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jeudi 7 mars 2019

LE PEINTRE IGNACIO ZULOAGA À EIBAR EN GUIPUSCOA AU PAYS BASQUE EN 1912


LE PEINTRE IGNACIO ZULOAGA.


Né à Eibar, en Guipuscoa, en 1870, et mort le 31 octobre 1945, à Madrid, fut l'un des plus importants peintres espagnols de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle.


pays basque autrefois peintre
PEINTRE IGNACIO ZULOAGA


Voici ce que raconta le journal Gil Blas, dans son édition du 9 janvier 1912, sous la plume de 

Georges Pioch :


"L'Artiste reçu par le Peuple.


Eibar, 7 janvier.


Eibar fêtait, samedi, le peintre Ignacio Zuloaga.



guipuzcoa pais vasco antes
VUE PARTIELLE EIBAR GUIPUSCOA
PAYS BASQUE D'ANTAN



Eibar, où croit et multiplie un peuple d'ouvriers excellant à la fabrication des armes et à la damasquinerie s'est formé à l'ombre des Monts-Cantabres. Une immense haleine furieuse lui porte fréquemment la vie toute proche de l'océan. Un chemin de fer y conduit, lequel réunit Saint-Sébastien à Bilbao; les villages qui bordent sa voie étroite sont tout animés, tout graves et tout harmonieux de la race basque, qui est la plus vieille, la plus souple et la plus belle race de l'Europe. Ses femmes mêlent dans leurs cheveux et sur leur face l'ardeur du soleil et la nuit des monts. La légèreté des sandales qu'elles nouent à leurs pieds, l'ampleur du vêtement, une obstination religieuse à la danse, et la nécessité de gravir pour vivre ont sculpté leur plastique et créé leur rythme où la chair ondoie comme la mer. Les hommes sont maigres, musclés, nerveux et basanés. Les aspérités de leur terre ont fondé leur énergie y elles ordonnent leur caractère, qui est franc et généreux ; elles règlent leur morale, qui est normale et bienveillante. Une terre qui n'a pas une platitude engendre, naturellement, des esprits qui n'ont pas une bassesse. C'est ainsi que la race basque, la plus vieille d'Europe, demeure intacte pour le travail, le courage, le plaisir, pour la beauté comme pour l'amour.



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BILLET DE BANQUE 500 PESETAS AVEC EFFIGIE PEINTRE IGNACIO ZULOAGA

Le pays basque est unique en Espagne et en Europe ; Eibar est unique dans le pays basque. Les vieillards racontent volontiers que, vers 1830, on y mourait dans la proportion de 75 pour 100. A la Maison de Ville, on m'a montré avec orgueil des graphiques édifiants ; aujourd'hui, la mortalité est de 13 pour 1 000 ; la natalité y étant de 36 pour 1 000. Il a suffi pour qu'ici la vie recommençât son règne, d'un bannissement rigoureux de l'alcool ; il a suffi que — tel un sang de miracle — une eau conquise sur la montagne, et captée, développât dans tout le village la fraîcheur et la salubrité. Il n'est pas inutile, sans doute, pour expliquer les causes de la résurrection et de l'étonnante prospérité d'Eibar, de vous préciser que, — la population y étant actuellement de 11 000 âmes environ (et ce sont vraiment des âmes), la Foi n'y est représentée que par sept prêtres, et que quatre agents y suffisent à l'Ordre, et, même, à la Loi. On n'a point souvenir qu'un crime y ait été commis depuis cent ans. On n'y vole point ; tout au plus quelques "chapardages", qui sont la distraction de gamins vite fouettés, y maintiennent-ils les droits de l'ordinaire civilisation...



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PLACE ALPHONSE XIII EIBAR 1912
PAYS BASQUE D'ANTAN



L'apôtre, ici, ce fut, tout bonnement, le travail : ayant été le secours, la réhabilitation, il est devenu, dans Eibar, la joie et la religion.




