JOURNAL D'UN OFFICIER ANGLAIS EN 1813 ET 1814.
Pendant les guerres napoléoniennes qui se sont passées au Pays Basque Nord et Sud, en 1813 et 1814, des écrits de soldats et officiers anglais qui y ont participé sont parvenus jusqu'à nos jours.
Voici ce que rapporta à ce sujet l'hebdomadaire La Revue Politique et Littéraire, le 13 août 1892,
sous la plume de Jacques Normand :
"The Subaltern."
Journal d’un officier anglais, 1813-1814.
... Chose à remarquer dans presque toutes les guerres entre nations civilisées, ce souci de la nourriture, ce besoin constant du soldat d’assurer et d’améliorer son ordinaire, crée en quelque sorte un lien, une communauté de vie entre les parties belligérantes. On s’est battu furieusement hier, on se battra encore demain ; aujourd’hui, aucun engagement n’a lieu, une manière de trêve tacite s'établit, on se rapproche, les avant-postes fraternisent, les soldats cessent d'être des ennemis pour redevenir des hommes et comprendre les souffrances et les désirs que peuvent éprouver d’autres hommes. Ne les éprouvent-ils pas quotidiennement eux-mêmes, d’ailleurs, et n'est-il pas des moments où dans les âmes les plus vulgaires, sans même qu’elles en aient conscience, les grandes idées d’humanité se font jour ?
Le lieutenant nous raconte, "comme preuve de l'excellente intelligence qui régnait entre les armées belligérantes", que plus d’une fois, pêchant dans la Bidassoa, il s’avança dans l’eau jusqu’au milieu de la petite rivière, les piquets de l'ennemi étant sur la rive opposée :
Les soldats français descendaient en foule pour assister à mes exploits et me désignaient les endroits où je pouvais espérer la meilleure pêche. Dans ces occasions, la seule précaution dont j’usais était de me mettre une jaquette rouge, et je pouvais alors approcher sans aucun risque à quelques mètres de leurs sentinelles.
Plus tard, peu avant l’investissement de Bayonne, après une suite de combats meurtriers où on s'était massacré avec rage, le jeune Anglais se trouve en grand’garde, à deux portées de fusil à peine de l'ennemi. Un officier français arrive en parlementaire. Il est porteur de lettres d'officiers anglais et de soldats pris dans les dernières actions ; il les lui tend, ainsi que plusieurs sommes d'argent et des vêtements de rechange pour les Français prisonniers des Anglais. La conversation s'engage entre les deux officiers ; un serrement de mains la termine, et on se quitte les meilleurs amis du monde :
Je n’avais pas encore atteint le haut de la colline, raconte-t-il ensuite, que je m’entendis appeler par une sentinelle ; en me retournant, je vis l’individu avec qui j’avais causé, assis au milieu d’un petit groupe d’officiers français, et suivant des yeux une vieille femme qui s’approchait de nos lignes avec une grande bouteille qu’elle élevait en l’air pour attirer mon attention. Elle avançait ainsi en criant sans cesse à haute voix, et quand je l'eus rejointe à quelques mètres en avant des sentinelles, elle me donna la bouteille qui contenait de l’eau-de-vie et qui était un cadeau des officiers français. Ceux-ci me faisaient dire que si je pouvais leur remettre un peu de thé en échange, ils me seraient fort obligés. Je répondis à mon Mercure femelle que je n'en avais pas avec moi ; je la chargeai cependant de tous mes remerciements pour ces messieurs et de les informer que j’en envoyais chercher au camp. Elle partit en me promettant de rester en vue une demi-heure et de s’approcher dès que je lui ferais signe.
Mon clairon se dépêcha et revint bientôt avec un quart de livre de thé noir environ, la moitié de ce qui restait dans ma cantine. Les officiers français avaient attendu, assis à la même place, et tous se levèrent quand j’agitai mon bonnet. La vieille femme aperçut immédiatement le signal ; elle s’approcha, je lui remis le paquet avec des excuses infinies pour son exiguïté, et j’eus la satisfaction de voir que, quoique léger, il parut acceptable à ces messieurs. Ils levèrent leurs coiffures en signe de remerciement, je leur rendis leur salut, et chacun de nous regagna son poste.
