LA FORÊT D'IRATY EN 1928.
La forêt d'Iraty est une forêt de plus de 17 000 hectares répartis entre les provinces du Pays Basque Nord et Sud.
SCIERIE MENDIVE IRATY PAYS BASQUE D'ANTAN |
En effet, la forêt se trouve à la fois en Soule (Larrau), la Basse-Navarre (Mendive et
Lecumberry) au Nord et la Navarre au Sud.
Voici, par exemple, ce que rapporta le journal Le Temps, dans son édition du 14 avril 1928,
sous la plume de Pierre Alciette :
"Coins de France.
La forêt d'Iraty.
Dans la région du Sud-Ouest, une des dernières beautés inviolées de notre France est en train de disparaître.
Depuis plusieurs mois déjà la route qui traverse presque de bout en bout l’admirable vallée de Cize, de Saint-Jean-Pied-de-Port au petit village de Mendive, était sillonnée de lourdes voitures automobiles, de charrois débordants de matériaux de toute espèce, de machines et d’objets les plus hétéroclites.
ATTELAGE AVEC BOIS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le mauvais chemin qui succède à la route nationale, à partir de Saint-Jean-le-Vieux, voyait ses ornières et ses bosses se multiplier chaque jour. Les trous y prenaient figure de crevasses et de ravines à l’image des montagnes qui l’environnent. Il est aujourd’hui dans un tel état que les usagers les moins circonspects n'y risquent plus qu’en tremblant leurs véhicules.
Les indigènes, bons Basques de Basse-Navarre, pour la plupart laboureurs, cultivateurs, maîtres de troupeaux de vaches ou de brebis, regardaient passer avec ébahissement, en bordure de leurs pacages ou de leurs vignes, ces chariots pleins de richesses inaccoutumées et qui sentaient l’usine, l’atelier, l’industrie des grandes agglomérations, où règne en maître le progrès, où sévissent aussi ses tyrannies.
Où allaient toutes ces choses ?
Elles allaient s’entasser peu à peu dans une vaste prairie de Mendive, à l'extrémité de cette vallée qui apparaît au promeneur, dans le cercle de ses montagnes, comme une calme vision de paysage pastoral, comme une féerique terre promise. Et très vite, dans ce pré où, jadis, paissaient les douces brebis, où le silence n’était troublé que par l’harmonie de leurs clarines, très vite se sont élevés de gigantesques hangars sous la toiture en tôle desquels se sont mises à chanter... les machines.
ATTELAGE AVEC CHARGEMENT BOIS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Certes, les braves paysans n’en pouvaient croire leurs yeux ni leurs oreilles. On leur avait bien dit que tout cela était destiné à l’exploitation de la forêt d’Iraty. Mais voilà plus de vingt ans qu’ils entendaient annoncer la mise en œuvre de cette exploitation. Et combien de projets étaient venus avorter devant eux ! Toutes les tentatives avaient jusqu’ici misérablement échoué. Six ou sept sociétés, toutes largement pourvues d’argent, s’étaient succédé, dont les efforts ne furent en définitive qu’une suite de piteux échecs. A la dernière en date ne manquaient non plus ni les millions ni l’intelligence. On installa un rail de Mendive à Saint-Jean-Pied-de-Port. On commença le tracé d’une route en montagne... Les millions furent engloutis et l’affaire, une fois encore, demeura en suspens. Tous les efforts restaient vains, semblait-il, devant la muraille rebelle qui défendait l’accès de la forêt jusque-là inviolée, la "forêt vierge" comme on l’appelle dans le pays. Une sorte de légende s’était créée : on croyait volontiers que les efforts tentés pour en tirer des richesses seraient éternellement voués à l’insuccès. La montagne, dressait son front d’airain contre l’entreprise des hommes assez audacieux pour vouloir lui ravir sa plus belle parure : la forêt d’Iraty.
Ce n’était qu’une légende. La réalité est en train de donner raison à la hardiesse de ceux qui n’ont pas craint, malgré les cuisants échecs de leurs prédécesseurs, d’essayer à nouveau ce labeur difficile. Le problème, cette fois, paraît résolu. C’est par la voie aérienne que seront apportés dans la vallée les bois d’Iraty. Le câble a eu raison de la montagne. Plus de 12 000 mètres de câble qui rejoignent l’usine électrique et les vastes chantiers de Mendive à la forêt. J’ai vu arriver ces jours-ci les premiers cadavres...
C’est un triste et beau spectacle. Loin, très loin, dans la montagne, l’œil perçoit un point mouvant. Et ce point peu à peu grossit. Il avance avec lenteur. Bientôt vous distinguez le corps allongé que supportent aux deux extrémités les crochets à poulie qui glissent sur le câble. Il approche, il arrive à sa petite allure régulière, merveilleusement réglée, et vous le voyez descendre sans bruit sous le toit du hangar où il va être saisi et débité en madriers, lesquels seront ensuite expédiés vers la ville. Comment ne pas admirer ce beau trait du génie humain qui, par des moyens d'une simplicité extrême en apparence, vient tout à coupe résoudre un problème devant lequel tant d'efforts et d'intelligence, tant de sacrifices d'argent, aussi, étaient venus échouer misérablement !
Mais comment ne pas évoquer, en même temps, la fière silhouette de ce hêtre qui dressait là-haut son tronc majestueux et ses ramures puissantes, au bord de la sauvage petite rivière d'Iraty, à plus de mille mètres d'altitude, dans ces régions où ne séjournent guère, et seulement durant la belle saison, que de rares bergers ? Comment ne pas s'attendrir d'avance sur la mort des centaines et des centaines d'autres qui le suivront ? N'y a-t-il pas, dans la vision évoquée de cet abattage systématique, dans la mise à mort de ces merveilles végétales, de ces sapins, de ces hêtres dont quelques-uns mesurent plus de vingt mètres de hauteur, n'y a-t-il pas quelque chose d'affreusement poignant ?
