LE CENTENAIRE DE LA NAISSANCE DU CARDINAL LAVIGERIE EN 1925.
Charles Martial Lavigerie, né le 31 octobre 1825 à Huire, en Saint-Esprit (ancienne commune des Landes), et mort le 26 novembre 1892 à Alger, est nommé archevêque d'Alger en 1867, ministre qu'il conserve en devenant archevêque de Carthage en 1884.
Voici ce que rapporta à ce sujet, le journal La Petite Gironde, dans son édition du 23 décembre
1925 :
"Le centenaire de Lavigerie.
...Lavigerie homme d'action.
Quand on achève de lire ce qui a été écrit de sa vie et dé ses œuvres, on ne peut se défendre de penser qu'un tel homme, au commencement surtout, dut se sentir à l'étroit dans son siècle. Cet évêque chargé de titres universitaires, qui entreprend de baptiser des Arabes, rêve d’établir en Afrique le catholicisme et la civilisation latine, proclame la fin de l’esclavage, prépare l'action de Jules Ferry à Tunis, signe des traités avec un roi nègre, enseigne la culture de la vigne aux Algériens et recommande aux catholiques de France d'accepter la République ; ce docteur combattant, ce missionnaire universel, ce fondateur n’eût-il ps plutôt trouvé dans le siècle de Michel-Ange et d'Henri IV le climat de son intelligence, le milieu de son âme et de sa complexion ? Apôtre et parfait, lettré, administrateur et politique, nous le voyons premier ministre d’un grand Etat, arbitre de nations ou protecteur de villes, dans uns chaire d'humanisme ou sur le trône pontifical. Comme il eût ardemment pris sa part des curiosités, des disputes, des luttes et des jours ardents de la Renaissance !...
Or, il était venu dans le siècle de la spécialité. Spécialité, spécialiste, spécialisation, professionnel, technicien, tous ces mots pris — par effraction — au latin et au grec, mais inconnus, je crois, du vocabulaire classique, servent à désigner des choses nouvelles et bien modernes. Tout se passe comme si l'humanité s'était donné à elle-même une consigne plus sévère encore que celle qu’elle avait reçue lorsque des anges furent mis, avec la flamme de l'épée tournoyante, à l’Orient du jardin d’Eden. Il avait été dit alors : "Tu te nourriras de pain à la sueur de ton visage". Et cela du moins n’imposait pas d'étroites limites quant au choix du travail. Nous avons ajouté depuis : "Tu ne sortiras point de ton métier." Chacun s'est vu enfermer dans sa tâche propre, entre des bornes rigoureuses...
Voilà qui ne semblait guère convenir au génie remuant et impérieux de Lavigerie. Comment supportait-il tout ce réseau minutieux de contraintes où des sociétés de plus en plus complexes enserrent leurs énergies ? Connaîtrait-il la disgrâce, qui n'a pas été épargnée à d’autres grands hommes, d'apparaître comme exilé dans son temps ?
Son âme de chef et de conquérant trouvera sa voie. Et loin qu'il vive en hostilité contre le monde qui l’entoure, il prêtera souvent sa voix retentissante aux plus nobles espérances et aux plus justes inspirations de son siècle. Il n'y faudra pas moins, pourtant, que le décret providentiel qui, l'appelant en Afrique, va lui ouvrir un empire à sa taille. Empire mystérieux comme l'avenir, troublant comme l'immensité, tout plein cependant des traces d'une antique histoire. C'est là que notre héros de la Renaissance va affronter des circonstances et des travaux mesurés à la force de son esprit. L'oeuvre à jamais mémorable qu’il y a accomplis reproduit les traits essentiels de l'homme lui-même avec tout ce que nous admirons en lui d'original et de puissant. Les dons merveilleux qu'il avait reçus, l'intelligence, la flamme apostolique, la vertu irradiante des meneurs d'hommes et d'entreprises : c’est ce que la critique la plus savante ne saurait expliquer. Mais pourquoi négligerions-nous de reconnaîtra jusque dans les exploits du missionnaire africain la part de l'éducation ? Et pourquoi ne saluerions-nous point au passage celui qui fut probablement, quant à cette illustre carrière, le messager du Destin ?
