VOYAGE À HENDAYE EN 1902.
Avec le développement du chemin de fer, le Pays Basque devient une destination de voyage pour les touristes mais aussi pour les journalistes, qui aiment écrire des articles sur ce beau pays.
C'est le cas de la presse nationale, par exemple La République Française, dans son édition du
25 août 1902, sous la plume de Juliette Adam :
"En voyage.
A M. Jules Laffitte Hendaye, 22 août.
Mon cher ami, L’esprit d’à-propos d’un rédacteur en chef n’est pas qualité négligeable, comme vous allez le voir.
Si vous m’aviez demandé mes impressions de voyage, sûrement je vous eusse répondu : Il ne peut être question de "voyage" de Paris à Hendaye, mais tout au plus d’un parcours ayant quelque lointaine analogie avec celui de Paris à Fontainebleau vers 1835. Cependant, voyez comme votre distinction est habile, vous me télégraphiez : "Me feriez-vous l’amitié de m’envoyer vos impressions de "voyageuse"? Ah! c’est bien différent! Je me dis qu'on peut être voyageuse dès la première étape du plus petit des voyages et je n'hésite plus à écrire pour vous le récit de mes impressions de Paris à Hendaye.
Si le départ est banal, si la route n’a pas d’inconnu, le but et l’arrivée auront leur valeur, car c’est à l’un de mes plus chers et plus célèbres amis que je vais faire visite.
Trouvez-vous parfaits, mon cher ami, les livrets de chemin de fer? Leur intelligence et la mienne s’entendent difficilement. Parfois, nous bataillons des heures entières et ne parvenons pas à nous mettre d’accord.
Sans la vivacité de compréhension d’un employé de la gare du quai d’Orsay, et malgré l’étude approfondie que j’avais faite du Livret Chaix, je prenais un train du soir à dix heures trente-cinq, lequel m’amenait à cinq heures de l’après-midi seulement à Hendaye, tandis que, mieux renseignée, je pars un tout petit quart d'heure plus tôt et je gagne une demi-journée.
J’ai, de par le monde, un ami espagnol que je ne rencontre jamais qu’en chemin de fer, et à la condition que je prenne un train dans lequel je ne devais pas monter. Nous jouons ainsi à cache-cache depuis plusieurs années. Quand nous nous donnons rendez-vous, je suis obligée de partir au moment où il arrive et il est forcé de quitter lui-même l’endroit où je compte le trouver par suite de circonstances les plus baroques, les plus compliquées, les plus imprévues qui soient au monde.
Le voilà ! Il vient de Suisse. J’étais loin de Paris lorsqu’il s’y est arrêté il y a huit jours.
Dès que nous nous apercevons, grand éclat de rire.
Naturellement, il ne dépasse pas Bordeaux, où il s’embarque pour je ne sais où. Jusque-là, nous dormirons chacun dans notre wagon,car nous n’avons pas le temps de changer nos places. Le train part.
— Au revoir.
— Où ?
— Dieu seul le sait !
Je m’éveille dans les Landes pour m’attendrir une fois de plus sur les plaies des pins qu'on blesse cruellement et qui versent sur leurs souffrances les pleurs de leur sève.
CASTETS LANDES 1902 |
Voilà le Midi, non celui de Provence avec sa chaude lumière, flamboyante, avec les gris ardents de ses montagnes et de ses roches, qui servent de coupes creuses ou renversées à l’azur intense du ciel et de la mer; c’est le Midi voilé, dont le ciel se ouate de nuages et enveloppe de flocons caressants la terre verdie et les eaux vertes. Nulle profondeur dans ce ciel! il est bien plus terrestre, bien moins divin que le ciel de la côte d’Azur; mais, en revanche, la terre y est plus haute et l'audace des sommets qui le percent et le crèvent donne, il semble, plus de hardiesse, plus de fierté à la race.
