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jeudi 27 décembre 2018

LA DISPARITION D'UN JEUNE HOMME DE SAINT-JEAN-PIED-DE-PORT EN BASSE-NAVARRE AU PAYS BASQUE EN 1935


UN JEUNE HOMME DE SAINT-JEAN-PIED-DE-PORT DISPARAÎT EN 1935.


Armand Habarburu, pour une peine de coeur, a quitté la Basse-Navarre, dans les années 1910, sans donner de ses nouvelles.


saint jean pied de port autrefois
ST JEAN PIED DE PORT 1935
PAYS BASQUE D'ANTAN



Voici ce que raconta à ce sujet le journal Paris-Soir, dans son édition du 22 avril 1935, sous la 

plume de Stéphane Manier :


"Abandonné par Maïtena, Armand, berger et pelotari disparut sans dire adieu.



Ce n'est pas un conte ancien bien qu'il en ait la saveur et la naïveté. S'il ressemble, par plus d'un point, à Ramuntcho, n'en soyez pas surpris. Les personnages du roman de Pierre Loti ont existé. Ils ne sont pas tous morts. Gracieuse qu'aimait Ramuntcho est toujours au couvent des Servantes de Marie aux Anglets, sous le nom de Sœur Marie-Angélique. Elle a plus de soixante ans et comme elle n'a jamais ouvert un livre profane, qu'elle ne sort pas du cloître, elle ignore sa célébrité. Arrachkoa, compagnon de Ramuntcho et frère de Gracieuse, n'était autre que le glorieux pelotari Borda, dit Otharé, aubergiste d'Ascain, mort il y a dix ans.



pays basque autrefois
PILOTARI OTHARRE
Copyright : Musées-municipaux Rochefort 17




Pourtant citer Ramuntcho n'est pas une référence en Eskual-Herria. Le Basque est fier de sa race, de son mystère. Et Loti commit l'imprudence de faire de Ramuntcho, héros basque, le bâtard d'une Basquaise et d'un officier de marine au nom trop français de Duval. Les jeunes Basques pudiques et susceptibles ne le lui ont jamais pardonné.




pays basque autrefois
LIVRE RAMUNTCHO DE PIERRE LOTI
PAYS BASQUE D'ANTAN

... Armand Habarburu, cinquième enfant d'une famille nombreuse, était pauvre comme on sait être pauvre sur la terre des oncles d'Amérique, dans les vieilles maisons, entre deux villas d'Américains riches. Il aimait Saint-Jean-Pied de Port, son bourg et le tenait, avec raison peut-être, pour la plus jolie ville qu'il y eût au monde. Il n'aurait su dire pourquoi. Il l'aimait d'un cœur obstiné, volontaire. Baigné par les flots verts, riches en truites de la Nive, Saint- Jean-Pied de Port ouvre des issues secrètes vers le cœur mystérieux du pays basque. La légende des siècles en teinte l'atmosphère. La route qui mène à Pampelune où chaque année, à la Saint-Firmin, pendant une semaine, les Basques de France et d'Espagne dépensent en plaisirs variés leurs économies, découvre par la vallée de Roncevaux le col d'Ibanieta, Burguette, une longue fresque de paysages profonds et légers que la lumière du soleil fait doucement vibrer.



pays basque autrefois
LA CITADELLE DE ST JEAN PIED DE PORT 1935
PAYS BASQUE D'ANTAN

Des sentiers muletiers montent à travers les ronces dans des sites inattendus, d'un autre âge, pendant des heures, vers de petits villages silencieux où passe la haute silhouette des Basques, fusil au dos. L'un d'eux mène, lentement, par détours capricieux, au-dessus des ravins feuillus où tremble une lumière verte, vers la forêt d'Iléguy, peuplée l'hiver de sangliers et d'isards.




A l'appel de "l'Irrintzina".



