LE BÉTAIL ARGENTIN EN 1915.
Durant la première guerre mondiale, l'Argentine fournit du bétail aux Alliés.
TROUPEAU DE BOVINS ARGENTINE |
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Le Temps, dans son édition du 28 septembre 1915,
sous la plume de Louis Guilaine :
"Les ressources pastorales Argentines et la guerre.
Buenos-Aires.
BONNE ANNEE 1903 ARGENTINE |
De tous les pays vers lesquels la France peut se tourner pour assurer dès maintenant et dans les prochaines années son approvisionnement de viandes en vue des nouveaux besoins créés par la guerre et de la nécessité de sauvegarder et de refaire le cheptel français, un des mieux préparés pour répondre à sa demande est certainement la République Argentine.
Le statisticien argentin M. Alberto Martinez nous a appris qu’il existe actuellement dans ce pays près de trente millions d’animaux de l’espèce bovine, quatre-vingts millions de moutons, trois millions de porcs, sans parler de dix millions de chevaux auxquels on a demandé les trente mille animaux de monte ou d’attelage qui, ont été déjà embarqués à Buenos-Aires pour être dirigés sur les dépôts et le front français. Ce troupeau a été considérablement amélioré depuis de longues années par l’introduction d’animaux reproducteurs, surtout anglais, pour le bétail de l’espèce bovine (races durham, hereford, shorthorn, polled angus) et anglais et français pour le bétail de l’espèce ovine (races lincoln, rambouillet).
MARQUAGE DU BETAILARGENTINE 1902 |
Il résulte de ces croisements dans les cabañas (établissements de reproducteurs) et les estancias (fermes d’élevage) que le bétail argentin présente aujourd’hui comme sélection, qualité, poids, des conditions de premier ordre. La mission française qui a récemment parcouru l’Argentine sous la direction de M. Pierre Baudin, et qui a porté particulièrement son attention sur cette branche de production de la Plata, qui intéresse le ravitaillement de l’armée et de la population civile en France, s’est rendu compte de l’importance, dé la valeur et du degré de raffinement des troupeaux argentins. Dans le centre, l’ouest et le sud de la province de Buenos-Aires, elle a pu, grâce aux rodéos ou rassemblements en masse de bétail effectués, à l’occasion de son passage, dans plusieurs cabañas et estancias de ces régions, admirer des dizaines de milliers de bœufs superbes, de novillos de deux à trois ans et demi pesant de 600 à 700 kilos et prêts à être envoyés aux frigorifiques de Buenos-Aires et de la Plata, qui les payent actuellement environ 200 piastres ou 450 francs.
PORT ET FRIGORIPHIQUES LA PLATA ARGENTINE |
Les grands éleveurs argentins, dont les domaines s’étendent sur des superficies qui se calculent par lieues carrées de 2 700 hectares et dont les troupeaux comptent des milliers et des milliers de têtes, se vantent à juste titre de leur richesse pastorale et du point de perfectionnement où ils l’ont portée. C’est leur orgueil, leur luxe, et ils n’épargnent rien pour le soutenir. Dans le cadre immense déjà tant de fois décrit du campa herbeux, à peu près plat comme la mer, aux horizons infinis, à l’atmosphère limpide, que les aurores et les couchers de soleil teintent des plus délicates couleurs du pastel, nous avons vu défiler en rangs, pressés, en masses profondes, poussés par d’imposants cavaliers gauchos, d’innombrables troupeaux de bœufs, des troupeaux de chevaux lancés au galop, tout cela évoquant les âges primitifs, la liberté sauvage, dont la passion reste au fond du cœur de tout Argentin. De ce spectacle, qui réveille dans l'âme de qui le contemple le vieil et noble amour atavique de la terre et de l’espace, seulement endormi par notre vie artificielle et confinée de civilisés, l’automobile nous ramène par des pistes défoncées et poudreuses, d’où l’on revient ayant sur le visage un masque de terre noire, cette riche, grasse et épaisse terre végétale argentine, à l'estancia du seigneur du sol. Là on retrouve le parc à l'anglaise et le jardin à la française ; les estancieros ont beaucoup planté l’eucalyptus, le paraiso, le saule alentour de leur résidence. Le campo, où jadis on ne rencontrait que de loin en loin l’ombu, l’arbre solitaire de la pampa, s’est ainsi parsemé d’oasis boisées, fraîches aux hommes et au bétail. On s'y arrête avec joie quand on a parcouru les lieues et les lieues de plaine rase de ces immenses domaines pastoraux où les champs de luzerne alternent avec les herbages naturels et les prairies artificielles et dont les clôtures en fil de fer ont à la fois marqué l'ère de l’élevage intensif et sélectionné, la fin des incursions des Indiens domptés et conquis et le terme des révolutions qui, jadis, lançaient à travers les champs alors sans limites, aujourd’hui clos, les chevauchées des seigneurs du campo avec les gauchos et les péons de leurs fiefs.