On dit bien que les coupes seront contrôlées par l'Etat - car l'Etat n'a que le contrôle de cette forêt qui appartient aux communes environnantes. Dans quelle mesure s'exercera ce contrôle? Jusqu'à quel point limitera-t-on le massacre ? Il est à craindre que l'administration ne se montre assez coulante et ne laisse jouer, plus librement qu'il ne faudrait, la cognée du bûcheron. On fera valoir l'importance des capitaux engagés, la nécessité de récupérer l'énorme dépense. A coup sur le pont de vue esthétique sera sacrifié.
Qui donc, en dehors de l'administration pourrait prendre sa défense ? Les gens du cru, c'est-à-dire les propriétaires de la forêt, représentés en l'espèce par les syndicats des pays de Cize et de Soule ? Le président du premier de ces syndicats, l'honorable député M. Ybarnegaray, est à coup sûr un ami de la forêt, qui lui est, m'a-t-on dit familière. Là comme ailleurs, en ce pays de Cize, n'est-il pas sur ses terres où il chasse intrépidement tour à tour le fauve et la palombe ? Sans nul doute il ne peut voir qu'à contre-coeur la destruction de ce site forestier. Mais la politique... et tant d'autres occupations, par ailleurs, le sollicitent !
Quant aux braves gens du cru, ils s'en moquent. Leurs communes ne sont-elles pas directement intéressées à la vente du bois d'Iraty ? (Je souhaite qu'ils n'aient pas de ce côté quelque déception.) Et puis, je le dis à regret, mais il faut bien l'avouer parce que c'est la vérité : le paysan basque, en général, comme tant d'autres paysans, n'aime guère les arbres. Ils empiètent sur ses herbages, sur ses terres cultivables, ils rapetissent sa propriété. A ses yeux, c'est un luxe. Le bois est nécessaire, évidemment, pour faire bouillir la soupe dans l'âtre. "Il y en aura toujours assez", songe-t-il. Et c'est la grande désolation de ce pays si beau, si attachant. De plus en plus, les terrains boisés se dénudent. La maladie atteint les chênes, quand ce n'est pas l'homme lui-même qui les frappe, les magnifiques châtaigniers peu à peu disparaissent. Bien des fois, autour de moi, dans cette Basse-Navarre qui est le coeur du pays basque et qui renferme ses paysages de montagne les plus grandioses, je les ai vus tomber sous la hache, les châtaigniers et les chênes séculaires. Je n'ai jamais vu quiconque en replanter. Pourtant le Basque est presque toujours père de nombreux enfants. Il devrait songer à l'avenir, se dire que les arbres ne sont pas éternels, que les réserves s'épuisent peu à peu, que le reboisement est une chose nécessaire. Cette vérité lui échappe. Une forêt d'Iraty perchée tout là-haut, derrière des cimes malaisément accessibles, ne lui paraît qu'une somptuosité inutile, si on n'en peut rien tirer. Quelle chance si c'est le contraire ! Et l'on imagine combien le point de vue esthétique a peu d'importance à ses yeux.
Les plus sensibles à la mutilation de cette belle forêt qui couvre d'une richesse végétale sans pareille environ 2 500 hectares de sol, les plus navrés de sa condamnation seront, comme toujours, ceux qui souffrent de voir mettre la main sur les plus rares, les plus authentiques beautés naturelles de notre France.
Les admirateurs de la forêt d'Iraty ne sont peut-être pas très nombreux. Peu de touristes la connaissent. Le pente à gravir pour l'atteindre est assez rude. Il faut trois à quatre heures à dos de mulet, à partir de Mendive. Et après cette montée, si l'on veut pénétrer dans le mystère de la grande solitude végétale, errer et rêver sous son ombre, s’asseoir sur ses mousses épaisses, "écouter" son silence vaste et pesant, écouter aussi les voix de la brise qui chante dans les branches hautes de ses hêtres géants, les heures passent. La fatigue aidant, on se met en quête d’un abri pour la nuit. Il n’y a guère que l'assez lointaine maison forestière en territoire espagnol. Si l’on n’y veut coucher, il faut faire demi-tour et l'on revient sur ses pas, harassé.
Malgré cela, malgré la dureté de l’excursion, pas mal de curieux sont, venus à Iraty, non des moins notoires, — le prince de Monaco, entre autres. Je n’en connais pas qui aient exprimé la moindre déception. Pour ma part, j’ai gardé le souvenir, non pas seulement de la majesté impressionnante des grands arbres, qu’on peut goûter partout, mais de cette sensation qui vous envahit quand vous êtes plongé dans l’atmosphère de la sylve virginale. Cette sensation, je ne l’avais éprouvée auparavant que dans certaines forêts du lointain Laos, dont le pied humain ne foula jamais que de rares sentiers. Encore l’atmosphère de ces forêts tropicales était-elle souvent hostile, alors que sous les ombrages d’Iraty les poumons se dilatent dans un air infiniment pur. Mais la sensation est la même qui nous fait éprouver cette joie secrète, enivrante, inoubliable des régions que la civilisation n'a pas encore touchées, où les choses ont gardé l’aspect qu’elles avaient peut-être il y a des milliers d’ans, les choses demeurées primitives, impolluées...
Sans doute, malgré les mutilations, il y aura toujours des arbres à Iraty. Mais la virginité de la forêt ne sera plus.
IRATY MENDIVE CHAPELLE ST SAUVEUR PAYS BASQUE D'ANTAN |
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