Quand il partait pour la montagne, soit pour chasser, soit pour tromper la vigilance bonhomme des douaniers, la nuit riche en étoiles le grisait d'une joie forte comme un alcool. Alors, par manière de défi, comme le faisaient jadis ses aïeux pour conjurer les démons hostiles des ténèbres ou prévenir la fiancée lointaine, il poussait l'irrintzina, long cri guttural, miaulement ardent, qui monte en notes aiguës et s'achève en plaintes déchirantes. Appel frémissant qui perce l'espace et qu'une oreille exercée reconnaît à des lieues. Cri de guerre, réminiscence des temps anciens, étrangement identique aux appels des indigènes dans les jungles de l'Amérique. 



basse navarre autrefois
DANSEURS BASQUES FRONTON ST JEAN PIED DE PORT 1930
PAYS BASQUE D''ANTAN

Dans les fermes isolées de la montagne, les fils disaient :

— Armand Habarburu est près de la croix d'Iléguy.




Ils reconnaissaient au son la distance, comme Armand d'ailleurs, capables au surplus d'identifier à travers les roches, au détail des anfractuosités un chemin impraticable si l'on est sujet au vertige, capables aussi, l'oreille collée au sol de distinguer le pas des gabelous de la marche légère des Basques chaussés d'espadrilles, par tradition.




Armand est jeune. Il n'a pas vingt ans.



S'il rapporte d'Espagne son outre de peau de bouc pleine de vin de Valdepenas, ce n'est pas par esprit de lucre. Sa nature s'exerce. Son corps racé se développe et s'entraîne ainsi. L'avenir ? Il n'y songe guère. Il s'ébroue en silence et s'il rêve, ses rêves sont imprécis. Les femmes ? Plus tard peut-être. Armand, comme ses pareils n'est pas coureur de cotillon. Les jeux d'adresse et de muscles ne requièrent que les hommes. Les hommes seuls, selon lui, savent se distraire. Même pour la danse, les sauts basques, les bondissements légers sur la pointe, bâtons en mains, les jeunes gens vêtus de pantalons blancs, ceinturés de laine pourpre, les pieds nerveux dans les espadrilles blanches à lacets rouges préfèrent demeurer entre eux. Sera-t-il champion de pelote ? Il s'est d'abord classé à main nue parmi les meilleurs. Puis il est devenu à la chistera un espoir à cause de ses revers prodigieux, de sa rapidité. Pour le moment, il est employé dans une tannerie de la région. Mais quand la nostalgie de la montagne le prend, il laisse là les peaux de bêtes et grimpe, en rêvant, les rentiers muletiers. Barne-Handi, répète une vieille locution du pays — intérieur vaste, grande vie intérieure — Armand parfois écoute en lui gronder comme les torrents secrets des gorges montagnardes, des appels vagues, mais enivrants et plus forts que l'amour.



basse navarre autrefois
ST JEAN PIED DE PORT 1931
PAYS BASQUE D'ANTAN

Les chants, au café, le soir.



Il est beau, svelte, vif et taciturne. La vie est riche en ressources, variée, chatoyante, malgré la misère du vieux logis où s'entassent dix jaunes enfants. Le père jadis était fermier, possédait un bout de terre. Il a commis l'imprudence d'épouser la jeune fille qu'il aimait d'amour, une Basquaise qui revenait de la grande ville où elle avait été femme de chambre et qu'aucune dot n'avantageait. Alliance imprudente en pays basque où les terres vallonnées ne favorisent pas les grandes propriétés. Deux années mauvaises, des dettes contractées auprès d'un "Américain" pratiquant l'usure et la ferme fut perdue. La racheter, le vieil Habarburu en parle quelquefois, négligemment. Mais Armand ne semble pas penser à émigrer pour tenter l'aventure et la fortune. Saint-Jean-Pied-de-Port et les petits villages en promontoires forment pour lui un univers ardent. Le soir au café, il chante. Il a une voix fraîche de ténor léger ; un camarade, boucher de son état, plus âgé que lui, un Basque d'Espagne, ruiné par les paris à la pelote, est doué d'une puissante voix de basse. A dix heures le soir, après les parties de Mutz, ils se lèvent parfois et chantent en chœur avec un merveilleux instinct de l'orchestration, les vieux chants basques. Entre hommes toujours. Ce qu'ils chantent :


Maritcbou, comment allez-vous Ma bien-aimée.