ESTANCIA EL SOCORRO ARGENTINE |
Ces mœurs ont disparu, comme aussi disparaissent peu à peu les pittoresques coutumes du pasteur argentin. Les estancieros ont vu grandir dans la paix, grâce à l’afflux des bras et des capitaux étrangers, et à la multiplication des voies ferrées, la valeur de la terre et des riches troupeaux qui y paissent. De toutes parts dans les champs, c’est une floraison particulière d’éoliennes, pompant l’eau qui se trouve à quelques mètres de profondeur pour alimenter des tanques australiens où s’abreuvent les troupeaux. Les travaux de l’estancia se sont aussi perfectionnés ; ils se font d’une manière plus méthodique et moins brutale. Le lazo, la pialade ne sont plus guère employés pour prendre les animaux qui maintenant sont poussés dans des mangas ou couloirs de bois pour être soumis à la marque au feu du propriétaire, ou pour passer par le bain qui détruit les parasites, notamment la garrapata, fléau du bétail argentin, ou enfin pour être réunis dans des enclos où l’on groupe les animaux selon, l'âge, la robe, etc. Ces opérations, comme aussi les foires et ventes à l’encan de bestiaux, sont agrémentés, parfois encore, des jeux du gaucho : domptage d’un poulain sauvage, courses de chevaux, danses et chants, pericon, tristes mélancoliques et milongas. Le chanteur nomade du campo, assis sur un crâne de bœuf, s’accompagne de la guitare en improvisant des couplets qui ne sont pas sans esprit et dont s’égayent à la ronde les pasteurs en mangeant le bœuf rôti avec le cuir ou en sirotant le maté amer.
GAUCHO AVEC SON LASSO ARGENTINE |
Ce qui m'a le plus agréablement frappé dans cette visite aux estancias si hospitalières de la province de Buenos-Aires, c’est surtout la part que notre élément français a prise au développement de la richesse pastorale en Argentine. Nombre de ces établissements, dont l’énumération serait assez longue, sont dans les mains des Basques, de Béarnais, de Landais, de Bressans, etc., qui, généralement arrivés pauvres dans ces pays, y sont devenus maîtres de la terre, comme ces Santa-Marina qui gardent sous verre comme une relique la charrette avec laquelle l’ancêtre arriva pour se fixer comme simple colon sur le puissant domaine que maintenant ils possèdent. Ce sont des Français, des Pyrénéens qui ont en partie peuplé les villes de l’Azul et d’Olavarria. Ce sont des colons aveyronnais en majorité qui ont fondé la petite ville de Pigué, sur une fraction morcelée des propriétés de la Compagnie de Curamalan, qui a fait à la mission française les honneurs de son vaste domaine, ainsi que des colonies russes qui y prospèrent.
OLAVARRIA ARGENTINE 1917 |
L’agglomération française de Pigué, comptant quelques milliers de cultivateurs, offre cette particularité curieuse que les Français s’y sont montrés des organisateurs avisés et résolus de la coopération et de la mutualité, alors que partout ailleurs, ce qui manque précisément à nos éléments émigrés à l’étranger, c'est l'union, la cohésion, la coordination de l’effort dans l’intérêt collectif et dans celui de la mère patrie. J’aurai, autre part, l’occasion de montrer combien ce manque d’union et de cohésion a nui au développement de notre influence dans ces pays d'outre-mer et a contribué à nous y faire perdre tant de terrain sur le marché commercial, quand il n’a pas amené la perte de nos entreprises financières et de nos capitaux. Il y a là toute une politique à instaurer, si nous voulons relever notre commerce et sauver notre commandite dans ces pays.
