UNE COMPLAINTE SOULETINE EN JUILLET 1942.
En Soule, il existe de nombreuses complaintes, c'est-à-dire des chansons formées de plusieurs couplets, dont le sujet est le plus souvent sombre, voire tragique.
LE SAISON EN SOULE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Voici ce que rapporta le journal Le Figaro, dans son édition du 12 juillet 1942, sous la plume de
Léon Lafage :
"La veuve du même jour.
Monsieur d'Irigaray, mon seigneur, relevez la tête.
Ou bien regrettez-vous de vous être marié avec moi ?
Ainsi chante toujours aux veillées et au seuil des "cayolars" une vieille complainte euskarienne. Quelle est cette tendresse inquiète au cœur de l'épousée ? Quel sombre et soudain pressentiment grave ce pli soucieux au front de l'époux ?... Nous sommes dans la Basseboure, en terre basque, un jour de noces et de mort.
Âpre et riant pays, cette Soule, riche en pommes et en maïs où ne sonnent dans le nom des gaves et des arbres, des cimes et des vaux, des bêles et des gens, que de purs radicaux euskariens. Si quelque vocable roman s'y trouve égaré, d'aventure, il est roulé, emporté, noyé, telle une feuille morte au vent courant de l'Uhaïtz-Handia, le Saison. Pays des hommes osseux et musclés, bistrés et bruns. Le visage taillé dans le bois dur, ne s'émeut point. C'est le béret qui, haut sur le front, en cachet, en couronne, cassé sur l'œil, tiré sur l'oreille, dit l'intention et l'humeur. Le makila, au besoin, commente.
Par là, c'est Trois-Villes, berceau de l'authentique Capitaine des mousquetaires, plus loin c'est Aramitz. Artagnan se trouve à peine plus haut, en Gascogne. Ici, la vallée de Roncal où, chaque année, se scelle et se renouvelle par le paiement d'une redevance de génisses un pacte pastoral très ancien avec la Navarre espagnole. Les vieux y portent encore la veste rouge des Cantabres. Chasseurs d'isards et d'ours, braconniers des bois et des torrents, contrebandiers, pelotaris, pâtres, meneurs de bœufs au joug orné d'une toison de laine ; pour le reste, hommes de droiture et de serment — des hommes. Les vêpres chantées, le curé, chistera au poing et soutane haute, retrouve ses paroissiens devant le fronton.
JUNTE DE RONCAL PAYS BASQUE D'ANTAN |
La montagne herbue, crêtée de rocs, n'est jamais seule : toujours quelque rauque sonnaille au col de la vache blanche ou du bélier à profil hébraïque marque sur les pentes la cadence du broutement. Dans les hauts villages, on danse à la flûte et au tambour. Chaque année s'y donnent ces représentations populaires où, bergers, laboureurs, artisans, retrouvent la veine, la foi et le jeu de nos anciens "mistères". Et souvent d'un mont à l'autre, fuse, vibre, strident et prolongé, l'irrintzina, le cri basque, plus éclatant, semble-t-il, que celui de Quercy et d'Auvergne, et qu'entendirent, sous leurs heaumes et leurs cottes de mailles couleur d'orage les compagnons du comte Roland dans les défilés de Roncevaux. Dominant sur tout cela, glacée d'azur, de neige et de soleil, la couronne des pics qu'un vent éternel affûte.
ROLAND A RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Dressées sur trois pitons, trois chapelles au triple clocher, symbole trinitaire, "gardent la plaine comme trois anges célestes". Ce n'est point de trop en ce pays qui était, selon Paul Labrouche, une terre fameuse de magie et un théâtre troublant de prodiges.