Lavigerie humaniste.
Dans le petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, qu'il gouvernait au moment où Lavigerie était écolier, l’abbé Dupanloup avait institué un régime scolaire que l'on pourrait dire éminemment démocratique. Les élèves pauvres y étaient réunis aux élèves riches, et ceux-ci payaient les éludes de ceux-là. Le supérieur, littéralement, battait le rappel des intelligences parmi tous les collèges de province, suppliant qu'on lui confiât les enfants les mieux doués. Tréguier lui avait donné Renan. Larressore lui dépêcha Lavigerie. Dans cet éducateur, livré, vivant ou mort, à tant de disputes, la République reconnaissante ne voudra-t-elle pas honorer quelque jour un précurseur de l'"école unique" ? Il était "à lui seul tout le règlement", écrit Renan, "il fut pour moi ce qu'il était pour tous, un principe de vie, une sorte de Dieu". Et Lavigerie, en une image qui s’appliquerait parfaitement à lui-même : "Il nous entraînait à la manière d’un ouragan de lumière et de feu..." Où les entraînait-il ? Vers la foi, assurément ; mais aussi, et avec une chaleur de zèle qui correspondait chez lui comme à une seconde croyance, vers la sagesse dont le trésor, pensait-il avec tous les professeurs de ce temps-là, était enfermé dans l'étude des humanités classiques. Lavigerie est sorti bon humaniste des mains de l’abbé Dupanloup. L'Ecole des Carmes et la Sorbonne accomplirent en lui ce qu’il tenait de sa formation première...
Un moraliste classique professe que les grandes âmes se reconnaissent aux grands desseins plutôt qu'aux grandes vertus. Lavigerie était assez richement pourvu des uns et des autres pour que ceux mêmes qui seraient tentés de discuter cette maxime s'étonnent de l'entendre citer à propos de lui. Il n’y eut d’égale aux desseins qu’il apportait dans sa mission africaine que la force qu'il allait puiser, pour les soutenir, dans ses vertus. La terre qui vient d'être confiée à son apostolat lui apparaît sans doute comme une splendide province française : il y découvre ou il y retrouve aussi l'Afrique latine et l'Afrique chrétienne. Pour lui, le souffle du désert a soulevé la poussière des vétérans romains, des rhéteurs, des guerriers, des martyrs de Carthage. La double antiquité hante son cœur de lettré et de missionnaire ; celle qu’il admire aux traces altières des proconsuls de Rome, celle qu'il vénère sur les pas de Tertullien, de Cyprien et d'Augustin. Comme tous les créateurs, il sait que les plus grandes œuvres de l'homme sont presque toujours des résurrections. Il entreprend de ressusciter une civilisation et une Eglise. En cette Afrique méditerranéenne, il a vu tout un monde enseveli que recouvrait la multitude islamique. Et ce ne sont pas seulement ses souvenirs, d'humaniste ou d'historien qui l’émeuvent devant ces plages de ruines et de tombeaux. Le frémissement épique et la voix d’Israël ont retenti dans son âme d'apôtre, il a entendu la parole du voyant : "Fils de l'homme, prophétise sur ces ossements desséchés. Ils se tiendront debout et l'esprit entrera en eux."
Le cœur évangélique de Lavigerie ne distingue point parmi les peuples et les races. Il a été vénéré des musulmans. Tous les hommes, à ses yeux, sont appelés à la vie de l'Evangile et au bénéfice de la civilisation. Mais de même qu'il n'y a qu’un Evangile, il est une civilisation par excellence : celle qui réunit, comme en un métal indissoluble, la pensée grecque, le génie organisateur de Rome, la charité du christianisme. Sur les rivages où sa vocation l'a conduit, Lavigerie sera à la fois le ministre de l'Eglise et comme le préposé de l'esprit européen.
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