LE VENDREDI SAINT EN 1908 À FONTARRABIE.
Depuis de très nombreuses années, la semaine sainte est très importante, en Pays Basque Sud, et en particulier à Fontarrabie.
VENDREDI SAINT FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Voici ce que raconta Le Figaro, dans son édition du 18 avril 1908, sous la plume de Paul Faure :
"Le vendredi saint à Fontarabie.
Arriver du Nord, de Paris, en pleine nuit noire, descendre dans une maison dont on ne sait si les façades donnent sur une rue, sur la montagne ou sur la mer, entrer dans une chambre aux fenêtres closes, et le matin les ouvrir, voir ce que je vois, quel enchantement ! Une rivière parsemée de taches blondes qui sont des sables et dont les rives sont, en amont, tellement courbes qu'elles lui donnent l'air fermé d'un golfe, des montagnes aux crêtes molles, puis le tableau de ce cadre, le joyau de cet écrin d'eau et d'air : une cité d'un aspect tel qu'il semble qu'elle ait été bâtie sans utilité, pour le simple plaisir des yeux. Etendue paresseusement sur un petit monticule que baigne la rivière, étalant ses maisons à droite et à gauche comme des bras ouverts, la tour de son église et les murs de son château dépassant de leur masse couleur de la montagne la ligne infléchie de ses toits fanés, puis la surprise de cette merveille : son nom ! Aussi doux, aussi caressant à l'oreille qu'un son de mandoline : Fontarabie !
DEBARCADERE FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Quelle matinée que celle où, en poussant sa fenêtre, on voit cette féerie ! Et se dire que cette rive, ces montagnes, cette cité sont le royaume des castagnettes, des mantilles, des patios et des balcons bombés ! Se répéter cela ! Fontarabie, seuil délicieux de l'Espagne, j'ai voulu m'y arrêter aujourd'hui vendredi saint pour assister à la cérémonie de l'après-midi, qui attire de grandes foules pittoresques venues de la Navarre et du Guipuzcoa.
DOUANIERS FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
D'Hendaye, on prend une barque et en quelques coups de rame on aborde à cette ville précieuse. Je ne sais si aujourd'hui, comme le prétendent des voyageurs, tous les pays se ressemblent, mais j'affirme que cette rive que je viens de toucher n'a rien de commun avec le petit port français que j'ai quitté il n'y a pas vingt minutes. Le changement est aussi complet qu'au spectacle quand le rideau se lève sur d'autres paysages. Dès qu'on a posé le pied sur ce vieux quai de pierre et de mousse, on a instantanément l'impression de l'Espagne. C'est l'Espagne à cause de l'exubérance des petits mendiants, à cause de ce cordier qui va et vient sous les platanes bas de la promenade, à cause des soldats qui ont quelque chose de pas très militaire, une façon paresseuse de fumer, à cause de cet homme qui joue de l'accordéon pour personne, pour son plaisir à lui, à cause enfin et surtout de l'odeur. Comme les plantes, les pays ont une odeur, et l'Espagne sent très fort odeur de peau d'outre, d'huile et d'une herbe à goût poivré dont les Espagnols assaisonnent leurs mets. Que cette odeur soit agréable ou non, peu importe ; elle me plaît, car en la retrouvant c'est l'Espagne que je retrouve comme on retrouve un être en se penchant sur le parfum dont il s'imprègne.