Cette manière de comprendre les hostilités de part et d’autre est fort agréable, mais elle peut donner lieu à des abus. Vers la fin de la guerre une si bonne intelligence régnait entre les avant-ports que Wellington dut intervenir. Voici le fait qui l’y détermina :
Un officier d’état-major (je ne dirai pas sur quel point de la ligne), en faisant sa ronde une nuit, constata la disparition de tout un piquet commandé par un sergent. Il en fut à la fois surpris et alarmé, mais son alarme fit place au plus grand étonnement lorsque, s’étant avancé pour s assurer qu’il n’y avait pas quelque mouvement dans les lignes ennemies, il aperçut par la fenêtre d’un cottage d’où sortait un bruit de fête tout le poste assis de la façon la plus amicale au milieu d’un détachement français et causant gaiement. Dès qu’il se montra, ses hommes, souhaitant une bonne nuit à leurs compagnons, retournèrent avec le plus grand sang-froid à leur poste. Il faut ajouter, pour être juste, que les sentinelles avaient gardé le leur fidèlement et qu’aucune intention de déserter n’existait de part ni d’autre. En fait, c’était une sorte d’usage, les postes français et anglais se visitant à tour de rôle.
Ne pense-t-on point au siège de Sébastopol et aux bonnes relations qui s’y établissaient entre les officiers russes et français ? Une poignée de mains entre deux coups de sabre, une conversation d’une politesse exquise entre deux commandements de "feu" ! Cela montre la noblesse de la guerre, assurément, mais cela ne prouve-t-il pas aussi quelle est la plus monstrueuse et la plus révoltante des conventions ?
Officier subalterne et presque toujours aux avant-postes, c’est la vie des avant-ports que nous peint surtout notre auteur. Quiconque a fait la guerre en simple soldat ne peut jamais oublier l’impression profonde qu’il a ressentie quand, pour la première fois, il s’est trouvé en sentinelle, la nuit, devant l’ennemi. C’est assurément une des émotions les plus vives qui se puissent imaginer. Passe encore quand la nuit est claire et que la lune permet de voir assez au loin pour distinguer les objets; mais quand l'obscurité est épaisse, quand elle dévore tout à quelques mètres à peine ! La main sur la gâchette du fusil, l’oreille aux aguets, l’œil douloureux à force de chercher à percer ce voile opaque, le corps frissonnant d'une nervosité froide, l'imagination peuplée de fantômes, l’esprit tourmenté par la responsabilité encourue, — on se sent dans un "état d’âme" dont nos modernes psychologues auraient peine à rendre l'affolante cruauté. Les soldats de l’armée de Wellington, — Anglais, Espagnols ou Portugais, — n’étaient pas à l'abri de cet "effroi de la nuit" qui prend les plus braves à la gorge et que Toppfer a si bien dépeint dans une de ses Nouvelles genevoises. Et cet effroi, augmenté encore par les circonstances, produisait un résultat inattendu, la désertion :
Pendant que l’armée anglaise occupait la rive espagnole de la Bidassoa, un grand nombre de désertions eurent lieu, au point de causer une sérieuse diminution de nos forces. Comme c’était un événement qui arrivait rarement auparavant, beaucoup d’opinions furent hasardées sur les causes qui les produisaient. Pour ma part, je les attribuais à une terreur superstitieuse de la part des hommes, et en voici la raison. C’est généralement l’habitude, quand on est en présence de l’ennemi, de mettre des sentinelles doubles, mesure qui, entre autres résultats heureux, augmente beaucoup leur confiance ; mais telle était la nature du pays où nous nous trouvions, qu’il était le plus souvent impossible de le faire, la chose n’ayant du reste d’importance qu’à l’entrée des défilés, pour assurer le repos de l’armée. Or, dans cette contrée accidentée, chaque pouce de terrain pour ainsi dire avait été le théâtre d’une action ; il arrivait souvent que les morts, tombant parmi les rochers et les falaises, ne pouvaient être enterrés, et c’était justement là que les sentinelles étaient placées. Chacun sait que les soldats et les marins sont excessivement superstitieux. Il n’était pas agréable, même pour les moins faibles d’esprit, de passer deux ou trois heures d’une nuit de tempête au milieu de carcasses mutilées et à demi dévorées, et je reçus un jour cette réponse d’un de nos plus braves soldats, au moment d’aller en faction : "Je ne crains aucun homme vivant ; mais, pour Dieu, monsieur, ne me mettez pas à côté de lui ". Mon opinion était donc que beaucoup de sentinelles, subjuguées par une terreur superstitieuse, ne pouvaient plus rester à leur poste et, sachant qu’une punition sévère les attendait si elles retournaient vers les piquets, passaient à l’ennemi plutôt que d’endurer des tortures imaginaires.
