VOYAGE EN LABOURD EN 1903.
Un voyage de Béhobie à Urrugne en 1903.
ROUTE NATIONALE BEHOBIE - PAUSU 1903 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Voici ce que rapporta La Petite Gironde, dans son édition du 8 septembre 1903, sous la
signature de Gaston Deschamps :
"Frontière d’Espagne.
Route de Saint-Jean-de-Luz à Béhobie, le 6 septembre.
Si l’on veut se donner à peu de frais des impressions historiques très fortes, il suffit de cheminer sans trop de hâte sur la route, très accidentée, qui va cahin-caha, de butte en butte et de descente en dévalade, au village de Béhobie par le bourg d’Urrugne. L'excellent cantonnier qui, de sa masse de fer, casse les cailloux destinés à l’empierrement de cette voie souvent piétinée ne songe peut-être pas à tous les personnages illustres dont le passage a creusé les ornières que l’administration des Ponts et Chaussées, infatigablement, s'applique à réparer. Récapitulons, sans remonter au déluge, quelques souvenirs d'autan : le roi François Ier rentra par cette route dans ses Etats, après avoir gémi, en captivité, sous les verrous des alguazils espagnols, ni plus ni moins que Mme Humbert; — Louis XIV vint chercher femme sur les rives de la Bidassoa, entouré de ses ministres et de toute sa cour; on montre encore aux visiteurs de Saint-Jean-de-Luz l'église où il se maria, le logis où il habita et aussi la "maison de l’Infante"; — plus tard, son petit-fils, le duc d’Anjou, devenu roi d'Espagne sous le nom de Philippe V, s’arrêta, lui aussi, au relais d'Urrugne, et franchit la Bidassoa près de l'île des Faisans; — le duc de Saint-Simon, qui fut ambassadeur en Espagne, griffonna peut-être ici même, pendant les loisirs des longues étapes, quelques feuillets de ses terribles Mémoires. Et ainsi de suite...
ÎLE AUX FAISANS BEHOBIE - PAUSU 1903 PAYS BASQUE D'ANTAN |
C’est surtout au commencement du siècle dernier que ce mouvement s’accélère au point d'être, pendant dix années, un va-et-vient presque ininterrompu. L’impétueux génie de Napoléon a jeté sur cette route régiments sur régiments, brigades sur brigades, divisions sur divisions, corps d’armée sur corps d’armée. C’est par cette ouverture que la fatale guerre d’Espagne a englouti nos meilleurs soldats, le plus généreux sang de France, et, du même coup, fit sombrer comme dans un abîme la splendeur de l'astre impérial.
En ont-ils vu passer des militaires, les braves gens de Saint-Jean de-Luz, de Ciboure, d’Urrugne et de Béhobie! Je crois que le savant M. Duceré, l’historien de Napoléon à Bayonne, est le seul homme qui soit capable dévaluer approximativement le chiffre des boutons de guêtres et des paires d'épaulettes qui ont défilé en ce temps-là parmi les Basques. Ce fut d'abord une marche conquérante, tambours battants, clairons sonnants,
Les dragons chevelus, les grenadiers épiques
Et les rouges lanciers, fourmillant dans les piques.
Comme des fleurs de pourpre en l'épaisseur des blés.
