ENQUÊTE DANS LES PROVINCES BASQUES EN 1931.
Le 14 avril 1931 est proclamée la Deuxième République espagnole, à la suite des élections municipales et le roi Alphonse XIII part en exil sans avoir abdiqué.
Voici ce que rapporta à ce sujet le quotidien Le Journal, le 13 novembre 1931, sous la plume
d'Edouard Hesley :
"Le "Journal" en Espagne.
Les stigmates de Ramona.
(De notre envoyé spécial) Ezquioga, octobre.
Je crus d'abord que le chauffeur t'était égaré. On m'avait annoncé une affluence énorme, nous avancions dans un désert. A peine si la vie se manifestait de loin en loin sous les espèces d'un charretier poussant une paire de bœufs attelés sous un seul joug, une peau de mouton leur pendant sur le front. Et, subitement, à un détour du chemin, nous voilà pris en plein dans un embouteillage.
Des autos de tous les modèles et de toutes les dimensions encombrent la route sur un bon kilomètre, empiètent largement sur les prés. On se croirait aux abords d'un champ de courses et, pour compléter la ressemblance, voici quelques baraques assiégées par la foule.
EZQUIOGA GUIPUSCOA 1931 PAYS BASQUE D'ANTAN |
On n'y distribue pas de tickets !
Les unes débitent des images pieuses et des chapelets, les autres de la friture et de la limonade. Jésus chassait à coups de fouet les vendeurs du Temple. La bonne Vierge sans doute est plus indulgente. Approchons.
La voici. Ces cartes postales et ces chromos de divers calibres offrent à notre vénération Notre-Dame d'Ezquioga, telle qu'elle apparaît ici chaque jour... C'est une Mater Dolorosa.
Elle a un beau visage plein, à la Rubens, tourné de trois quarts vers la gauche. Un glaive lui transperce le sein. Son voile est savamment drapé et une large auréole d'étoiles entoure son front.
Ainsi la virent tout d'abord, un soir, de juillet dernier, deux petits bergers, Andrès et Antonia, huit ans et dix ans. Elle marchait là-haut, dans le ciel, juste au-dessus des arbres, à cet endroit où s'élève une grande croix fleurie de vingt bouquets. A cette nouvelle, on accourut, des environs d'abord et bientôt de plus loin. Et voilà que d'autres, très vite, se mirent eux aussi à La voir !
ANDRES ET ANTONIA BERECIARTUA EZQUIOGA GUIPUSCOA 1931 |
Non pas une fois, par hasard, mais autant qu'ils veulent. La Vierge ne manque jamais au rendez-vous.
A tous elle se montre toujours sous les mêmes traits. La pose ni le costume ne changent. La seule différence, c'est qu'aux uns elle parle et qu'aux autres elle ne dit rien. Mais on n'est pas très bien fixé sur ses propos.
L'endroit est assez écarté. A gauche de la route, où sont groupées peut-être cinq ou six maisons, s'élève une pente argileuse, nue et très escarpée, formant une espèce de cirque assez vaste. On me dit que, dimanche dernier, plus de soixante-dix mille personnes étaient réunies là, et je le crois sans peine, à voir le sol littéralement tapissé de papiers graisseux et de reliefs de charcuterie, vestiges d'agapes improvisées.
Le soir va tomber. Déjà la lumière décroît. Nous sommes en semaine. Mais l'animation néanmoins demeure très grande. Des groupes de pèlerins grimpent ou dévalent, non sans glissades involontaires le long des degrés qu'on a tant bien que mal ménagés dans la glaise. Deux sœurs en grande cornette blanche aident une très vieille paysanne à se tenir debout. Un capucin, tête nue, avec une barbe de cirage et des yeux de bitume, descend d'un pas assuré, tandis que deux moines, en robe blanche et en manteau noir, une croix de laine rouge brodée sur l'épaule gauche, commencent l'ascension de ce petit Golgotha.
Lâchons les choquantes guinguettes qui nous ont d'abord arrêtés. Montons, nous aussi. Tout au sommet, au revers de la crête, face à la croix de plusieurs mètres qui marque le lieu des apparitions, on a dressé une estrade de bois blanc à laquelle on accède par un petit escalier.
