L'OPINION DE PIERRE LOTI SUR LE PAYS BASQUE EN 1908.
C'est en 1891 que Julien Viaud, plus connu sous le nom de Pierre Loti, découvrit le Pays Basque, lorsqu'il fut nommé pour commander le Javelot, canonnière stationnée à Hendaye.
HENDAYE PLAGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Voici ce que rapporta Pierre Loti, dans le journal Le Figaro, dans son édition du 20 mars 1908 :
"L'Agonie de l'Euscualleria.
Notre éminent collaborateur M. Pierre Loti interrompt, pour un jour, la superbe série de ses lettres d'Egypte et veut bien donner à nos lecteurs cette belle page sur le pays, de Ramuntcho, le héros de l'émouvante pièce qui a obtenu un si grand succès auprès des lettrés.
Hendaye, février 1908.
Au pays basque, notre hiver, qui est plutôt nuageux, plutôt tourmenté, nous réserve pourtant d'adorables surprises de tiédeur, dès que se met à souffler le vent du sud, grand magicien de la région.
Ce matin, quand se sont ouvertes mes fenêtres qui regardent l'Espagne, une fête de lumière commençait, sous un ciel idéalement pur. Pendant la nuit, le vent du sud, en un rien de temps, avait clarifié l'atmosphère ; il soufflait doucement, pour nous apporter les langueurs, les limpidités du Midi espagnol, et c'était une trêve de quelques jours à ces longues bourrasques d'ouest, à ces pluies persistantes, qui font de ce pays une autre Bretagne, plus chaude que la vraie, mais aussi verte et aussi mouillée.
Donc, aujourd'hui, fête de soleil par tout sous mes yeux. En face de moi, Fontarabie — qui, dans un avenir prochain, va être, hélas ! irrémédiablement défigurée, — l'antique Fontarabie, aux couleurs de cuivre et de basane, trônait encore telle qu'autrefois, sur son rocher, au pied de la chaîne des Cantabres. Et plus loin la mer — qui va bientôt, hélas ! m'être cachée derrière une ligne de modernes villas — traçait à l'horizon sa tranquille ligne bleue.
FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
A un tel matin une journée a succédé, douce comme en juin. Et l'après-midi j'ai pris la route de la plage. Une petite route étroite, que j'ai connue jadis paisible et charmante ; à présent, rétrécie encore par un tramway, et défoncée par les autos, si impraticable qu'il faut prendre à côté dans les champs.
TRAMWAY HENDAYE PLAGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Elle était tranquille et comme recueillie aujourd'hui, cette plage, dans une quasi-solitude que l'hiver lui a rendue et qui rappelait encore un peu ses chers aspects d'autrefois. Mais pourtant que de dégâts commis déjà sur ces dunes et ces sables, depuis deux ans à peine que des spéculateurs s'y sont abattus ; les ont achetés pour les mettre en rapport! Jadis, c'était un sol exquis, feutré et brodé de ces plantes délicates qui demandent des siècles de paix pour se produire : des mousses d'un velours spécial, des immortelles odorantes et des milliers de petits œillets roses, parfumant les entoure avec leur baume sauvage. De ce sol précieux, il ne reste plus que çà et là des lambeaux ; tout est bouleversé, dénivelé, coupé de larges avenues empierrées que vont border les villas de demain. Les tapis d'œillets roses ne seront bientôt plus ici qu'une légende du vieux temps.
HENDAYE PLAGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
En cette belle journée d'hiver, les intrus cependant n'étaient en vue nulle part, chassés sans doute vers les villes par tant de bourrasques et de pluies qui viennent de passer. On apercevait seulement au loin, sur le sable lisse et mouillé, tout au bord des lames qui déferlaient, des essaims de petits êtres, d'une taille de pygmée, cheminant avec lenteur et sans jeux : trois cents petits garçons et petites filles : les convalescents de la tuberculose ; les hôtes de l'immense sanatorium que j'ai vu tout récemment fonder sur cette plage jusqu'alors déserte, et qui, de saison en saison, développe toujours plus ses maisonnettes à toit rouge, grandit, envahit comme un puissant village. Oh ! les pauvres petits, loin de moi la pensée de protester contre leur présence, si peu décorative soit-elle, puisque cet air marin les sauve. Passe pour le sanatorium envahisseur. Mais les villas, les hôtels, le casino, les croupiers, j'en saisis moins les bienfaits.