A la fontaine je vous donne rendez-vous

La fontaine est sous un beau soleil

Et nous pourrons nous voir

Tous les jours.




L'air est mélodique au couplet. Le rythme du refrain au contraire est scandé, joyeux.




On chante aussi Boga-Boga, le salut du marin à la terre basque ou encore Néré-Andréa, l'histoire d'un père qui offre sa fille à marier :

J'ai de tout dans ma cave,

J'ai du vin.

J'ai du lait.

J'ai des œufs.



Mais pudiques, les hommes passent et ne se laissent pas séduire.



pays basque 1900
HÔTEL APESTEGUY ST JEAN PIED DE PORT
PAYS BASQUE D'ANTAN


L'amour ou l'aventure.




Un soir au café, un dimanche après avoir un peu bu, Armand éprouva, extrême audace pour un Basque élevé dans le respect de la femme, un geste tendre vers Armanda, la servante espagnole. Il prit sa main dans la sienne. Elle sourit presque étonnée. Armand n'y pensa plus le lendemain.




Ces appels vers l'inconnu qui montait en lui, le plongeaient dans des méditations confuses, une nostalgie semblable aux crépuscules verts des gorges pyrénéennes, qu'était-ce ? L'Amour ou l'Aventure ?... 




Parfois des recruteurs passaient à Saint-Jean-Pied-de-Port, contrats en poche pour engager des bergers basques, des bouchers de Basse-Navarre, puis s'en allaient à Tardets, dans la Soule, recruter encore des cadets. La main-d'œuvre basque avait bonne réputation aux Amériques. Les fils d'Eskual-Herria supportent mieux la solitude que les indigènes et les bergers mexicains, trop vite repris par les plaisirs de la ville. A cause du Barne-Handi (intérieur vaste)... Chaque mois, des centaines de jeunes paysans partaient à cette époque, en chantant. Le pays basque français comptait cent vingt mille habitants il y a un siècle. Il en compte cent cinq mille maintenant. Et cependant les familles de douze, quatorze et seize enfants n'y sont pas rares. Cinq en moyenne par foyer, disent les statistiques. Cependant la population n'a pas grossi. Les aînés restaient. Quatre, cinq cadets partaient pour les Amériques. Combien depuis un siècle ? Quelques centaines de mille peut-être.


pays basque 1900
HÔTEL DE FRANCE ST JEAN PIED DE PORT
PAYS BASQUE D'ANTAN

Peu sont revenus. Quelques-uns ont fait fortune et sont entrés dans la légende des oncles d'Amérique. Beaucoup ont réussi. Des milliers sont morts dévorés par l'inclémence des terres sauvages et neuves. Mais les vaincus ne laissent aucun nom à l'Histoire. Armand Habarburu, vaguement tenté, tournait autour des recruteurs mais ne se décidait pas. Il savait que là-bas, chance et malchance représentent la seule balance des destins. Ceux de Banca, d'Urepel, des Aldudes, partaient pour la Californie et le Nevada ; les bouchers de Saint-Jean-Pied-de-Port, de Saint-Etienne-de-Baigorry, d'ailleurs, choisissaient les bœufs d'Argentine ou du Chili ; les cultivateurs de Tardets, de Mauléon, de Licq, les bons contrebandiers aussi se dispersaient entre l'Uruguay, l'Equateur ou le Mexique, pour les défrichements, les laiteries, les tanneries ou simplement le dur commerce libre et sans lois des grandes étendues. Les moins aventureux revenaient après dix ans avec un beau pécule, suffisant pour délivrer la ferme familiale de ses hypothèques, la consolider, agrandir la terre et épouser la Basquaise qui sut attendre le retour de "l'Américain".