Sur cet échafaud, se détache d'abord la silhouette d'un prêtre, que vous voyez de dos, encadré de deux miquelets en béret rouge, baïonnette au canon. Tout alentour, les gens se hissent de leur mieux pour essayer de voir. En voilà cinq, cinq gaillards dégourdis, qui ont poussé, drôles de fruits, aux branches d'un petit prunier. Deux ou trois mille personnes seulement — nous sommes un jour creux — attendent là depuis des heures. Elles ne voient pas la Sainte Vierge, et vous ne la verrez pas non plus. Elles voient ceux qui disent qu'ils La voient.
Pour l'instant, ces privilégiés ne sont que deux. Il y a une blonde toute dolente, allongée sur un matelas comme une jeune accouchée et qui, toute à son extase, semble à peine respirer. Il y a surtout un homme d'environ vingt-cinq ans, au visage de marbre, qui se donne beaucoup de mouvement.
EZQUIOGA GUIPUSCOA 1931 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Il était d'abord agenouillé. Une dame en corsage grenat le soutenait sous les aisselles, aidée par un monsieur grave à mine d'officier. Puis il s'est levé, comme mû par un ressort. C'est le soir... Une lune d'or fin se dessine dans un ciel encore transparent. Les premières étoiles s'éveillent. Le visionnaire étend les bras, bat l'air de ses paumes ouvertes, dans une contraction spasmodique et sans proférer un son. Brusquement, il fait un saut comme s'il allait s'envoler...
L'obscurité pâlit les lignes du paysage. Un souffle étrange émane de ces gens agglomérés. Un prêtre de haute stature psalmodie les litanies.
— Rosae mystica !
— Turris eburnea !
— Fœderis Arca !
A chaque invocation, la foule répond d'une voix tremblante :
— Ora pro nobis !
Ou bien ce sont des hymnes, ou des cantiques basques, ou des dizaines de chapelet récitées tout haut en chœur... Il va faire tout à fait nuit... On allume des lanternes... Des soupirs aigus sortent, par instants, de la foule. Soudain, un grand cri, près de moi. On relève une jeune fille qui vient de s'évanouir. On l'emporte à bras, au milieu d'un grand mouvement de vénération. Elle est raide comme un morceau de bois.
— Oh ! me dit une de mes voisines, je la connais bien. C'est Lolita Nunez. Elle est de Tolosa, comme moi. Ça ne m'étonne pas beaucoup, vous savez. Elle a l'habitude. Chaque fois qu'elle voit au bal un de ses copains danser avec une autre, elle tombe comme ça...
Je regarde Lolita. Joli visage un peu trop fin, le nez un peu trop mince, l'ovale du menton un peu trop allongé. Elle vient de rouvrir les yeux, des yeux bleus encore égarés. Dix-sept ans ? dix-huit ans peut-être. Un teint délicat. Le pied petit et bien chaussé.
Je poursuis la conversation.
— Est-elle d'une famille aisée ?
— Elle ? Pensez-vous !...Tout le contraire. Mais maintenant, vous comprenez, des marquises et des comtesses sont après elle toute la journée !
Lolita, décidément, n'a pas une bonne presse.
Mais la grande vedette, pour l'instant, c'est Ramona Olazabal.
EZQUIOGA GUIPUSCOA 1931 PAYS BASQUE D'ANTAN |
— Ah ! celle-là, me dit-on... Si vous entendiez sa voix ! On en est tout remué en dedans.
Je vais l'entendre justement. Et, certes, en ce pays d'émission gutturale, elle parle assez doucement. Ce fut sans doute, dès ses premières visites à Ezquioga, une des raisons de son prestige. Car elle eut tout de suite du prestige.
Une de ses amies me glisse bien : — Vous savez, c'est quand même drôle que la Sainte Vierge ait choisi celle-là... Elle courait les bals tous les soirs et buvait avec tous les gars...