SANATORIUM HENDAYE PLAGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
HOPITAL MARIN HENDAYE PLAGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Du côté sud de la grande plage, je regardais maintenant se détacher, sur le fond sombre des montagnes espagnoles, le groupe de ces villas qui ont surgi depuis une année, avec une stupéfiante vitesse, — et je me sentais forcé de convenir qu'elles n'étaient pas laides; que, si l'on s'en tenait là, ce serait acceptable encore. En effet, dans notre infortune, nous avons été assez heureux pour que le chef de l'exploitation ne fut qu'un demi-barbare ; quelqu'un de déjà évolué, qui a dépassé tout de même l'époque du chalet polychrome à clochetons en zinc. Il a compris ce qui n'avait pu entrer jusqu'ici dans les cervelles bouchées des aménageurs de villes d'eaux, à savoir qu'ils ont intérêt, même pour attirer leurs clients, à laisser à chaque pays un peu de son caractère. Et ces villas dont il vient de nous doter sont des maisons basques, interprétées avec une assez louable recherche d'exactitude ; du toc s'y est glissé, il va sans dire; cependant, bénissons le destin qui nous a préservés du "modern style"!
GROUPE DE VILLAS HENDAYE PLAGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Mais quelle mentalité ont-ils donc, en somme, ces malfaiteurs inconscients qui entreprennent d'aménager notre plage ? Ayant sans doute obscurément senti — puisqu'ils sont venus — le charme de l'Euscualleria, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils le détruisent ! Ce charme, ont-ils vraiment cru pouvoir le maintenir ici, rien qu'en recopiant, ou à peu près, l'architecture de quelques maisons surannées ? Et restent-ils incapables de comprendre ce qui va manquer à leur pastiche de ville basque : l'empreinte du passé, le mystère et l'indéfinissable calme, la protection latente des vieilles églises et le chant de leurs cloches, tout l'indicible de ce pays, et son âme enfin, — son âme ombrageuse qui bien entendu fuit et se dérobe à leur seule approche ?...
VILLAS HENDAYE PLAGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
"Nous vous amenons la richesse", disent-ils, de bonne foi sans doute. Et les gens, pris comme des alouettes au miroir, battent des mains à cette annonce, maudissant le prophète de malheur que je deviens, accueillent en naïfs ce semblant de luxe qui leur arrive. Déjà tout change dans la région contaminée et la tradition s'oublie, le béret se démode, la couleur s'éteint; des boutiques, qui étaient gentilles et campagnardes, s'affublent de vitrages "art nouveau" ; le fandango, sur la place de l'église, disparaît devant le quadrille de barrière. Les besoins et les convoitises vont croissant ; telle Basquaise, que j'ai connue charmante un foulard noué sur les cheveux, désorientée aujourd'hui sous son grand chapeau et son grand voile, quitte son travail pour aller jouer à la dame touriste en rôdant autour du casino le soir. Parmi les humbles, quelques-uns des plus avisés commencent bien à dire : "Mais nous payons tout plus cher, et bientôt comment pourrons-nous vivre ?" Attendez, mes pauvres amis ; ce n'est encore que le début ; il ne sera pas pour vous, pêcheurs, ouvriers ou modestes marchands, l'or que jetteront peut-être ici les baigneurs, mais pour les aigrefins qui s'installent toujours à leur suite. Et vos fils deviendront des guides en tous genres à l'usage des étrangers. Quant à vos filles, ce sera pire ; instruisez-vous d'ailleurs en observant Biarritz et Saint-Jean-de-Luz. Tout pays qui s'ouvre au tourisme abdique sa dignité, en même temps que son lot de paix heureuse...
VILLAS HENDAYE PLAGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le déclin magnifique du soleil m'annonçant l'heure où j'avais donné rendez-vous à mes partenaires de "pala", je me suis dirigé vers ce fronton du jeu de pelote, qui naguère attirait sur la plage une affluence purement basque. Et là encore tout était dérangé, meurtri, — car la destruction de cette place du jeu national est, hélas ! décrétée par les nouveaux "aménageurs" de notre bord de mer.