L'épousée de la complainte souletine, qui entre dame et maîtresse au château d'Irigaray, demande quel pensement secret, en ce jour nuptial, courbe le front de son seigneur. Elle est ardente et belle, radieuse. Tout est joie au castel comme alentour. Cloches, mousquetades, musiques, bals, festins. On imagine la liesse et l'arroi. La noblesse des trois pays est accourue ; il y a même des noms de Béarn et de Bigorre. Allons ! le seigneur d'Irigaray en Basseboure et de Casenave dans les Arbailles a chassé l'ombre d'un instant; Il proteste que nul regret ne l'afflige : il aime, lui aussi, il est heureux.
Et voici qu'au plus beau de la fête on lui apporte un merveilleux bouquet. Sur l'éclat et le parfum des fleurs rares qui le composent, chacun s'extasie, cependant qu'Irigaray, pour montrer son plaisir et le cas qu'il fait de l'hommage, respire longuement cet arc-en-ciel de corolles. Soudain on s'écrie : Irigaray chancelle et tombe mort. Le bouquet était empoisonné.
Dames et cavaliers (velours et brocarts, aiguillettes et rubans) se retirent pour revenir le lendemain en habits de deuil. Mais que ne peut un cœur aimant et passionné ? Qui dira ses révoltes et ses farouches revanches ? Irigaray, au matin, fut enseveli "dans la terre froide" mais le soir — chaque soir — ce sont les bras ardents de l'épousée qui s'ouvrent pour l'exhumer et l'étreindre. A l'aube, elle le reporte dans son cercueil.
Frustrée de son bonheur au soir des noces, la femme a deviné que le bouquet mortel ne peut être que la vengeance d'une amante délaissée. Cet époux, son seigneur qu'elle aimait, qu'elle aime plus violemment encore, elle le veut malgré la rivale et malgré la mort. Elle sait les charmes et les frustrations ; le pays de Soule, encore un coup, est terre de magie et d'évocation des âmes. Chaque jour, par les troubles crépuscules où les esprits sortent des grottes, des sources, des forêts, chaque nuit, plutôt à l'heure de l'amour, l'espace de sept ans, s'accomplit la funèbre et "surnaturelle union". Le vendredi, jour de Venus, "se faisait, au lever du soleil, l'acte rituel du lavement de corps".
Il existe quelques variantes, dans les diverses vallées et les villages montagnards, aux vers euskariens transmis par les mémoires et les voix ; elles sont toutes menues et de surface. Voici, suivant la leçon de Jules Salaberry et la "translation" de Jean de Jaurgain, l'érudit basque "qui dort dans le champ sacré de Ciboure, en bordure de l'étincelante baie du Socoa", les quatre couplets à l'état pur de la vieille complainte souletine. Elle a pour titre La veuve du même jour selon Labrouche, La veuve du jour même, si l'on suit Salaberry et Jaurgain. Egunbereko alharguntsa. On n'en disputera pas plus avant.
Je me levai le matin de bonne heure, le matin où je me mariai,
Oui, et aussi je m'habillai de soie lorsque le soleil fut levé.
J'étais maîtresse de maison parfaite à midi,
Oui, et aussi jeune veuve quand le soleil fut couché.
— Monsieur d'Irigaray, mon seigneur, relevez la tête
Ou bien regrettez-vous de vous être marié avec moi ?
— Non, non, je n'ai pas regret de vous avoir épousée,
Et ne le regretterai pas tant que je vivrai, ma bien-aimée.
— J'avais une bien-aimée en secret de tout le monde,
En secret de tout le monde et à Dieu seul avouée,
Elle m'a envoyé un bouquet fait de fleurs rares,
Fait de fleurs rares et dont le milieu était empoisonné.
Pendant sept ans j'ai gardé un homme mort dans ma chambre.
Le jour dans la terre froide et la nuit dans mes deux bras,
Je le lavais avec de l'eau et du citron un jour par semaine,
Un jour par semaine, et c'était le vendredi au matin.
