L'ILLETTRISME AU PAYS BASQUE EN 1935.
Dans les années 1930, un illettrisme important est constaté chez les jeunes Basques lorsqu'ils effectuent leur service militaire.
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal La Grande Revue, le 1er décembre 1935, sous la plume
de Jean Lahargue :
"La plaie des illettrés.
... II. — Les causes.
Pour savoir à quels motifs on peut attribuer l’ignorance d’un jeune homme de vingt ans, nul autre moyen que de le lui demander à lui-même. C’est ce qui a été fait. Il peut bien y avoir dans les réponses quelque erreur plus ou moins volontaire. Cependant, les enquêtes conduites auprès de plusieurs centaines de militaires par quinze enquêteurs ont donné des résultats si concordants qu’on ne peut guère suspecter la valeur de l’ensemble des renseignements recueillis.
Voyons d’abord la catégorie des "illettrés complets", c’est-à-dire de ceux qui ont eu à l’examen la note 0 soulignée (l’expression "illettrés complets" prête d’ailleurs à quelque équivoque, nous le verrons plus loin).
Voici un premier groupe de 42 soldats, venant pour moitié des Basses-Pyrénées : 3 ignorent le français, 4 ne savent absolument ni lire ni écrire. Motifs invoqués : mauvaise fréquentation. 34 appartiennent à des familles de 4 enfants et plus. La plupart invoquent l’éloignement de la maison d’école, 4 à 7 kilomètres.
Voici un autre groupe, de 15, dont la moitié de Basques. 5 ne savent absolument rien, n’ont jamais été a l’école de laquelle les séparaient respectivement des distances de 2, 3, 4, et 6 kilomètres. Les autres ont fréquenté l’école 1, 2 ou 3 ans, un seul l’a fréquentée de 7 à 12 ans. Ici aussi, la distance de l’école était au minimum de 2 kilomètres ; dans deux cas 4 kilomètres, dans trois 5 kilomètres.
Cinq étaient placés domestiques à 10, 9 et 8 ans.
Autre groupe de 27 élèves, dont 15 Basques. Une dizaine ont fréquenté l’école de 6 à 11 ans ; deux de 7 à 9 ans ; les autres pendant 3 ou 4 ans. Mais tous, sauf un, de façon très irrégulière. Causes : les travaux des champs, la garde du bétail, et la distance : un habitait à 6 km. de l’école, cinq à 5 km. et les autres entre 1 à 4 km.
Autre groupe de 17, pour la plupart Algériens et Basques. Les Algériens habitaient fort loin de l’école (jusqu’à 25 km), et ne l’ont pas fréquentée pour cette raison ; un seul en était voisin, mais appartient à une famille indigente de 9 enfants. Les Basques ont été en classe irrégulièrement pendant 3 ou 4 ans, ont quitté l’école sans savoir bien lire ni parler le français, que l’un d’eux ne comprend même pas. Ils font partie de familles nombreuses (6, 7, 8 enfants) et pauvres. Les autres, qui ont fréquenté l’école jusqu’à 9 et 10 ans, ont été placés ensuite comme domestiques.
Voici enfin le détail d’une classe de 27 élèves, où l’on verra que la diversité des cas individuels ne fait que renforcer l’impression d’ensemble.
G..., Algérien. — Fréquentation irrégulière de 8 à 12 ans ; aidait ses parents cultivateurs.
D..., Algérien. — A fréquenté de 7 à. 9 ans, aîné de 3 enfants, aidait ses parents.
G..., Basque. — Fréquentation irrégulière de 6 à 12 ans, famille de 4 enfants, travaillait avec ses parents.
E..., Basque. — Fréquentation irrégulière de 7 à 12 ans, école à 3 kilom., aidait ses parents.
P..., Algérien. — N’a jamais été à l’école distante de 15 kilom., orphelin de bonne heure ; a appris un peu à lire et écrire avec ses camarades de travail.
R..., Algérien. — A fréquenté de 6 à 9 ans. Enfant naturel, apprenti coiffeur à 9 ans.
L..., Basque. — Domestique à 10 ans, famille de 7 enfants.
B..., Gironde. — Jamais allé à l’école. Enfant naturel, domestique à 8 ans ; a un peu fréquenté les cours d’adultes.
G..., Charente-Inférieure. — Fréquentation irrégulière de 7 à 10 ans, 4 enfants.
B..., Algérien. — N’a jamais fréquenté l’école très éloignée ; orphelin de mère à 4 ans ; travaillait avec son père.
B..., Basque. — N’a jamais fréquenté l’école (2 heures de marche) ; a appris quelques lettres avec sa sœur.
