LA MORT DE MAURICE RAVEL EN 1937.
1937 fut une année noire pour les musiciens. Après Charles-Marie Widor, Gabriel Pierné et Albert Roussel, c'est Maurice Ravel qui disparaît, le 28 décembre 1937, à Paris.
MAURICE RAVEL PAYS BASQUE D'ANTAN |
Paul Landormy, musicologue et critique musical, dans le journal Le Menestrel, lui rend un
superbe hommage posthume le 7 janvier 1938 :
"Né le 7 mars 1875 à Ciboure, dans les Basses-Pyrénées, non loin de Saint-Jean-de-Luz, Maurice-Joseph Ravel était fils d'une Basquaise. La famille de son père était originaire de Versoix, sur le lac Léman. Père admirable qui — le fait est rare — encouragea son fils à devenir musicien.
Quelques semaines après sa naissance, le petit Maurice avait été amené à Paris où ses parents s'installaient définitivement. A douze ans, il travaillait l'harmonie avec Charles René auquel il présentait bientôt des Variations sur un Choral de Schumann et un Premier mouvement de Sonate. En 1889, Ravel était admis au Conservatoire dans la classe préparatoire de piano d'Anthiome. Ensuite, il fut pendant quatre ans l'élève de Charles de Bériot, auprès de qui il rencontrait Ricardo Vines, dont il devint l'ami. Ils avaient le même âge : ils étaient nés tous deux en 1875 et, si je ne me trompe, dans le même mois de mars. Or, Ricardo Vines fréquenta très intimement, dès son arrivée à Paris, la famille de ma femme qui n'a pas oublié avec quelle admiration déjà, quel enthousiasme il parlait de son ami Ravel et de ses premières compositions, Ballade de la Reine morte d'aimer et surtout les Sites auriculaires dont il prononçait le titre avec un accent espagnol inimitable et un certain mystère qui intriguait fort. Et, plus tard, j'entends Vines jouant pour nous une première fois Jeux d'eau, dont nous éprouvions un extraordinaire éblouissement. Je crois que l'amitié de Vines ne fut pas sans influence sur le goût qui portait instinctivement Ravel, en raison de son origine basque, vers l'Espagne, ses thèmes et ses rythmes. Vines confirma l'inclination naturelle de son ami en lui jouant une foule de compositions espagnoles que son frère Pepito (familièrement : Pepe) accompagnait parfois des danses les plus pittoresques : c'était un merveilleux danseur.
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RICARDO VINES ET MAURICE RAVEL 1923 PAYS BASQUE D'ANTAN |
A la classe de piano, Ravel ne se montrait pas particulièrement brillant. Le "don" lui manquait peut-être un peu, et puis il ne travaillait pas assez. Il n'avait guère que deux morceaux à son répertoire, qu'il "sortait" à toute occasion et notamment aux "séances d'élèves" de M. de Bériot : la Bourrée fantasque et la Fantaisie de Schumann : il les jouait avec de curieuses intentions, mais avec une technique assez gauche. Il songeait évidemment à autre chose : à la composition. Ses premiers essais, dont il effarouchait son maître de piano, lui donnaient l'apparence d'un révolutionnaire. Et cependant, chez Pessard, Gédalge ou Gabriel Fauré (auprès desquels il étudiait l'harmonie, le contrepoint et la fugue, la composition), comme il se montrait sage ! L'élève le plus docile, le plus soumis, le plus soucieux d'appliquer strictement les règles.
En 1901 il obtint le second grand prix de Rome. Aux concours de 1902 et de 1903, aucune récompense ne lui fut attribuée. Ses juges pensaient qu'il s'était moqué d'eux en leur soumettant des cantates d'un académisme exagéré et presque parodique. En 1904, Ravel ne concourt pas. En 1905, il se présente. Mais il est refusé au concours d'essai. Gros scandale. Toute la presse proteste. Comment ? On éliminait du concours de Rome l'auteur de Jeux d'eau et du Quatuor à cordes ! Car il avait déjà composé ces deux chefs-d'oeuvre indiscutables.
Son échec ne fit que mieux marquer la place qu'il avait déjà prise dans la musique française.
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Cette place, nous savons ce qu'elle est devenue, quand nous considérons l'ensemble de son oeuvre. Citons quelques titres :
- Miroirs, pour piano (1901-1905) ;
- Quatuor à cordes (1902-1903) ;
- Shéhérazade, trois poèmes de Tristan Klingsor (1903) ;
- Histoires Naturelles, de Jules Renard (1907) ;
- Rapsodie espagnole, pour orchestre (1908) ;
- Gaspard de la Nuit, pour piano (1908) ;
- Ma Mère l'Oye, pour piano à quatre mains (1908) ;
- Daphnis et Chloé, ballet (1910) ;
- L'Heure espagnole, comédie de Franc-Nohain (1911) ;
- Trio pour piano, violon et violoncelle (1914-1915) ;
- Le Tombeau de Couperin, pour piano (1918) ;
- La Valse, pour orchestre (1920) ;
- L'Enfant et les Sortilèges, comédie de Colette (1926) ;
- Concerto pour piano (1931) ;
- Concerto pour la main gauche (1931) ;
- Don Quichotte et Dulcinée (1934).