Quelles troupes superbes! Quels états-majors admirablement chamarrés et empanachés! C'était la magnifique cavalcade du prince Murat, lieutenant de l’empereur en Espagne, chargé de notifier aux Bourbons déchus les volontés du vainqueur d’Austerlitz. Puis on entendit piaffer les chevaux de l’escorte qui devait accompagner jusqu'à Madrid l’ex-roi de Naples, Joseph Bonaparte, promu au grade de roi d'Espagne et des Indes par la prodigieuse fantaisie de son frère tout-puissant. Peu s'en fallut que la nouvelle "Majesté Catholique ne rencontrât sur son chemin la berline qui emmenait en France son déplorable prédécesseur". D’ailleurs, à ce que nous dit le maréchal Jourdan dans ses Mémoires militaires, "la maison du roi fut composée des mêmes hommes qui naguère servaient Ferdinand... Tous ceux qui étaient présents à Bayonne prêtèrent serment entre les mains du roi Joseph..." Et Ferdinand lui-même écrivait au nouveau roi une lettre autographe pour le féliciter et pour lui dire qu'il espérait, lui Ferdinand, "voir sa patrie heureuse sous un roi qui avait donné à Naples tant d'éclatantes preuves de sagesse..." On ne connaît pas encore très bien l’histoire de cet imbroglio d'autrefois, qui a fait couler tant de sang et d’encre des deux côtés des Pyrénées. Les papiers que l’on a trouvés dans les cantines et dans les sabretaches de nos officiers, tels que Thiébault, Bigarré, Fantin des Odoards, Parquin, ont éclairé d’une lumière neuve les obscurités de cette tragique aventure. Il serait désirable qu’un écrivain français entreprit une série de narrations romanesques et véridiques sur le modèle des célèbres récits du romancier espagnol Pérez Galdos. La renommée de notre nation n’a rien à craindre sur ce point d’une enquête impartiale.
Là, comme ailleurs, ainsi que l'a montré l’historien Albert Sorel, une force inéluctable, résultat d’un ensemble de conditions historiques, a fait sortir la France révolutionnaire hors de ses frontières et a transformé en offensive hardie la victorieuse défensive qu’elle avait d’abord opposée à l’effort de la coalition européenne. En vérité, la France affranchie et triomphante n'était pas maîtresse d'arrêter son mouvement aux limites où notre sagesse, commodément rétrospective, voudrait la retenir et la comprimer. Il faut savoir dégager sa vue des pauvres figurants et des acteurs éphémères qui apparaissent, les uns après les autres, sur la scène où se jouent les grands drames de l'histoire et de l'Epopée. On a beau dire et beau faire : ce sont les idées qui mènent les meneurs d hommes. Avec l'armée française, les idées de la France nouvelle sont entrées dans l’Espagne d'autrefois. Avec ces habits bleus, roussis et usés au vent des batailles dans les grandes guerres de la République, avec le drapeau tricolore, frissonnant au soleil, avec les tentes où dormit le petit Victor Hugo, fils d'un général qui aima sincèrement l’Espagne, c’étaient, en somme, les principes de 89, la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, les maximes des Etats modernes, les conquêtes intellectuelles et morales de la Révolution qui se révélaient à nos voisins du Midi et du Nord, et qui parcouraient cette route de Madrid, après avoir suivi les routes de Vienne et de Berlin.
La première conséquence de cette démarche, d’abord pacifique, fut l’abolition de l’Inquisition. J’indique ces vues en cheminant et sans insister davantage. Je voudrais que le souvenir de ces événements ne fût pas un perpétuel sujet de malentendu entre nous et nos amis d'Espagne, et qu’on pût enfin parler de ces affaires, vieilles d’un siècle, avec une sereine impartialité. Le patriotisme espagnol est infiniment respectable, et l'on sait les merveilles d’héroïsme dont il est capable : les compatriotes de Corneille et de Victor Hugo ne seront jamais tentés de méconnaître ses droits. Je voudrais aussi que le patriotisme français n’eût pas trop à souffrir de l’évocation des images qui, à chaque pas, sur cette route, sollicitent l'attention du voyageur pensif.