Qu’on regarde l’homme qui passe. L’énergie éclate dans tous ses gestes, soit qu’il glisse sur les routes avec ses espadrilles, soit qu’il escalade les versants ou qu’il descende de la montagne courbé sur ses genoux ployés, soit qu'il conduise ses bœufs non à leur côté, mais en avant d’eux. Les cloches sonnent. C’est dimanche. A une gare, j’entends la musique basque, avec ses réminiscences arabes; elle est tantôt mélancolique, tantôt guerrière, rarement légère et gaie.
Les mots chantés en basque sont étranges. Nulle autre langue connue ne rappelle l'infinie variété de ses sonorités. Comment des paysans peuvent-ils apprendre cette langue si nuancée qu’elle ne semble pas pouvoir se saisir et qu’on la devine d’une extrême complication?
Le couloir de mon wagon est, depuis Bayonne, plein de gens qui vont aux courses de taureaux à Saint-Sébastien. J’écoute curieusement un groupe qui discute dans l’angle de droite et qui vient de monter à Biarritz. Leur conversation m’apprend que les excursionnistes habitent le même hôtel. Il y a là un Allemand, un Anglais, un Espagnol, un Parisien. L’Allemand et l’Anglais verront les courses de taureaux pour la première fois.
GARE BAYONNE - BAIONA PAYS BASQUE D'ANTAN |
L’Espagnol exalte la beauté des courses; le Parisien en décrit l’horreur superbe et tragique, agrémentée, dit-il, du mouvement, de la vie, de la couleur de la foule qui assiste au spectacle.
L’Allemand dit :
— Je grains de m’indêresscr à la pête blus ga l’homme.
— Comme de juste ! réplique le Parisien échangeant un regard significatif avec l’Espagnol.
L’Anglais a l’accent, dont l’orthographe est vraiment trop difficile à écrire. Il ajoute avec cet accent :
— Moi, je voudrais parfaitement pincer avec mon appareil instantané un taureau furieux qui jettera en l’air sur ses cornes un picador !"
L’Espagnol hausse les épaules; le Parisien toise l’Anglais de la tète aux pieds et hoche la tête. On s’étonne de ne pas l’entendre dire : "Est-ce nature ?"
Les lointains qui défilent sous mes yeux s’assombrissent jusqu’à devenir noirs, dans le ciel qui s’abaisse encore, mais les formes des collines, des montagnes, des vallées et des rives sont merveilleuses, d’une beauté rare en elles-mêmes, tandis que, dans notre Provence, elles ont besoin de se vêtir du vêtement de gloire de la lumière pour être vraiment belles.
Saint-Jean-de-Luz, la Bidassoa, Hendaye !
Je retrouve le petit bourg si original avec son unique grande rue à peine régulière, le groupement pittoresque de ses maisons qui toutes semblent placées de çà de là pour apercevoir la perle rare qui miroite en face d’Hendaye et qui a pour nom gracieux : Fontarabie !
Pierre Loti est venu me prendre à la gare avec son fils, mon ami Samuel.
GARE HENDAYE - HENDAIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
La maison du peintre de tant de tableaux que nul ne pourra peindre après lui, grandis qu’ils sont par la grandeur de son art, est toute petite, cachée dans un fouillis de verdure à l’extrémité d’Hendaye. Elle est posée au bord de la Bidassoa qui, tantôt rivière, serpente en étroit ruban argenté, tantôt mer montante, s’élargit, baignant toutes ses rives et, mêlée à l’eau de source, se teinte parfois d’un peu d’azur.
Des arbres colossaux déploient leurs ramures énormes dans le petit jardin de Pierre Loti. Ils s’élèvent en dôme, se répandent en branches traînantes, vigoureuses, fantaisistes comme s’ils se sentaient là plus libres qu’ailleurs d'étaler leurs frondaisons avec caprice.
Un platane évente de ses feuilles que la brise fait chanter les fenêtres ouvertes de la chambre où Pierre Loti travaille. Le daphné, fleuri de fleurs aux parfums d’oranger, est admirable. Il recouvre en berceau la terrasse de la tour où l’on devise, rieurs, dans les nuits plus claires que les jours, sous la lune ou sous les étoiles.