PIERRE LOTI ET LA PELOTE HENDAYE PLAGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
A peine avions-nous commencé de jouer quand même, au milieu de ce désarroi d'abandon, que deux ou trois cents petits spectateurs venaient de près nous enserrer : toujours les hôtes du sanatorium, les petits tuberculeux déjà cicatrisés, en train de refaire ici leurs bonnes joues roses. Oh ! bien gentils, les pauvres enfants, et bien empressés toujours à nous rapporter les pelotes lancées trop haut qui s'égaraient. Certes, j'aimais mieux les voir autour de moi que les touristes qui, cet été — si je n'ai pas déjà dit adieu à ce pays, - viendront m'observer avec malveillance. Mais l'époque, si récente, où il n'y avait personne ! Songer qu'hier encore cette plage admirable n'appartenait qu'aux Hendayais, aux paysans des hameaux d'alentour, et à quelques discrets artistes ! La ligne fière des grands brisants et des sables fuyait alors ininterrompue, s'en allait mourir là-bas au pied de l'abrupte et déserte falaise cantabrique. Et lorsqu'on revenait du jeu de paume, par ces soirs de Biscaye qui sont tantôt limpides et dorés tantôt alourdis de gros nuages fauves, on avait autour de soi d'exquises solitudes, où la silhouette de Fontarabie trônait dans le lointain comme une apparition des vieux temps. Et on était grisé par la senteur des dunes, toutes fleuries d'immortelles et d'œillets roses.
Elle est donc imminente, disais-je, la destruction de ce fronton de pelote, où tant de braves paysans, le dimanche, au lieu d'aller au cabaret, passaient des heures bienfaisantes ! Ayant un peu contribué à faire connaître au monde ce jeu traditionnel des Basques, je croyais qu'on aurait, sur ma prière, épargné ce vieux pan de mur, où je joue moi-même de puis douze ans, et j'avais de confiance adressé ma protestation aux autorités locales, mais pour n'obtenir hélas ! que des paroles de regret courtois.
Je n'ai du reste aucune influence dans ce petit pays d'Hendave. Oh ! peut-être, si j'y avais bâti quelque villa pompeuse... Mais je n'ai voulu y posséder, qu'une maison de pêcheur et j'essaye, pour me reposer, d'y vivre de la vie des simples : alors, plus l'ombre de prestige. Et c'est à tel point que l'un quelconque de ces industriels venus pour spéculer sur les terrains à la plage, éprouvant le besoin de m'invectiver par écrit parce que je n'applaudis pas son oeuvre, a laissé tomber dans sa lettre, après quelques impertinences dénuées d'originalité, cette perle dont il est sûrement incapable d'apprécier toute la mélancolique bouffonnerie : "Si ça ne vous plaît pas, allez-vous-en, monsieur Loti; vous n'êtes plus la curiosité d'Hendaye." Mon Dieu, combien je l'accepterais volontiers, le rôle que ce monsieur m'assigne, en une phrase si lapidaire ! Etre une "curiosité" qui a fini son service de réclame pour la région et qui cesse d'attirer le regard des badauds, mais voilà justement ce qui réaliserait mon rêve ! Quant à m'en aller, c'est entendu. Et les quelques artistes qui fréquentaient aussi l'estuaire de la Bidassoa vont, je suppose, imiter ma fuite: à quoi bon rester, si Hendaye devient une succursale de Biarritz ou de Trouville ? Il m'est pour tant cruel de dire adieu à ce coin de la terre que j'aime encore, et j'aurai peut-être la faiblesse de faire traîner mon départ quelques saisons, tant qu'on ne m'aura pas jeté bas, ce pauvre mur de pelote auquel sont attachés mille souvenirs, — et surtout tant que Fontarabie, là-bas sur la rive d'en face, gardera intacte sa silhouette souveraine.
VILLAS HENDAYE PLAGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
C'est que Fontarabie est menacée du même coup, et là est le plus grave, là, est le vrai motif de ce cri d'alarme que je veux jeter, — oh ! bien vainement hélas ! je le sais d'avance.