Mais cette insinuation trouve assez peu d'écho. Pensez ! Après ce qui s'est passé !
Ramona habite Beizama, à trente kilomètres d'ici. Elle vint par curiosité, tout à fait au premier temps des apparitions, le dimanche du Carmel, qui tombait, je crois, le 16 juillet. Et voilà que, du premier coup, la Sainte Vierge lui apparut. Elle ne cessa plus de fréquenter Ezquioga et, n'est-ce pas ? vous auriez sûrement fait comme elle. Mais une grâce toute spéciale lui était réservée... Attendez un peu.
Au commencement de ce mois d'octobre, la Sainte Vierge lui dit un soir :
— Ramona, trop d'incrédules viennent ici dans un esprit de dénigrement. Je veux faire un miracle qui frappe tous les yeux et je t'ai choisie, toi. Tu peux annoncer à tout le monde qu'il se passera une chose étonnante, mercredi prochain.
Le mercredi, vous le pensez bien, Ramona accourut à Ezquioga... Elle monta jusqu'à l'estrade, face à la croix. Il faisait déjà très noir. Elle donnait les signes d'une vive agitation. Elle s'agenouilla, les bras étendus, les poignets en croix, les mains ouvertes, la paume vers le sol... Soudain, elle poussa un grand cri et se renversa, la tête en arrière. On l'entoura. Elle portait au dos des mains des coupures très nettes et saignait abondamment. La foule, fanatisée, lui arracha des lambeaux de sa robe. Chacun voulait tremper un coin de son mouchoir dans le sang de la miraculée. Des médecins s'empressèrent. Elle leur répondit, comme en extase :
EZQUIOGA GUIPUSCOA 1931 PAYS BASQUE D'ANTAN |
— Merci, merci. Je ne sens rien.
La voici. Elle est grande, robuste, quoique le visage ait quelque chose d'aigu que rend mal la photographie. (Ah ! cette photographie, combien j'ai eu de peine à me la procurer... J'avais l'air de vouloir profaner une relique...) Elle a les pommettes très rouges, l'œil petit et enfoncé, mais d'un beau ton mordoré. J'ai peine à l'approcher. Cent personnes se bousculent à qui lui baisera la main. Enfin, elle consent à me recevoir dans sa chambre. Elle n'a rien de sauvage et répond poliment.
— Voyez-vous la Vierge chaque jour ?
— Oui, chaque jour.
— Ici seulement ?
— Ici seulement.
— Depuis quand ?
— Depuis près de trois mois.
Nous en venons au fameux miracle. Ramona m'explique :
— Depuis plus d'une semaine déjà, n'est-ce pas ? la Sainte Vierge m'avait prévenue. Alors, ce soir-là, très tard, il faisait nuit, je l'ai vue descendre du ciel au-dessus de la croix fleurie. Elle est venue vers moi. Elle avait une épée lumineuse dans chaque main. Elle m'a percée comme avec des banderilles. Je n'ai pas souffert. C'est seulement en arrivant ici que j'ai vu du sang.
EZQUIOGA GUIPUSCOA 1931 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Elle soulève, pour me montrer ses "plaies", ses volumineux bandages. Sur la main droite, je vois une coupure peu profonde, deux sur la main gauche. Ce sont des estafilades franches qui paraissent beaucoup plus provenir d'une lame de rasoir mécanique que d'un glaive divin.
— Ça ne me fait pas mal, vous savez, me dit Ramona.
Comme preuve, elle frappe en riant ses blessures l'une contre l'autre.
— Tenez, ajoute-t-elle, vous pouvez toucher.
Mais sa plus intime amie, la jeune Josefa Lasa, est venue se mêler à l'entretien. Josefa a une mine bien curieuse, une expression renfrognée. Elle aussi, un beau soir, est redescendue de là-haut avec une égratignure. Elle a l'air tout scandalisé. Et comme je vais prendre la main que me tend Ramona, c'est Josefa qui s'écrie :
— Non... non... il ne faut pas.
EZQUIOGA GUIPUSCOA 1931 PAYS BASQUE D'ANTAN |
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