LE PEINTRE ZULOAGA EN 1912.
Né à Eibar, en Guipuscoa, en 1870, et mort le 31 octobre 1945, à Madrid, Ignacio Zuloaga fut l'un des plus importants peintres espagnols de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle.
PEINTRE IGNACIO ZULOAGA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Le Temps, dans son édition du 7 avril 1912, sous la
plume de Thiébault-Sisson :
"La vie artistique.
...Mais la vie est coûteuse à Paris, si modeste qu’on soit. Les compatriotes de Zuloaga, d’ordinaire, résolvent le problème en s’adonnant à un art commercial, de défaite facile, art de gravure de modes ou de tendances caricaturales. Le débutant y répugna et s’enfuit. Trois ou quatre ans encore, on le voit rôder sur les routes d’Espagne, faisant de temps à autre à la maison paternelle des stations de repos et des cures de cuisine, nourrissante et de grand air, puis repartant et se fixant tour à tour, pour des semaines ou des mois, à Tolède ou à Avila, à Ségovie ou à Saint-Sébastien. Il n’a cesse, pendant ces années vagabondes, de travailler du métier de peintre, qu’il alterne, quand les demandes de portraits au crayon ou à l’huile ne viennent pas, avec l’exercice plus rémunérateur de la damasquinure. Passionné de tauromachie, il fréquente, en picador ou en chulo amateur, les plazas de toros ; il y étudie sur le vif les mœurs des toreros et du monde plus ou moins interlope qui s’agite, cynique, autour d’eux. Et ce sont aussi des esquisses de paysage, des études lestement enlevées, en quelques coups de pinceau, de nains, d’idiots et de culs-de-jatte ou de types inquiétants d’hommes et de femmes rencontrés dans quelque coin ténébreux de petite ville.
TABLEAU D'IGNACIO ZULOAGA |
Le voilà muni de provisions. Il retourne, pour les utiliser, à Paris, et se loge, avec quelques-uns de ses compatriotes, dans une vieille maison de Montmartre où la cuisine se fait en commun. La dépense est modique, et la bonne humeur ne manque pas plus que le courage. Zuloaga fréquente autour de lui les rapins. On lui indique un atelier libre, peu coûteux, où toute la journée le modèle vivant pose, et où Carrière, deux ou trois fois par semaine, passe, regarde avec attention et corrige.
TABLEAU D'IGNACIO ZULOAGA |
Carrière se prend d’intérêt, pour ce grand gaillard aux gestes brusques, et dont les dessins, les pochades accusent un tempérament et un œil. Il l’exhorte à plus d’ambition, lui conseille de s’attaquer au tableau. Enhardi, le débutant risque tout et s’attelle, après plusieurs morceaux de petite taille où il a mis en scène des midinettes, des ouvriers du bâtiment, des divettes de café-concert, à un motif espagnol qui le tourmente. C'est la Veille de la corrida. Sur la promenade, à deux pas de la plaza, mañolas et picadors s’entre-croiseut. Dans le lointain, une campagne bossuée de légers monticules, des jardins, des champs et des fermes.
Cette première pièce, déjà, est d’un accent si caractéristique et si ferme que les amis du peintre lui conseillent de l’envoyer à la Libre esthétique, à Bruxelles, où une exposition se prépare. L’œuvre est non seulement acceptée, mais remarquée. Le gouvernement belge l’achète et l’envoie au musée de Bruxelles. C’est le salut.
Il y a quatorze ans que cet événement s’est passé. Il a décidé de la carrière de l’artiste. Avec un esprit de résolution qui caractérise sa nature volontaire et la lucidité prématurée de son jugement, il s’est tracé sa voie, il en a marqué d’avance les étapes — et les étapes se sont succédé triomphales.
Entre temps, avec une progression constante. dans l’effort, un épanouissement de plus en plus marqué de tous ses dons, l’artiste a défini et matérialisé sa formule. Il a vu dans la Vieille-Castille le décor qui s’adapte le mieux, par sa sévérité, par sa succession de croupes rocheuses et de hauts plateaux dénudés, par son ciel tourmenté et triste, ses bourrasques, ses vents glacés, ses rafales, par la monotonie aussi de sa couleur, limitée à quelques tons essentiels, blanc et noir, bleu et vert, ocre jaune, et par contre une richesse extraordinaire dans les gris, à la réalisation d’une œuvre synthétique où défileraient, sur un fond dramatique de nature, toutes les variétés de types où s’incarnent l’âme immuable et les instincts profonds de la race.