Pour obvier à cet inconvénient sérieux, on prit le parti de mettre les sentinelles doubles. Mais, parfois, la faiblesse des détachements d’avant-ports ne permettait pas d’user de cette précaution. Par une sombre nuit d’hiver où le vent et la neige faisaient rage, où les hurlements des loups se mêlaient aux grognements des chiens sauvages en quête de corps à dévorer, le lieutenant est obligé de placer une sentinelle seule dans un endroit où on s’était récemment battu et encore couvert de cadavres, dont plusieurs avaient des fragments d'uniformes anglais :
Je visitai ce poste un peu avant minuit, une demi-heure après que j’y avais placé la sentinelle ; elle n’était ni debout ni assise, mais appuyée contre un arbre et complètement recouverte de neige glacée. Son fusil s’était échappé de sa main et reposait sur la poitrine d’un cadavre voisin. A mon approche, l’homme ne répondit pas et, en l’examinant de plus près, je m’aperçus qu’il était évanoui. Je le fis ramener au poste, insensible, quoique vivant. On le frotta, on le réchauffa, et il nous raconta son aventure.
Le caporal l’avait à peine quitté, nous dit-il, quand ses oreilles furent frappées d’un bruit si terrible qu’il ne pouvait pas être produit par une créature vivante ; il aperçut ensuite à travers l’obscurité une troupe de démons dansant sur le bord du lac, et un fantôme vêtu de blanc s’avança vers lui en gémissant péniblement ; il voulut appeler, mais la voix ne sortit pas de son gosier, et il lui fut impossible de proférer un cri. Il jura en outre que le mort s’était levé sur son séant et l’avait regardé fixement ; après quoi il avait perdu tout souvenir et s’était retrouvé au poste. Je n’ai aucune raison de croire que cet homme fût poltron. Ainsi que le lecteur peut le supposer, j’accueillis son histoire par un grand éclat de rire, mais il y persista, et, s’il vit aujourd’hui, il y croit encore sans nul doute.
BATAILLE DE ST-SEBASTIEN 1813 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Cette anecdote, ainsi que toutes celles citées jusqu’ici, se placent pendant les opérations militaires qui ont précédé le siège, opérations savantes où Wellington et Soult ont rivalisé d’habileté stratégique ; où, de part et d’autre, les troupes ont fait des prodiges de valeur, et qui n’ont pas duré moins de six mois, depuis la prise de Saint-Sébastien (30 août 1813) jusqu’à l’investissement régulier et complet de Bayonne (27 février 1814). Le jeune Anglais nous raconte successivement le passage de la Bidassoa (6 octobre) ; l’abandon inexpliqué des belles positions défensives de Hendaye et de Béhobie par les Français, frappés de panique ; le campement à Hendaye ; l’attaque et la prise d’Urrugne, où le 85e régiment passe la nuit dans l’église, à la lumière triste et vacillante de trente ou quarante petites chandelles de résine. Plus loin, c’est une description, en quelques lignes, du joli château d’Urtubie :
Je n’y laissai faire aucun dégât par mes hommes, ajoute le lieutenant, et le seul pillage que je me permis fut celui d’une grammaire de la langue espagnole intitulée : Grammaire et dictionnaire français et espagnol, nouvellement revu, corrigé et augmenté par Monsieur de Maunory, suivant l'usage de la cour d'Espagne. Sur la couverture se trouvait l’inscription suivante : Appartient à Lassalle Briguette, Lassalle. Ce livre est encore chez moi, et comme nous sommes aujourd’hui en paix avec la France, je saisis cette occasion d’informer M. Briguette que je suis prêt à le lui rendre, s’il veut bien me donner son adresse.
BAYONNE EN 1814 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le 17 novembre, l’armée alliée prend ses quartiers d’hiver. Les troupes anglaises accommodent tant bien que mal à leur usage les maisons basques. Avec ce souci du confortable qui ne le quitte jamais, le lieutenant, grâce à d’ingénieux arrangements, réussit à se faire un home très convenable. Le 8 décembre, les hostilités recommencent. Le village de Bidart est pris. Les Français tentent un furieux retour offensif. Telle est l’énergie de leur attaque, que, pendant un moment, ils balayent tout devant eux. Un corps portugais, occupant le village d’Arcangues, lâche pied ; un régiment anglais est mis en déroute ; le général Sir John Hope n’échappe que par miracle à nos soldats ; tous les résultats acquis par les alliés vont être compromis, quand Wellington arrive au galop :
L’effet fut électrique : "Il faut garder votre position, mes enfants, cria-t-il ; il n’y a rien derrière vous. Chargez ! charge !" Un cri s’éleva ; beaucoup de fuyards qui avaient perdu leur corps se mirent en ligne sur notre flanc ; nous ne fîmes qu’une décharge et nous nous élançâmes à la baïonnette. L’ennemi ne soutint pas l’attaque ; ses rangs furent brisés, et il se mit à fuir dans un désordre complet.
BATAILLE DE VITORIA-GASTEIZ 21 JUIN 1813 PAYS BASQUE D'ANTAN |
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