A mi-chemin, avant d'arriver à la montée d'Urrugne, on rencontre à main droite, en contre-bas de la chaussée, le château d’Urtubie. C’est un manoir joli et vénérable, qui a renoncé, depuis longtemps, à tout appareil guerrier. Le châtelain du lieu, M. de Larralde-Diustéguy, maire d’Urrugne et conseiller général de Saint-Jean-de-Luz, n’aurait pas besoin d’archers ni d’arbalétriers pour protéger sa vie, même si le bon caractère de ses administrés et de ses électeurs n’étaient une garantie de parfaite sécurité. Les fossés de cette demeure féodale ont été comblés. Le bois du pont-levis a dû fournir quelques bonnes bûches d’hiver, un peu vermoulues, à des brasiers depuis longtemps éteints. Le vieux castel est tout rajeuni par un manteau de verdure et de fleurs. Les meurtrières sont plaisamment aveuglées par un fouillis de plantes grimpantes. Les mâchicoulis, par où l'on jetait de l’huile bouillante et du plomb fondu sur la tête des gens indiscrets, laissent tomber, à présent, des touffes de clématites jusque sous le nez des rêveurs charmés. Les tourelles sont encapuchonnées coquettement de feuillages frais, dont les découpures ressemblent à des dentelles vertes. Quant aux murs du château, ils m’ont fait songer, tous les quatre, à ce mémorable mur des Romanesques, si verveusement décrit, en rimes riches, par le poète Edmond Rostand :
CHÂTEAU D'URTUBIE URRUGNE - URRUNA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Mais il est admirable.
Ce vieux mur, crêté d'herbe, enguirlandé, couvert
Ici de vigne rouge, Ici de lierre vert,
Là de glycine mauve aux longues grappes floches,
Et là de chèvrefeuille, et là d'aristoloches!...
Il y a, parmi mes compagnons de voyage, un aimable garçon qui est spécialement chargé de nous fournir des renseignements historiques sur les monuments que nous visitons. Il est très fort. Ou du moins il a toujours des réponses prêtes : je le soupçonne de piocher tous les matins son guide Joanne.
— Est-ce qu’il s’est passé des événements importants au château d’Urtubie?
— Oui, des événements de la plus haute importance.
— Quoi donc?
— Eh bien ! Sachez qu’en 1462, Louis XI a pris rendez vous, ici même, avec les rois de Castille et d Aragon.
— Diable ! Et vous ne savez rien de plus récent?
— Si fait. On raconte qu'en 1813, à la fin de la guerre d'Espagne, après la bataille de Vittoria, lord Wellington, général en chef de l'armée anglaise, établit son quartier général au château d'Urtubie. Mais cela n’est pas prouvé...
Ainsi devisant, nous arrivons, par une côte escarpée, aux premières maisons d’Urrugne,
Nom rauque dont le son à la rime répugne.
Le pays, autour d’Urrugne, est très agréable à regarder. Ce sont des ondulations de terre verdoyante et boisée, avec des rectangles de maïs, des touffes de genévriers, des alignements de platanes, des sinuosités de sentiers blancs, des toits de tuiles rouges, un fond de montagnes où l’ombre des nuages laisse traîner, en ce moment, les plis d’une draperie violette. Et tout serait pour le mieux, si l’on n'était pas dérangé, à chaque instant, sur cette route fertile en mirages par la frénésie des automobiles. Les lourdes voitures (vraiment insupportables pour ceux qui ne sont pas dedans) dégringolent les pentes avec des vitesses de projectiles, comme des boulets issus d’on ne sait quels mystérieux canons. Une clameur horrible, quelque chose d'intermédiaire entre le hurlement et le ronflement, sort des flancs haletants du monstre, qui dévore l’espace et, selon l'élégante expression des chauffeurs, "bouffe des kilomètres" en faisant entendre une épouvantable pétarade d’explosions et de détonations. A peine a-t-on le temps de se garer sur la bordure gazonnée du chemin. Déjà le tourbillon vertigineux a disparu, soulevant derrière lui une rafale de poussière. Teuf! Teuf! Teuf! Teuf! C'est effrayant. Et dire qu’il y a des êtres humains sur cette machine!
ROUTE NATIONALE URRUGNE - URRUNA 1903 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Nous nous comptons, pour savoir si personne de nous n'a été écrasé, et nous faisons halte sur la place d’Urrugne, afin d’éliminer, autant que possible, la poussière qui nous envahit et nous suffoque. Tiens! une inscription sur l’horloge de l’église: Vulnerant omnes, ultima necat. C’est à dire: "Toutes les heures nous blessent; la dernière nous tue."
EGLISE URRUGNE - URRUNA 1903 PAYS BASQUE AUTREFOIS |
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