Amatie, "civilisée" par la traduction, la complainte perd beaucoup de son caractère primitif, de son étrangeté dolente et sauvage, mais en quatre couplets elle dit le roman et le drame, et il y a beaucoup d'art et de chance dans cette simplicité. Légende ? Symbole ? Conte macabre ?... Non. Ce qui nous sauve tout de suite de l'interprétation mythique et solaire, c'est la patience et la probité des érudits basques lesquels, dans les actes et les minutes de tabellionnage, les archives publiques et les chartriers privés, ont retrouvé la trame historique, l'authentique motif de cette chanson populaire.
Un instant, on a pu songer à la manière noire de certains récits bretons d'Emile Souvestre et surtout à ces contes d'Armorique qui emplissent d'intersignes et d'éclairs tragiques le grand livre d'Anatole Le Braz : La légende de la mort. La montagne comme la mer a ses brumes, ses fantômes, ses génies, ses voix. Mais en 1'espèce, disions-nous, il existe des textes et des dates. Et d'abord, dans la complainte, le nom de l'époux et sa seigneurie.
Le petit castel d'Irigaray se dresse parmi des nuages de verdure sur la rive de I'Alphoura. aux abords de Charitte, au pied du pic des Vautours et de la fontaine d'Ahusquy, la "fontaine es chèvres".
MONTAGNE DE LA FONTAINE AHUSQUY SOULE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le 8 juillet 1633, Pierre, seigneur d'Irigaray et de Casenave de Menditte, épousait Gabrielle de Loïtéguy, damoiselle de haut lignage navarrais. Elle avait trente ans. Nous savons par un testament olographe de Bernard de Loïtéguy de Caro son père, conseiller maître des requêtes du roi en sa maison et couronne de Navarre, avocat au Parlement, que la dot de Gabrielle comme celle de ses sœurs non encore mariées, Gracianne et Paule, était fixée à 3 000 francs bordelais et à 50 écus sol pour l'habillement. (Je m'habillai de soie lorsque le soleil fut levé...) Partie de cette somme, soit 1 875 livres tournois, payée selon la coutume au matin des noces — l'épousée portait sa dot dans son devantier — est réclamée par Bernard de Loïtéguy, seigneur des Salles de Caro, d'Ancille, d'Ipharce et de Sainte-Marie de Larcevau, avec les intérêts dûs et comptés à dater du même jour (8 juin 1633). Pierre d'Irigaray n'est donc pas un personnage chimérique et il est bien mort le jour de ses noces.
Pendant sept ans, Gabrielle fut, chaque nuit, l'épouse d'Irigaray. Au bout de ce temps, elle le rendit à la terre et prit la cape noire des veuves basques. Sept ans encore elle resta vraiment veuve et fidèle à la mémoire de son seigneur ; puis, déjà mûre mais toujours jeune, disait Paul Labrouche — en cette Euskarie les femmes ne désarment pas avant cinquante ans— elle épousa (1649) un gentilhomme souletin un peu plus âgé qu'elle, Henry d'Echaux, seigneur des maisons nobles d'Ahetze d'Ordiarp et d'Erbis de Musculdy dans les Arbailles. Sur le rôle d'une montre — d'une revue passée devant la porte du château du Louvre le 20 octobre 1618, au temps de Louis XIII et de Richelieu — on relève le nom d'Henry d'Ahetz : il servait "'dans une compagnie de 109 hommes de guerre à pied, des gardes du roi, sous la charge du capitaine Léon d'Albert de Luynes, seigneur de Brantes".
Rentré grison dans ses terres, il fléchit le cœur de Gabrielle. Toujours ardente sous sa cape noire, encore belle, la veuve du même jour avait quarante-six ans sonnés. Elle n'en donna pas moins trois enfants à son époux : un fils et deux filles, la dernière, Catherine, en 1652. Après quinze ans d'union, Ahetze mourut. Catherine épousa un marchand de village ; leur enfant mâle, Thomas, hérita du Castel et des terres, terres nobles et titrées ; ainsi releva-t-il le nom et les armes d'Ahetze et d'Erbis.
BLASON FAMILLE AHETZE SOULE PAYS BASQUE D'ANTAN |
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