PIGUE ARGENTINE 1908 |
Si nos Pyrénéens, principalement les Basques, ont joué un grand rôle dans le développement de la richesse pastorale argentine, ils ont pris aussi la tête dans l’exploitation industrielle de cette richesse, aussi bien sur le terrain de l’industrie laitière que sur celui plus vaste des frigorifiques. C’est un Basque français, Sansinena, qui créa, voilà quelque trente ans, près de la Boca du Riachuelo, à Buenos-Aires, l’établissement d’abattage de bétail et de préparation des viandes appelé la Negra. Avec l’évolution qui va transformant l’industrie des saladeros (établissements où l’on préparait les viandes séchées et salées) en industrie frigorifique, cet établissement s’est transformé un des premiers et devint la Société argentine de viandes congelées, au capital de trente millions de francs, groupant des intérêts argentins, anglais et français. C’est l’une des plus considérables entreprises de ce genre du Rio-de-la-Plata, où l’on en compte sept ou huit, qui ont abattu et travaillé en 1914, au total, 1 703 601 têtes de bétail de l’espèce bovine. Elle englobe trois établissements : la Negra, dont je viens de parler ; Cuatreros, près de Bahia-Blanca, et la Frigorifica Uruguaya, qui en 1913 ont traité 370 000 bœufs et 885 000 moutons.
FRIGORIFIQUES LA SANSINENA BAHIA BLANCA ARGENTINE 1910 |
La mission Baudin a visité la Negra et la Frigorifica Uruguaya, qu’elle a vues fonctionner avec les derniers perfectionnements de l’industrie frigorifique, comme dans l’Amérique du nord. Elle a pu suivre dans tous leurs détails la série des opérations, depuis le moment où les bœufs, parqués dans les corrales, rafraîchis par une douche, entrent dans le box, tombent assommés d’un coup de marteau, sont suspendus à un croc de fer, saignés, puis écorchés et dépecés en quartiers destinés aux chambres frigorifiques. Ou bien ils sont désossés, la viande est hachée, soumise à la cuisson, pressée et mise en boîtes, tout cela par une main-d’œuvre très pratiquement utilisée et combinée avec un machinisme ingénieux.
FRIGORIFIQUE BERISSO ARGENTINE |
Malgré ses transformations, l’entreprise Sansinena a conservé les traditions françaises de son origine. Ses directeurs m’ont affirmé qu’il n’existe dans son conseil d’administration comme dans le personnel de cinq mille hommes que comptent ses établissements, ni un Allemand, ni un Autrichien. Soixante de ses employés anglais sont partis sous les drapeaux. Un d’eux a été tué et plusieurs blessés. La compagnie a d’autre part apporté sa contribution financière à la cause des alliés en souscrivant 10 000 livres sterling à l’emprunt anglais. Il est vrai que c’est surtout en Angleterre qu’elle a développé ses exportations. En France, les droits d’importation élevés, les mesures sanitaires rigoureuses, le peu de goût qu’on a eu jusqu’ici pour les viandes frigorifiées n’ont guère favorisé cette industrie, tandis qu’au contraire la Sansinena approvisionnait les armées belge, néerlandaise et italienne.
"LA NEGRA" COMPAGNIE SANSINENA ARGENTINE |
Aujourd’hui, les circonstances rouvrent le marché français aux viandes étrangères et l’on ne peut que voir avec satisfaction à tous les points de vue l’industrie frigorifique argentine, qui est d’origine française par Tellier, le "père du froid", l’inventeur du système de transport, des viandes congelées et par Sansinena devenir notre pourvoyeuse. Etant donné les capitaux, considérables que nous avons engagés à la Plata, c’est un autre avantage pour nous que les produits argentins, céréales, viandes, laines, cuirs, peaux, chevaux, draps, etc., trouvent des débouchés profitables à la faveur de la guerre.
CHARLES TELLIER INDUSTRIEL DU FROID |
L’Argentine voit de ce chef sa balance commerciale se traduire par un solde énorme en sa faveur et le change de la piastre a monté dans des proportions notables. Ce sont là des éléments éminemment favorables à la solution de sa crise commerciale et à la liquidation des dettes hypothécaires qui, après les folles spéculations foncières qui avaient fait monter à des prix exorbitants la propriété urbaine et rurale, était restée le point noir de la situation.
BETAIL ARGENTINE 1913 |
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