Un jour — un de ces jours qui commencent ou rénovent l'histoire d'un peuple — deux ouvriers examinaient à la loupe, dans le musée de Dresde, des fusils merveilleusement damasquinés. Ils étaient déjà des artistes, mais ils ne le savaient point. Le plus vieux, le père, qui avait nom Zuloaga, était directeur de l'armurerie royale de Madrid. Le fils écoutait le père, et il regardait, regardait. Il regarda si prodigieusement qu'il comprit. Revenu dans Eibar, son village natal, il s'ingénia à retrouver le secret multiplié sur les fusils merveilleusement damasquinés qu'il avait admirés à Dresde. Toute une industrie est née de sa curiosité et de son application ; tout un peuple est désormais prospère, parce qu'il a pénétré et vulgarisé le mystère épanoui, ingénié dans l'art d'un Benvenuto Cellini. Armuriers et damasquineurs composent la population exclusivement ouvrière d'Eibar. Oh ! si enthousiastement, si fièrement ouvrière !. Il m'a été impossible d'y faire la distinction du patron et de l'ouvrier ; et, comme je m'étonnais, il m'a été répondu, simplement : "Nous travaillons tous, donc, nous sommes tous égaux." Alors, j'ai pensé à vous, les précurseurs; Fournier, Cabel, suspects et raillés ; à vous aussi, cher Jaurès, à vous encore, mon cher Paul Adam, qui, dans vos Lettres de Malaisie, avez rêvé, sans trop espérer sans doute, ce qui est, dans Eibar, de la vie quotidienne. Dans les montagnes, près la mer, au front, puis-je dire, de cette terre d'Espagne que le prêtre ensemença de haine et qu'il épuise encore ; si loin de ce qu'on appelle le monde, si haut dans ce qui est la vie, j'ai vu ceci : une démocratie fondée sur le travail, fécondée par lui, moralisée par lui seul, par lui seul réjouie. 




J'y ai cherché vainement le regret, l'amertume, l'envie. Mais j'ai vu un savant minéralogiste comme Eusebio Zuloaga, le frère d'Ignacio le peintre, se faire honneur de n'être plus qu'une bonne volonté comme les autres parmi l'ouvrier d'Eibar. J'ai vu un ténor qui fut célèbre en Italie et en Espagne — il s'appelle Asti - et que sa générosité ramena au pays natal et à la pauvreté, assumer la fonction de sereno (veilleur de nuit), et n'en avoir ni mélancolie, ni humiliation : l'idéale égalité qui a refait Eibar ne mettant que des amis autour de lui ; j'ai vu l'un des premiers damasquineurs de ce temps, Victor Saresqueta, lequel fournit aux rois, confondu si parfaitement avec ses ouvriers qu'il semble, être le plus pauvre d'entre eux ; j'ai vu un artiste de bonne volonté, M. Irusta, discipliner, pour le service parfait de la musique (rarement j'entendis la Chevauchée des Walkyries de Wagner jouée dans un mouvement plus frénétique et plus juste), des armuriers, des damasquineurs qui, — le travail qui fait vivre étant achevé — s'adonnent au travail qui commence le rêve ; j'ai vu l'alcade Astaburuaga, — un ouvrier lui aussi, — laisser à un dessinateur de quatre-vingts ans, le vénéré Mendizabal, la présidence du banquet où tout Eibar fêtait son plus glorieux enfant : le peintre Ignacio Zuloaga. J'ai vu une démocratie où le socialisme s'est réalisé dans son rêve le plus humain ; une démocratie où l'ouvrier est tout le citoyen ; où l'artiste et le sage composent l'ouvrier. C'est là votre monde, Fourier, dont l'utopie mit en gaieté tout le romantisme...Et c'est là votre monde aussi, Théophile Gautier, si ingénié à railler Fourier...Car, depuis cent ans, on n'a reçu solennellement qu'un homme dans Eibar : et c'est un artiste, un peintre. Ce jour-là, j'ai vu la Gloire soulevée vers un seul homme comme une vague immensément sonore et pure. Ces ovations, cette ruée, cette adoration, qui jettent, à l'ordinaire, et parce que la civilisation n'est pas un vain mot, les peuples vers les soldats tout éclatants de meurtre, vers les prêtres usurpant la face de Dieu, vers les rois qui disposent du salaire, des honneurs, des moyens de la vanité comme, hélas ! de ceux de l'existence, — cette idolâtrie, où ne s'infligeait aucun fétichisme, je l'ai vue s'élever, comme une âme innombrable, vers un homme : simplement, parce qu'il est le fils d'un ouvrier qui rendit à son village les ressources du travail et la dignité de la vie ; simplement, parce que, fils et petit-fils d'artistes, il a recueilli dans son génie les aspects originaux, les énergies mystérieuses, l'esprit et la force de sa race, et qu'il leur a conféré la conscience, le prestige et la durée d'une peinture sincère et merveilleuse. 