Quand les recruteurs s'éloignaient, Armand soudain galopait dans la montagne, se jetait avec rage dans la contrebande, poussait un irrintzina vengeur, interminable, qui poignardait la nuit immense. Il se déchaînait au jeu de pelote et, dans les discussions véhémentes à l'auberge, pendant les veillées, à table, dans la cuisine, entre hommes, certains déclaraient qu'il était temps de l'opposer aux frères Dongaïtz, champions invincibles à main nue.




Armand portait son mal intérieur et ne l'identifiait pas.



basse navarre autrefois
LAVOIR ST JEAN PIED DE PORT
PAYS BASQUE D'ANTAN


Disparition de Maïtena.




A la fête du pays, une image, un visage, fixa brusquement son mal, le centra dans son imagination. Elle s'appelait Maïtena. Jolie ? Armand ne jugeait pas ainsi ; au pays basque, la beauté est plus fréquente et plus recherchée parmi les hommes.




Il avait été ce jour-là éblouissant au fronton et la foule l'admirait. Des musiciens du pays avaient composé pour l'orchestre un ensemble bizarre avec l'accordéon, la chiroula — flûte à trois trous — le thuntun, cithare primitive, et le tambour. Si les femmes de Basse-Navarre sont généralement exclues des sauts basques, alors qu'elles sont admises aux fandangos du Labour, elles dansent partout la valse. Maïtena et Armand valsèrent. Ils ne se dirent pas un mot. Mais une semaine plus tard, le lundi, pendant la foire pittoresque de Saint-Jean-Pied-de-Port où descendent d'étranges éleveurs venus des montagnes, on vit Armand et Maïtena se tenir inlassablement par le petit doigt. Un prochain mariage ? Armand Habarburu n'avait que vingt ans, ce qui paraît bien jeune pour faire un mari en pays basque. Et pauvre de surcroît. Le service militaire allait l'appeler, l'éloigner. Ce n'était pas sage. Le père de Maïtena s'insurgea. Sans colère, un soir dans la cuisine, la pièce d'honneur des maisons basques, la fille écouta, approuva. Si les jeunes garçons sont pudiques, réservés, sentimentaux, les jeunes filles du pays basque sont raisonnables et pratiques par tradition. C'est la femme, la mère ou la fille aînée qui dirige le foyer et tient la bourse. Son rôle sévère dérive du matriarcat, régime sous lequel vivaient les Basques, il y a une douzaine de siècles.




saint jean pied de port autrefois
ST JEAN PIED DE PORT 1921
PAYS BASQUE D'ANTAN

Maïtena revit Armand et lui déclara qu'elle l'épouserait s'il partait gagner un peu d'argent aux Amériques. Ainsi le voulait son père. Armand ne protesta pas. Il aimait Maïtena. Brune aux yeux bleus, accorte et vive, elle plaisait beaucoup à un Argentin, fils de Basque, homme élégant aux cheveux luisants qui revenait chaque année dans la région. Il avait déjà épousé deux Basquaises que la pampa d'Argentine lui avait prises. Naïvement, le père de Maïtena écoutait les discours prometteurs de cet homme, bien que la population s'en détournât, d'instinct. Maïtena oubliait Armand à cause du bellâtre. Armand l'aimait et souffrait sans se plaindre, sans maudire. Il souffrait à pleurer. Le Basque qui souffre s'isole. Armand errait seul dans les chemins et négligeait les bonnes soirées, les chants, le mutz, la pelote. Son frère aîné venait d'entrer au Séminaire. Une soeur de Maïtena prenait le voile. Les camarades choisissaient leurs routes : l'Eglise ou l'Aventure. Il lui faudrait choisir, comme tout le monde. Sans doute même avait-il choisi. Mais il taisait son choix.




Maïtena épousa l'Argentin et s'embarqua pour les Amériques avec lui. Le lendemain, on s'aperçut qu'Armand avait disparu sans dire adieu à personne."



(Source : http://juantxoegana.blogspot.com/2010/01/las-fotografias-de-pierre-loti.html et source photo : photo d'Otharre Copyright : Musées-municipaux Rochefort 17)







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