LE PASSEUR FONTARRABIE - HONDARRIBIA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Aujourd'hui, Fontarabie a la parure qui lui convient le mieux : la foule. Chatoyante, extraordinairement animée comme le sont les foules d'Espagne et sur sa houle, un soleil éblouissant dans un ciel tout nu, tout bleu, sans le plus léger nuage. Dès le quai on sent que c'est fête. Gants blancs des carabiniers, châles historiés de leurs femmes, drapeau royal qui, au sommet de leur maisonnette, se plie et se déplie avec infiniment de lenteur comme si une main fatiguée s'amusait sans pourtant se lasser à l'enrouler autour de la hampe et à le dérouler. Mais c'est dans la calle Mayor que l'on pousse le cri de surprise ! Qui ne connaît cette rue de Fontarabie, pareille à une rue d'Orient. On quitte une petite place aveuglante à force de soleil, on passe sous une porte et, tout de suite, on se trouve dans un décor de théâtre. Etroite, elle monte entre une haie de maisons dont une seule suffirait à donner de l'orgueil à une ville ; fastueuses demeures de jadis qui ont conservé sous la visière sculptée de leurs toits en saillie leur allure hautaine de palais. Pour la procession de tout à l'heure, on les a ornées de fleurs et d'étoffes ; tous leurs balcons sont richement drapés. De loin, on dirait d'immenses étendards déployés pour le passage de quelque guerrier vainqueur. Seule, l'église n'a rien. Dans le plein soleil qui est là-bas à l'endroit où cesse la rue ombreuse, se dresse son grand mur pareil à un rempart militaire, il lui donne un aspect dédaigneux, un air de ne pas vouloir participer à la fête.
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Cependant, c'est là, dernière ce mur sévère, qu'a lieu la cérémonie. Pour s'y rendre il ne faut pas songer à prendre la calle Mayor elle est trop encombrée, on mettrait une heure. Je passe par le quai, puis par de petites ruelles désertes et m'y voici. Mais quelle foule ! une foule qui a un flux et un reflux selon que l'on ouvre ou l'on ferme la porte de l'église ; car maintenant elle est à ce point pleine qu'on ne laisse plus entrer que trois ou quatre personnes à la fois. Néanmoins, je me jette dans la cohue, je me laisse porter par le remous, je me faufile à travers les dos et les bras et j'arrive au moment où une sorte de suisse déclare à voix tonnante que l'église est comble. Comme je suis contre la porte, j'en profite pour l'entre-bâiller et j'entre. Le suisse la referme. Je laisse derrière moi une immense rumeur et, je le devine, des poings tendus en menace. Une pièce au bonhomme. Il me prend la main pour me conduire. Un escalier. Une tribune. C'est l'orgue.
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Serais-je devenu aveugle ? Trois flammes que j'aperçois tout à coup me rassurent. L'église est dans l'obscurité, une obscurité de tunnel que l'on a obtenue en bouchant toutes les fenêtres à l'aide d'étoffes qui, réunies, ont des épaisseurs de matelas. Pas le plus mince rayon de jour, il fait aussi noir qu'à minuit. Au fond, très loin, à l'endroit du maître-autel, deux flammes de cierges font reluire on ne sait quoi : candélabres, retable, et dessinent une forme pâle et haute sur laquelle on ne peut se prononcer. Vers le milieu de la nef, une autre flamme ; en la regardant avec attention, on finit par s'apercevoir qu'elle est posée sur le rebord de la chaire et comme plantée dans quelque chose de bas qui a l'air d'un bougeoir. Ainsi, dans cette obscurité, rien que ces trois cierges, rien que ces trois petites lueurs, et qui n'atteignent que les objets placés immédiatement autour d'elles. Dans ces ténèbres s'agite une foule énorme. On ne la distingue pas mais on la devine à une rumeur faite de conversations à voix basse, à des éclats de toux, à des exclamations voilées qui sont des signes d'impatience. De l'orgue, l'impression est presque angoissante. En se penchant sur ce noir et sur ce bruit, on se croirait au bord d'un gouffre où seraient entassés des gens destinés à quelque supplice. Trois heures sonnent. La cérémonie qui n'est qu'un sermon, mais quel sermon va commencer, déclare un voisin que je ne vois pas. En effet, à peine les trois coups ont-ils fini de résonner, qu'on entend des pas qui montent un escalier; puis, contre la flamme qui est sur le rebord de la chaire, apparaît un fantôme, une forme blanche qui, dirait-on, a des ailes. Le fantôme remue, pousse un peu la bougie, puis reste immobile. Prédicateur fantastique ! Est-il jeune, vieux, beau, laid ? Je n'en sais rien; on ne voit pas sa tète, la lueur de la flamme ne l'atteint pas ; on ne distingue, et combien vaguement, que son surplis blanc dont les larges manches forment ces ailes. La rumeur s'est apaisée. La foule est devenue un silence. "Mes frères ! Hermanos mios !" Et le sermon commence.