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AUTOPORTRAIT  DU PEINTRE IGNACIO ZULOAGA



Quand on sut, à Eibar, que le grand prix de l'Exposition de Rome venait d'être attribué à Ignacio Zuloaga, ceux de son village, — ceux de son âge, — projetèrent de le fêter dans un banquet intime. On serait quinze ou vingt ; on serait entre vieux amis...


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TABLEAU DU PEINTRE IGNACIO ZULOAGA



Or, samedi, on était huit cents, huit cents amis, tous ouvriers. Il a suffi que le projet d'un banquet intime s'ébruitât pour que tout Eibar en eût irrésistiblement la passion. Dans les ateliers, les enthousiasmes s'associèrent ; on se cotisa ; les dévouements se proposèrent à l'envi. Samedi dernier, c'était le jour des Rois ; ce fut, par la volonté affectueuse de tout un peuple, le jour de l'Artiste. Zuloaga, qui a prouvé qu'il répugne aux honneurs — : il a refusé toutes les croix qui lui furent proposées — fut bien forcé d'accepter la solennelle invitation qui lui était faite. On ne lui promettait, à Eibar, qu'un sincère amour ; or, l'unique gloire n'est-elle pas dans l'amour ?...


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TABLEAU DU PEINTRE IGNACIO ZULOAGA



Deux villages avant Eibar, c'étaient déjà des applaudissements ; çà et là, une fusée striait l'air d'une lueur sonore. Des gens se pressaient aux portières du wagon, criant : "Ignacio, Ignacio". Car leur familiarité fraternelle n'a que ce nom pour lui : "Ignacio". Son frère, des amis, montent avec nous dans le train. 



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TABLEAU DU PEINTRE IGNACIO ZULOAGA



Je voudrais me souvenir très fidèlement, et qu'un peu de talent m'assistât dans la peinture de cette fête inoubliable.




Sur le quai de la gare d'Eibar, la foule est dense, exaltée. Zuloaga est entouré, étreint. C'est comme un fleuve qui le jette au village qui l'attend. Et, quand il a passé le seuil de la gare, c'est un crépitement formidable d'applaudissements, - des applaudissements vites, nets, comme les battements d'un cœur. Cela s'élargit, court, bondit, rebondit, sur la foule, comme l'écume sur la crête des vagues ; cela est immense et, pourtant, intime et confidentiel. Très pâle, très droit, Zuloaga a reçu en pleine joie le choc terrible et doux de l'amour populaire. Il s'arrête, il se découvre, — d'un geste gauche et grand. Et, lentement, son âme monte à ses yeux, — son âme, oui : des pleurs, des pleurs très saints, et plus lucides, sans doute, que tous les pleurs. Un homme vient d'éprouver que, tout de même, cela existe : la Gloire ; qu'elle peut s'écrouler, un jour, lustrale et fertile sur un homme qui n'a pu, qui n'a su, qui n'a voulu que de la Beauté ; qu'elle peut ruisseler sur lui, féconder en lui le rêve même, comme un fleuve s'abat des monts ; il découvre cette vérité, cette récompense : et il pleure. 


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PAYSAN DE SEGOVIE TABLEAU DU PEINTRE IGNACIO ZULOAGA


Et c'est le meilleur de soi-même, après son œuvre, c'est cette douleur extasiée, fabuleusement joyeuse, qu'il dédie au peuple, d'où coule la vie....




Après...Après, un cortège se forme ; aucune autorité n'y détonne majestueusement : pas une croix désignant un notable ; pas une écharpe. Des ouvriers seulement ; et — comme signe de leur égalité — ce béret basque qui coiffe Zuloaga. Mon chapeau "à l'artiste" m'humilie. Le cortège se développe ; les affections y crient par milliers : "Ignacio, Ignacio". Un flux sobre dans son élan, sincère dans sa frénésie,- et si tendrement humble ! Mais toutes les fenêtres sont parées comme des visages qui aiment ; les femmes, qui ne sont pas du cortège et qui ne seront pas du banquet — : c'est la coutume — y ont disposé les étoffes les plus belles ou les linges les plus blancs dans leur pauvreté. La bigarrure en est déconcertante ; c'est que l'amour a toutes les nuances de l'instinct et du sentiment.


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TABLEAU DU PEINTRE IGNACIO ZULOAGA

Des fusées fulgurent. La musique de la "Bande" impose au cortège un rythme solennel. Les rues trop étroites pour que la fête y puisse rayonner ont tendu à leur seuil des étoffes où l'affection s'inscrit en mots pompeux et touchants.