E..., Basque. — Fréquentait seulement l’école pendant l’hiver, 10 enfants.
I..., Basque. — Fréquentation irrégulière de 7 a 10 ans, 6 enfants.
L..., Basque. — Fréquentation irrégulière de 7 à 12 ans, école à 3 kilom., 5 enfants.
N..., Basque. — A fréquenté de 7 à 12 ans, très irrégulièrement, 7 enfants.
P..., Basque. — A fréquenté de 9 à 10 ans, 6 enfants.
L..., Basque. — A fréquenté de 8 à 10 ans, 8 enfants.
B..., Béarnais. — A fréquenté de 6 à 8 ans, 10 enfants.
I..., Béarnais. — A fréquenté de 8 à 9 ans, 8 enfants.
P..., Béarnais. — A fréquenté de 6 à 9 ans, 4 enfants.
D..., Landes. — Domestique à 9 ans, 7 enfants.
M..., Landes. — A fréquenté de 7 à 10 ans, enfance maladive ; famille de 4 enfants.
R..., Bordeaux. — Orphelin de guerre, domestique à 9 ans.
A..., Hautes-Pyrénées. — A fréquenté irrégulièrement de 6 à 10 ans.
B..., Espagnol naturalisé. — Sait très bien lire et écrire en espagnol.
A peu près tous étaient fils d’agriculteurs et manquaient l’école pour aider leurs parents aux travaux des champs.
Quelques cas d’inintelligence totale, fort rares, mis à part, quelle est donc la cause qui ressort avec une irrécusable évidence de ces déclarations ? Une fréquentation nulle (nous en avons au moins une douzaine d'exemples) ou réduite à un, deux, trois ans, intermittente d’ailleurs et souvent limitée à la période d'hiver, terminée à un âge où les connaissances n’ont point de fixité. Il n'en faut pas plus pour aboutir, à vingt ans, au zéro souligné.
Mais l’absentéisme lui-même est une résultante : sans doute il y a lieu de déplorer une fois de plus la facilité avec laquelle sont éludées les dispositions sur l’obligation scolaire. Mais une fois la part faite à la négligence ou à la mauvaise volonté, il reste quelques constatations qu’il paraît nécessaire de souligner.
Les cas fréquents d'enfants placés domestiques ou apprentis à 9 ou 10 ans, ce qui indique sans doute une lacune ou une observance de la loi, mais non moins certainement la misère des familles.
La distance considérable qui sépare trop d’habitations de l'école : 3, 4, 5, 6 kilomètres à parcourir par de mauvais chemins, retardent le début de la scolarité, multiplient les occasions d’absence, mettent l’enfant en mauvaise disposition pour travailler.
Enfin les familles nombreuses fournissent une forte proportion d’illettrés. Faut-il en être surpris ? Les aînés gardent les plus jeunes, et dès qu’ils sont en âge, sont mis en service.
Nous allons comprendre à présent pourquoi le Pays Basque est si frappé d’analphabétisme. C’est qu’il réunit à un degré élevé ces trois causes de non fréquentation : la population en est pauvre, dispersée en fermes isolées aux creux des vallonnements ou au flanc des pentes boisées que parcourent de mauvais chemins ; enfin les mœurs patriarcales y entretiennent la tradition de la famille nombreuse, au reste en partie vouée à l'émigration. Qu’on ajoute à cela la fidélité à une langue maternelle qui n’a rien de commun avec celle de l’école, et l’on ne s’étonnera plus de constater que ce qui fait le charme de ce vieux pays a pour rançon l’ignorance d’une trop grande partie de ses enfants.
De même, si les Landes suivent — d’assez loin d’ailleurs — le Pays Basque dans le triste palmarès de l’analphabétisme, cela est dû sans doute à l’isolement des habitations éparpillées dans la forêt. Il en est de même dans toute une partie du département de la Gironde.
En montagne, quoi qu’on en pense parfois, les habitations sont beaucoup plus groupées, les distances à parcourir relativement faibles, la fréquentation meilleure : cela explique le classement si favorable du département des Hautes-Pyrénées.
L’enquête faite auprès des militaires demi-illettrés complète et confirme les renseignements relatifs aux illettrés. Aussi bien, nous ne la détaillerons pas.
Nous obtiendrions des chiffres analogues aux suivants, tirés d’une classe de 31 jeunes gens, que nous citerons comme exemple.
Sur ces 31 jeunes gens, 12 sont Basques. 4 reconnaissent avoir fréquenté régulièrement l’école jusqu’à 12 ans, 27 l'ont fréquentée irrégulièrement ; 5 jusqu’à 12 ans, 11 jusqu’à 11 ans, 9 jusqu’à 10 ans, 2 l'ont quittée avant 10 ans.