En effet, les exploiteurs de notre plage ayant demandé à la commission des Pyrénées le droit de combler une partie de la rivière, côté français, pour y asseoir leur future ville et leurs grands hôtels, les Espagnols, en échange, demandent qu'on les autorise à combler aussi et à établir, en avant du rocher où trône leur vieille cité héroïque, un terre-plein pour y poser des rangées de villas qui masqueront tout, les adorables maisons du moyen âge, le château de Jeanne la Folle et l'église. Si l'autorisation est accordée de part et d'autre, ce sera fini de cette ville du passé, qui était une relique miraculeusement conservée, qui devenait un lieu de pèlerinage pour tous les peintres du monde, qui détenait à elle seule toute l'étrangeté charmante de l'estuaire. Et qu'est-ce que cela va être, ces chalets qui, en guirlande, surgiront de la rive espagnole ? Lorsqu'on observe ce qui se bâtit de nos jours à Irun et autour de Saint-Sébastien (de l'art nouveau allemand, du prétentieux, du saugrenu), il y a bien de quoi frémir ! Je voudrais donc supplier, conjurer nos amis d'Espagne de suivre au moins l'exemple que leur donnent, de ce côté-ci de la frontière, les "aménageurs" français, et de construire comme eux en style basque, par un dernier respect pour leur Fontarabie, et afin de ne pas ridiculiser trop piteusement un site qui fut si beau. Nous sommes, c'est vrai, à l'âge de la laideur utilitaire et de la destruction stupide. Mais une tendance à réagir s'indique toute fois ; on regrette, on proteste ; un semblant de goût s'infiltre peu à peu du haut en bas des couches sociales. Ce scrupule qui fait que, sur notre plage, on va bâtir, au lieu d'une horreur quelconque, une ville pseudo-basque, de loin presque jolie, est un signe des temps, et les fils des demi-barbares déjà capables d'une telle idée seront peut-être les vrais artistes de demain. Il faut songer à la génération qui suivra la nôtre, craindre son jugement et ne pas commettre de trop irrémédiables sacrilèges.
Pauvre pays basque, si longtemps intact, comme une sorte de petite Arabie, défendu qu'il était par sa fidélité aux traditions ancestrales et par son langage qui ne peut s'apprendre, le voici donc qui s'en va tout d'un coup ! Depuis très peu de saisons, le tourisme, qui semblait l'ignorer, l'a enfin découvert. Des milliers d'oisifs, de snobs accourus des quatre vents de l'Europe, s'y déversent en troupeau chaque année ; alors, pour les accueillir et les rançonner, on multiplie les bâtisses à façade tapageuse, les casinos, les voies ferrées et les fils électriques. D'invraisemblables articles de mode arrivent à pleins wagons pour coiffer les jolies Basquaises de la campagne.
Bientôt, plus un village qui ne soit défiguré, comme à plaisir ; pas une chaumière qui ne soit honteusement maculée par les écriteaux de l'"Oxygénée verte" ou de l'"Amer Picon".
AMER PICON PAYS BASQUE D'ANTAN |
Rien à faire contre tout cela, je le sais bien. Mais voici un projet néfaste, en ce moment à l'étude, que je dénonce à la société "Protectrice des paysages français". Entre Saint-Jean-de-Luz et Hendaye, subsiste encore par miracle une étendue de côte magnifiquement déserte ; des falaises restées fières et sauvages.
TRAMWAY CORNICHE BASQUE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Eh bien, on veut, tranchant les rochers, nivelant les sablés, y faire passer une ligne de tramway, pour l'amusement des snobs en voyage. Il y en a déjà tant et tant, de lignes ferrées, à l'usage de ces gens-là, et tant de plages travesties suivant leur goût ! Ne pourrait-on songer un peu aussi aux vrais artistes, et leur réserver un lieu de paix le long de la mer ? Vraiment, il est des sites qu'il faudrait respecter et qui devraient devenir intangible propriété nationale, comme nos monuments ou les objets d'art de nos musées.
TRAMWAY CORNICHE BASQUE PAYS BASQUE D'ANTAN |
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