Ainsi érigé par sa race, ainsi confondu en elle, Zuloaga est porté jusqu'à la Maison de Ville. Un discours ne l'y menace point. On lui remet un album où les ouvriers d'Eibar ont écrit leurs noms. Rien de plus. Zuloaga dit simplement : "Laissez-moi seul". Et, dans le cadre d'une fenêtre, il cède à la tyrannie de ses larmes. Il ne se roidit plus.




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TIMBRES PEINTRE IGNACIO ZULOAGA 1971



A quoi bon ? toute attitude serait vaine. Etre seul, oui, et sentir s'épanouir, dans sa solitude, la vérité de tout un peuple ; avoir autant de larmes qu'il a d'hommes, et les donner en bénédiction, comme ils se donnent en amour !...Comme un enfant qui se plaint, Zuloaga me dit, me balbutie plutôt : "Jamais, je n'oublierai...jamais je ne retrouverai cela." Il a raison : jamais !...Son œuvre était faite dans la beauté : il avait dompté la vie, qui lui fut cruelle ; il avait saisi à l'âme l'Art qui fait notre passion par ses rigueurs ; son oeuvre était faite, puisque le grand peintre s'est résolu, épanoui, dans Zuloaga, en grand poète ; son œuvre était faite : l'amour du peuple vient de l'achever. L'artiste avait trouvé ses admirateurs ; l'homme, le poète a trouvé son peuple...



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PEINTRE IGNACIO ZULOAGA



Eibar avait voulu que ceux qui souffrent fussent de la fête : Zuloaga fut amené à l'hospice, qui est intime, clair, et tout paré des monts et du ciel qui l'enserrent ; il est très pauvre en malades. La santé récompense ici le travail. 




Puis ce fut le banquet ; il eut lieu dans le Fronton basque, au lieu où le jeu national de la pelote conserve les hommes dans leur vigueur et dans leur élasticité. On y a disposé des tables pour huit cents convives. Quand Zuloaga paraît, les applaudissements résonnent sur les murs comme des balles. La faim doit attendre que l'enthousiasme soit fatigué. Enfin, c'est le spectacle très auguste de l'appétit rassasié des hommes. A une table exhaussée sur une estrade, un très vieil ouvrier dessinateur préside, qui fut le camarade du père de Zuloaga ; je vous ai dit son nom plus haut. A cette table, je remarque un prêtre, — Eibar, qui ne souffre plus de l'Eglise, est tolérant. Aussi bien, tout caractère politique a-t-il été épargné à cette fête.



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BAGUE DE CIGARE AVEC EFFIGIE IGNACIO ZULOAGA



Il y eut, trois heures durant, la loyauté de manger à sa faim ; la grâce brune et svelte des servantes infatigables et respectées ; de très brefs discours, que Zuloaga résuma en revendiquant seulement d'être un ouvrier parmi des ouvriers qui sont des artistes, et un enfant d'Eibar. Il y eut la musique.




Le soir, devant la Maison de Ville, il y eut la foule inépuisablement flottante ; il y eut sur la place, puis dans des bals fermés, la danse, frénétique ou alanguie ; il y eut la vénusté pudique des femmes confiée rythmiquement à la force balancée des hommes. Il y eut la Habanera où la sensualité rêve ; et la Iota où le désir s'accélère. Il y eut la promesse sonore et parée de l'amour, et — la couronnant - cette profonde innocence qui permet à deux danseurs sincères de recréer, pour nos yeux et nos sens, le mouvement éternel des astres...



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PEINTRE IGNACIO ZULOAGA 1932



Et, lentement, la paix revint ; elle s'épancha des monts, enveloppa le village. Il faut croire que l'hymen la reçut dans sa grâce, car Eibar abonde en enfants. Je m'attardai longtemps à ma fenêtre ouverte. Vainement, j'espérai le passage d'un ivrogne. L'ivrognerie s'en est allée d'Eibar, et, avec elle, la discorde. Seule, enfin, une lumière persista sur le plus haut sommet visible."









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1 commentaire:

  1. Cher ami, felicitations pour le blog! C'est tres interessant, je le lis toujours. Une petite correction: Ignacio est né en 1870 https://eu.wikipedia.org/wiki/Ignacio_Zuloaga Salutations d'un eibartar.

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