Dans ce défilé, à part les scènes de plazas, dont les modèles ne peuvent se chercher que dans les villes, le campagnard, toujours attaché à la terre, joue le grand rôle. Il a conservé intacts son accent, sa fidélité au culte catholique, son dédain pour toute autre espèce de culture, et ses superstitions. Les déments y circulent en paix, entourés, comme chez les Arabes, d’une vénération qui tient à ce qu’ils vivent plus près de Dieu et que rien en ce bas monde ne les tente. Les malfaçons humaines y foisonnent, la croyance aux esprits infernaux y subsiste avec son accompagnement obligé de diseuses de bonne aventure et de répugnantes ou odieuses sorcières.
A côté de ces champignons, vénéneux et de ces fleurs du mal, les fleurs naïves et charmantes de la vie, les jeunes corps aux croupes onduleuses, aux tailles sveltes, aux allures finement élégantes, et dont le bistre des joues, enfariné de poudre, avive l’éclat fulgurant où doucement velouté du regard.
Tout cela, pour Zuloaga, c’est l’Espagne telle qu’il a rêvé de la traduire en concentrant la diversité des décors en un seul, en ramassant en un certain nombre de types, les traits de race épars dans des milliers et des milliers d’êtres — et c’est par là, comme par la sobriété de sa palette, qu’il s’apparente directement à Greco. L’éloignement où il vit de son pays lui a donné le recul nécessaire pour mieux le voir, le comprendre et le juger.
L’œuvre déjà produite n’est pour lui encore qu’un début. Le grand cycle dans lequel il se propose d’enfermer le sens profond de l’Espagne ne fait que commencer. On en verra les premières manifestations définitives dans trois toiles qui figurent à la Société nationale, dont le Salon va s’ouvrir, sous peu de jours. J'en parlerai avec détails, l'heure venue. Il me suffira, pour l’instant, de laisser l’artiste s’exprimer, dans une lettre écrite à un ami espagnol, et que nous traduisons d’après un journal basque, avec une sincérité absolue sur lui-même.
"Mes compatriotes m’attaquent fréquemment : le plus grand nombre parce qu’ils prétendent que mes tableaux rendent l’Espagne ridicule ; d’autres parce que je ne copie pas la nature fidèlement, c’est-à-dire telle qu’elle est ; d’autres encore parce qu’à les entendre je ne sais ni voir ni comprendre l’Espagne, tandis que ce sont eux, en réalité, qui ne savent ni la comprendre ni la voir ; d’autres enfin parce qu’à leur sentiment je la vois avec des yeux d’étranger.
Tous ces reproches, exprimés d’une manière souvent insultante, n’existent pas pour moi. Je suis, sans m’en inquiéter aucunement, la route que je me suis tracée dès le début, la direction que mon tempérament m’a imprimée, et rien ne m’empêchera de m’exprimer et de formuler mon rêve, pour peu que Dieu me prêle vie.
Non, mille fois non, je ne veux pas copier la nature telle qu’elle est. Pour ceux qui n’en demandent pas plus à l’artiste, il y a quantité d’inventions, d’appareils photographiques ou autres, qui leur donneront avant peu de la couleur et de la forme des traductions aussi littérales que possible. Mais ces traductions n’ont rien à voir avec l’art. Aussi mon effort s’applique-t-il, non à copier, mais à interpréter. Quand je fais un tableau, je m’inquiète peu d’y donner la sensation de l’air. Si je veux respirer, j’ouvre ma fenêtre ou je vais à la campagne. Ce que je cherche à exprimer dans mes toiles, ce n’est ni l’atmosphère ni les distances, ni le soleil ni la lune. Ce que je tiens, par contre, à pénétrer, ce que je veux mettre en relief, c’est le caractère des choses et la psychologie d’une race. J’y veux enfermer de l’émotion, formuler une vision légèrement romantique. J’y cherche la ligne, l’arabesque, l’harmonie, la vision personnelle, la simplification ; je veux qu’on y trouve de l’audace, de la force, des idées franches et nettes, qu’un cri profond et fort s’en dégage, que l’âme castillane y soit synthétisée, et cette synthèse, j’entends l’obtenir par des quantités de sacrifices, destinés à faire valoir l’essentiel.
Cette colossale Castille qui m’obsède, je voudrais la fixer sur une toile de refajo (la plus grossière de toutes), avec des pinceaux de fer forgé, sans autres couleurs que de l’ocre jaune et du noir.
Pour tout dire en un mot, je veux peindre avec mon cerveau et mon cœur plus encore qu’avec mes yeux."
TABLEAU D'IGNACIO ZULOAGA |
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