans avoir été appelée. Le temps était très mauvais. La distance de Maubourguet à Villefranque est assez considérable. L’accusée dit qu’elle avait profité de son passage dans la commune pour venir voir Adélaïde ; mais il est établi quelle partit de Maubourguet uniquement pour se rendre à Villefranque. Elle adressa quelques questions à la jeune fille, qui ne put lui répondre que par monosyllabes. Ayant ensuite demandé à la famille l’autorisation de lui donner un lavement avec de l'huile fine, elle prépara seule ce remède et l’administra.
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Déjà, dans la journée, le nommé Clavé, ancien homme d’affaires de Mme de Lussy, soupçonné d’être l’auteur de la grossesse d’Adélaïde, avait porté dans la maison une bouteille d'huile camphrée, que l’accusée lui avait remise, avec recommandation de frictionner avec ce liniment le ventre de la jeune fille, qui commençait à se ballonner. C'était un moyen de combattre l'inflammation, suite des manoeuvres qui avaient amené l’avortement.
Une découverte importante a donné le secret de la visite inattendue de l’accusée dans la maison Dargelès. En faisant l’autopsie du cadavre d’Adélaïde, on a trouvé dans le canal ascendant, mêlée au lavement d’huile camphrée, de la poudre d’alun, astringent employé pour arrêter les hémorragies. Adélaïde n’avait reçu des lavements que de la main de l’accusée : c’est donc celle-ci qui y avait inséré l’alun à l’insu de la famille. Il lui importait d’arrêter les progrès de la maladie et d’empêcher qu’un funeste événement ne vînt dénoncer ses coupables maœuvres.
L’accusée nie sans doute avoir mis de l’alun ; elle prétend d’ailleurs quelle n’a préparé aucun breuvage pour Adélaïde, et que cette jeune fille n'est allée chez elle que pour prendre du repos. Mais toutes ces allégations sont démenties par l’instruction, qui démontre en outre que l’accusée a reçu d’Adelaïde une assez forte somme d’argent. Les protestations d’innocence de l’accusée ne sauraient, au surplus, mériter aucune confiance. On peut apprécier sa moralité par une de ses réponses, qui révèle le cynisme le plus révoltant. Cherchant à se justifier de la préparation de breuvages ou de l’emploi de manoeuvres afin de procurer l'avortement, elle a ajouté que "si elle avait connu les moyens qui pouvaient amener ce résultat, elle les aurait employés sur elle-même, pour faire disparaître les suites d’une première faute."
Ainsi tout se lie dans cette cause pour établir la culpabilité de l’accusée ; son langage, celui d’Adélaïde, les précautions prises par l'une et l’autre, la singulière explication sur l’admission de la jeune fille dans la maison de l’accusée, les observations des locataires, les préoccupations de l’accusée quand elle connaît la gravité de l’état d’Adélaïde, l’envoi de l’huile camphrée, le voyage mystérieux de la nuit du 17, l'emploi de l’alun en lavement, l’époque de l’avortement d’après les conjectures de l’homme de l’art, les moyens de défense inadmissibles invoqués par l'accusée, et enfin l’infâme trafic quelle exerce depuis longtemps.
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