Chez Ravel, la physionomie et toute l'allure du corps annonçaient de telles musiques : un corps maigre, des joues creuses, un grand nez, le regard perçant, spirituel et ironique. D'ensemble, un petit homme étroit, au geste énergique. André Suarès, faisant allusion à son origine basque, "reconnaît partout l'Espagne dans Ravel". Il note son aspect si sec, si nerveux, frêle et résistant à la fois, "cette roideur câline et cette souplesse de l'acier le mieux laminé." A cette Espagne il manquait pourtant, il me semble, une certaine "cambrure". Ravel restait bien français.
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Son visage changea peu depuis sa vingtième année, bien qu'il ait souvent modifié la coupe de sa barbe. Il la porta d'abord entière, à deux pointes, puis se fit de courts favoris à l'autrichienne, enfin il la rasa complètement, dégageant ainsi la finesse du profil aigu.
On lui reprochait parfois un peu d'affectation. Mais lui-même disait un jour à un de ses amis : "Est-ce qu'il ne vient jamais à l'idée de ces gens-là que je puis être artificiel par nature?" Son geste naturel, sans aucune prétention, traduisait en effet un tour d'esprit fort original. Personne de plus simple en réalité que cet homme, qui avait bien le droit d'être lui-même et de n'imiter personne.
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On lui reprocha cependant d'imiter Debussy. On se plut à retrouver dans ses ouvrages les procédés chers à l'auteur de Pelléas : emploi de septièmes, de neuvièmes, de onzièmes librement enchaînées, prédilection pour certaines échelles extra-classiques, recherche des sonorités fines, des effets d'enveloppements vaporeux. On reprochait à Ravel de faire du "debussysme".
Ravel s'en défendait, ou plutôt ses amis prenaient, à cet égard, âprement sa défense.
Ce ne fut pas tout de suite qu'on s'aperçut qu'ils avaient raison, ni surtout en quoi ils avaient raison. L'analogie partielle des techniques masquait la différence fondamentale des tempéraments artistiques, leur opposition même à certains égards.
Debussy était un rêveur, qui se laissait aller, s'abandonnait mollement au cours de ses sensations et de ses images, qui ne songeait qu'à recueillir de la Nature des "impressions" qu'il reproduisait fidèlement dans leur vague, leur flou, leur inconsistance. (Il était cela surtout. Car il était bien des hommes à la fois. Et il ne peut être trop question de l'"impressionniste" quand nous entendons les scènes de violence de Golaud. Mais là encore sans doute, la fureur s'exhale à travers le voile d'une exquise légende qui ne vous laisse jamais percevoir à crû la réalité. Toujours est-il que l'"impressionniste" est un des aspects fondamentaux de Claude Debussy).
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Maurice Ravel n'est point un rêveur. Il a une vision nette et arrêtée des choses. Il ne cherche, semble-t-il, rien au delà de ce qu'il voit. Et ce qu'il imagine a toujours la précision de la réalité. Voyez les Histoires Naturelles.
J'exagère, et l'on m'opposerait des exemples significatifs tirés de Ma mère l'Oye (le Jardin féerique), de Shéhérazade (la Goëlette) ou du Quatuor à cordes. Mais tout au moins la rêverie de Ravel n'appelle pas le même ordre de mystère que celle de Debussy ; et ce mystère, il le traduit par des moyens tellement précis et étudiés qu'il en devient presque transparent.
Et puis, que de fois Ravel considère les choses d'un oeil froid, la bouche mordante, l'ironie au coin des lèvres. Et qu'il est spirituel ! Qu'il est intelligent ! Voyez l'Heure espagnole !
De toute façon, sa technique est toujours remarquable par sa solidité, si fine, si légère soit-elle. Il y a toujours dans la musique de Ravel une correction et une élégance classiques. N'oublions point comment il aimait Saint-Saëns, auquel il se rattache par sa façon de traiter les idées, de les développer, par exemple dans son Trio pour piano, violon et violoncelle. Ce nom de Saint-Saëns, qui se présente ici tout naturellement, nous emmène bien loin de Debussy.
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Peut-être trop loin: cette précision de l'écriture a fait dire à certains que Ravel manquait de sensibilité. Lui-même s'en est quelque peu vanté, ou presque. Ne le croyons pas sur parole, ni quelques-uns de ses commentateurs. "Tout dans Ravel, remarque André Suarès, affirme la volonté de s'effacer et de ne faire aucune confidence. Il préfère passer pour ne rien sentir à déceler ses sentiments." Au besoin, il feindrait un autre sentiment que celui qu'il éprouve pour nous cacher le sien. "C'est un imposteur."
L'"imposture" de Ravel, c'était une jolie invention et elle fit son chemin.
Mais on a beau faire, une musique traduit de la manière la plus indiscrète la façon de sentir de celui qui l'a composée. Tous les artifices sont inutiles. La musique ne ment pas. On a beau répéter (et non tout à fait à tort) : "La musique de Ravel donne souvent l'impression d'une machine merveilleuse, d'une montre réglée au dixième de seconde, d'un rouage agencé au centième de millimètre... Ravel est le plus parfait des horlogers suisses..". N'empêche que cette musique est humaine, qu'elle révèle un homme et que l'on peut tenter de faire le portrait du musicien d'après sa musique.
Cette belle mécanique n'est tout de même pas tombée du ciel. Et l'on ne nous fera pas croire non plus qu'elle est l'oeuvre d'une pure intelligence admirablement organisée. Elle ne nous "toucherait" pas ; elle ne nous ferait pas " plaisir".
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