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Ah ! cet homme ne l'a pas préparé son sermon. Il n'y a pas pensé avec des préoccupations littéraires. Loin de lui, le souci de ne s'exprimer qu'en phrases châtiées. Pour émouvoir, il a des moyens autrement puissants que les élégances de rhétorique. Dès les premiers mots, sa voix est tragique, secouée d'indignation. Le récit qu'il fait de la Passion est brutal, tout en cris, en mots hachés. Les conséquences de la mort de Jésus, il les laisse il ne parle que de ses souffrances physiques, que des étapes de son supplice, et d'une façon telle qu'on dirait qu'il vient à l'instant du Golgotha, qu'il est accouru en grande hâte pour raconter ce qu'il avait vu, tout baigné encore des sueurs de l'épouvante. Plus il parle, plus sa voix devient terrible; pas une seconde elle ne faiblit et pas une seconde ne faiblit l'attention à l'écouter. On est là, avec de la peur sur les nerfs, on se demande s'il ne va pas inviter la foule à le suivre pour punir les bourreaux du Christ comme s'ils étaient derrière l'église, dans l'attente du châtiment. On ne sait plus si on est dans la réalité ou dans de la fiction. On regarde cet homme qui, avec sa tête dans l'ombre, a l'air d'un décapité qui parlerait, on regarde ses gestes violents que secouent ses larges manches pareilles à des ailes agitées par la tempête.
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Au bout de bien près d'une heure, il s'arrête. La voix se tait, les ailes pendent, la foule se détend en chuchotant et en respirant bruyamment. Mais ce n'est qu'un répit. Voilà que le fantôme remue de nouveau. La voix reprend, plus forte et plus indignée : "Les misérables ! Le tuer ne leur suffit pas. Ils veulent le faire souffrir, ils lui posent sur la tête une couronne d'épines. Pauvre Jésus ! Ecoutez-le ! Ecoutez-le ! Les ponen sobre la cabeza una corona de espinas. Pobre Jésus ! Oidlo ! oidlo !" Instantanément, le silence s'est reformé. Le fantôme se tait. Une des ailes se lève, reste tendue dans la direction de la forme blanche qui est là-bas, entre les deux flammes du maître-autel. Et alors, de cet endroit, monte un gémissement qui écorche le silence, un vrai gémissement sorti d'un vrai gosier, et qui dure tant que dure le geste.
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"Les bourreaux ! reprend la voix. Ils lui enfoncent des clous dans les pieds et dans les mains. Pauvre Jésus ! Ah ! pauvre Jésus ! Pobre Jésus ! pobre Jésus !"
Le fantôme se tait. Une des ailes se lève, reste tendue dans la direction de la forme blanche. Et alors on entend des coups secs, des coups de marteau frappant du fer ; puis en même temps, un râle sourd.
"Les misérables ! reprend pour la troisième fois la voix. Ils nouent avec force les cordes qui l'attachent à la croix ! Apretan con fuerza las cuerdas que le sujetan a la cruz !" Le fantôme se tait. Une des ailes se lève, reste tendue dans la direction de la forme blanche. Et alors on entend des crissements de cordes, un geignement de bois, et le râle recommence, affreux et à bout de souffle. Puis plus rien. A ce moment, le silence est tel qu'on croirait qu'il n'y a personne dans l'église. Mais, tout à coup, les deux ailes se dressent vers le ciel, le fantôme clame d'une voix d'épouvante : "Il agonise ! C'est fini ! c'est fini !" De là-bas, d'entre les deux flammes, un cri répond, immense, puis une voix: "Eli, Eli, lamma sabacthani !" Et la voix se casse, puis baisse, baisse, s'éteint dans la mort.
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