MAISON DE PIERRE LOTI PAYS BASQUE D'ANTAN |
Ombrageant la terrasse arrondie sur laquelle s’ouvre le petit salon, un immense laurier s’élève à une hauteur prodigieuse. Je n’ai vu en Grèce, dans le Péloponnèse, qu’un seul arbre d’Apollon de la taille de celui de Pierre Loti. Il murmure un doux chant sacré en l’honneur du poète qui rêve le soir, frôlant ses branches et cueillant avec distraction quelques-unes de ses feuilles.
En face de cette terrasse est posée Fontarabie sur son socle de sombre verdure, que baigne la Bidassoa. Des barques nombreuses vont et viennent d’Hendaye à Fontarabie, et glissent, noires comme de grands coléoptères dont les antennes remuantes sont figurées par les rames.
FONTARRABIE - HONDARRIBIA 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Tout petit, le poème de pierre qu’est Fontarabie se dessine élégant et allongé sous mes yeux. Je pénètre par le souvenir au milieu de cette masse de toits d’un rouge sombre, et je revois la vieille porte, la rue montante avec ses balcons ajourés, ses petits hôtels Renaissance, son église aux pierres roussies comme le château de Jeanne la Folle, tant de fois décrits. Pourtant, à chacune de mes visites à Fontarabie, j’ai toujours découvert quelque motif nouveau de m’écrier : "Que c’est donc joli!" Demain, j’irai revoir la grande rue, le château couvert de lierres gigantesques, les petites maisons pittoresquement délabrées, que dominent les remparts croulants. Je regarderai à travers les silhouettes des montagnes, au pied desquelles Hendaye s’abrite et que domine si majestueusement le pic des Trois-Couronnes.
La colline s’évase derrière Fontarabie en délicieux éventail, afin que le motif qui l’orne s’y déploie dans toute sa grâce. Très en haut de la colline se détache la fine dentelure du clocher de l'hermitage de la Guadeloupe, qui pique le ciel du bout de son aiguille.
NOTRE DAME DE GUADALUPE FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le soir, je vois Fontarabie se tacher subitement de petites boules très lumineuses; Fontarabie est éclairée à l'électricité!
Oh profanation par des choses nouvelles des choses adorablement vieillies.
L’heure du dîner est proche. A moitié sommeillante, je continue à regarder Fontarabie que trouent les points électriques.
Tout à coup, j’entends un long cri sinistre, souvenir d’un autre âge, transmis dans la nuit des temps; il déchire l’air; il est tragique et terrifie. Il appelle à la haine, à la guerre.
C’est le cri strident de la hyène, où se devine la menace de la torture; les ricanements cruels alternent avec les hoquets déchirants. La montagne en tressaille et y répond. C’est le cri basque dans lequel l’homme exprime ce qu’il a de plus lointainement sauvage en lui.
Pierre Loti me fait donner là une aubade peu commune. Je réponds à ce cri qui tout d’abord m’effraie, me martèle et me broie le cerveau. J’en imite le sanglot et j’entends la voix gouailleuse de mon hôte s’écrier :
— Pas mal ! pas mal pour une débutante, madame. Je vais dès demain vous proposer à la reine Nathalie pour sa vente de charité. Voyez-vous d'ici le clou ?
"Madame Adam créera les cris basques!"
Chaque soir, nous allons à la plage d'Hendaye, quelques amis, Mme Pierre Loti et moi, conduire Loti à son jeu de pelote, auquel il joue comme un Basque. Jamais je n'ai marché par des chemins plus délicieusement parfumés; nous cueillons des bottes d’œillets de poète et d’immortelles, dont les senteurs mêlées sont enivrantes.
PIERRE LOTI ET LA PELOTE BASQUE PAYS BASQUE D'ANTAN |
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