Les causes de la non fréquentation sont celles que nous avons déjà relevées : emploi aux travaux des champs ou placement comme domestiques ou apprentis. La proportion des familles nombreuses reste considérable : 19 (sur 31) appartiennent à des familles de 4 enfants et au-dessus (2 de 4 enfants, 3 de 5, 3 de 6, 4 de 7, 3 de 8, 3 de 9, 1 de 10).
Une autre classe de 30 élèves comprend 27 membres de familles de 4 enfants au moins.
Par contre un motif d’absentéisme plus rarement invoqué est la distance de l’école : quelques-uns signalent encore, entre l’école et leur maison, des distances allant jusqu’à 5, 7 kilomètres. Mais, en général, la scolarité paraît avoir été moins lourdement handicapée par les distances, et c’est ce qui explique sans doute que dans l’ensemble les demi-illettrés avaient fréquenté l’école dès 6 ans, sinon avant.
Ainsi les causes de la non-fréquentation, donc de l’ignorance sont les mêmes chez les demi-illettrés que chez les illettrés, avec une simple différence de degré : nécessités familiales, indigence, familles nombreuses, éloignement de l’école. Quelques-uns d’ailleurs avouent avoir été de mauvais élèves, volontairement peu studieux et peu assidus.
Toutefois, cette analyse ne nous paraît pas suffisante, et ce grand nombre de demi-illettrés pose à nos yeux un problème autre que celui de la seule fréquentation.
Car enfin, quelle qu’ait été l’insuffisance de leur assiduité, la plupart de ces jeunes gens ont reçu les leçons de l’école pendant 4, 5, 6 ans. La plupart sont partis, ayant un bagage non négligeable. Il s’en trouve dans le nombre qui ont suivi la classe du certificat d’études, qui même ont affronté l’examen, sans succès il est vrai.
CERTIFICAT D'ETUDES PRIMAIRES ELEMENTAIRES |
D’autre part, les questions posées à l’examen des recrues sont simples, et, on s’en doute, les réponses corrigées avec nulle rigueur. Il y a donc dans l’acquis scolaire un déchet considérable manifesté par une chute de niveau que nous exprimerions ainsi : les élèves qui étaient au niveau du cours moyen (parfois, rarement, du Cours supérieur) sont redescendus jusqu’au cours élémentaire ; ceux trop nombreux qui n’avaient pas dépassé le cours élémentaire sont retombés au cours préparatoire, lisant difficilement, écrivant avec une orthographe tantôt naïvement phonétique tantôt compliquée de réminiscences surgis à entre-temps, ne sachant plus faire la multiplication, ni parfois la soustraction.
C’est cette régression, sinon dans le domaine de l’intelligence du moins dans celui de la connaissance, qui nous paraît digne de remarque.
Elle est curieusement confirmée quand on examine d’un peu plus près la catégorie qu’on a nommée des "illettrés complets". Et c’est ici que se place la réserve que nous avons faite plus haut sur cette expression équivoque. Il se trouve en effet que certains de ces jeunes gens, qui n’ont pas su écrire sous la dictée et qui, mis en présence d’un texte simple, n’ont pas su le lire, se révèlent rapidement moins ignorants qu’on pouvait le croire : la plupart, jadis, ont su lire, ont su écrire, ont même su calculer, faire 2 ou 3 opérations. Ils sont capables de rapidement réapprendre, ils réapprennent en effet. Les notions acquises n’avaient pas disparu de la mémoire, les mécanismes montés existaient à l’état de pièces détachées, il fallait les dérouiller, les remettre en place et en marche.
Ainsi donc, voici un autre fait acquis : si des jeunes gens paraissent, à vingt ans, aussi mal pourvus des connaissances nécessaires et même des techniques primordiales, il n’en faut pas conclure que l’école les avait laissés à ce point ignorants ; l’école leur a enseigné ce qu’elle pouvait leur apprendre dans les mauvaises conditions de fréquentation où ils se sont trouvés et qu’elle a dû subir. Leur savoir, incomplet le plus souvent, parfois cependant honorable, a subi la déperdition inévitable de tout savoir qui n’est ni entretenu ni utilisé.
Ne soyons pas surpris : nous avons connu des titulaires du Certificat d’Etudes qui, à vingt ans, ne savaient plus faire la division. Si l’examen des recrues s’étendait à cette catégorie de diplômés, même à d’autres, nous aurions bien d’autres surprises.
CERTIFICAT D'ETUDES PRIMAIRES |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire