ÉLECTION DE PIERRE LOTI À L'ACADÉMIE FRANÇAISE EN 1891.
Le 21 mai 1891, Pierre Loti est le 475ème membre élu à l'Académie Française, en remplacement d'Octave Feuillet.
PIERRE LOTI ACADEMIE FRANCAISE 1891 |
Voici ce que rapporta le journal Gil Blas, dans son édition du 24 mai 1891, sous la plume
d'Emile Bergerat :
"L'honnêteté du premier tour.
Eh bien oui, elle est littéraire cette fois, et rien que littéraire, cette élection de M. Pierre Loti à l'Académie française. Tout le monde s'en réjouit d'ailleurs, moi tout le premier, et de la Madeleine à la Bastille on n'a pas entendu un seul cri de dissidence. Celui de : "Vive Camille Doucet !" domine, et il résume tous les autres, elliptiquement.
L'auteur de "Pêcheurs d'Islande" n'est pas sans doute un des artistes de la langue que la Pénélope du pont des Arts appelle et réclame pour tisser son dictionnaire. Il n'a qu'un lexique maigre, portatif, composé des cent mots de rigueur, avec lesquels on s'embarque sur la mer intérieure du sentiment. Mais à défaut de la puissance du style, il possède l'instinct du pittoresque. Il a le goût de l'ailleurs. Il donne envie de s'en aller. C'est le poète de la colonisation.
Donc, puisqu'il est entendu que l'ogre de Médan les épouvante, les Quarante ne pouvaient, entre les six concurrents qui s'offraient à leur choix, en élire un plus digne que M. Pierre Loti, et l'attente des Muses est comblée. Ce marin leur donne droit à deux militaires, ou trois évêques, ou quatre professeurs, et même à un ministre des finances, en outre.
Ceci posé, je demande la parole.
PIERRE LOTI ACADEMIE FRANCAISE 1891 |
On a tout dit sur l'Académie, tout écrit, et elle vit, comme la Comédie-Française, des lapins mêmes qu'on lui pose. Mais personne que je sache n'a encore signalé à la gaieté publique la cocassité ineffable de son système d'élection. Y a-t-il rien de plus farce que le jeu d'urne auquel elle s'adonne pour immortaliser les gens et qu'est-ce qui vous désopilera la rate si elle reste obstruée devant l'incohérence des jugements que révèlent les scrutins de cette dernière élection ?
Il y a eu six tours d'urne, et au bout de ces six tours seulement, une majorité de lassitude s'est enfin formée sur la tête de M. Pierre Loti, qui n'avait réuni, au premier, que sept voix, soit une de moins que M. Emile Zola lui-même. Comment de ces sept voix le doux ami de la petite Rarahu est-il passé à dix-huit, en six tours, c'est ce que la reine Pomaré elle-même serait bien embêtée, dans sa tombe, d'être obligée de nous expliquer. Car enfin si l'on est le plus digne de succéder à Octave Feuillet quelque part et n'importe où, on l'est tout le temps. Et si on ne l'est pas, on ne l'est jamais. L'immortalité n'est pas, je crois, à bascule, et l'on n'échange pas, sur le Pinde, la rhubarbe contre le séné.
REINE POMARE DE TAHITI |
Si M. Emile Zola a d'abord obtenu huit suffrages et rallié huit zélateurs à sa candidature, où sont ces huit zélateurs (convaincus je suppose) quand au cinquième tour il ne lui reste plus qu'une voix, et, au sixième, rien du tout ? Eclipsés, les huit zolistes ! Voilà ce que j'appelle de la conviction. Cette conscience m'exalte. Voilà qu'en partant de Melun, nous n'étions qu'un. En arrivant à Carcassonne, il n'y avait plus personne, — comme dit Raoul Ponchon.
EMILE ZOLA |
Le peuple demande à connaître les noms des huit braves qui, en vingt-cinq minutes d'esthétique concentrée et tournante, ont pu passer de l'enthousiasme le plus ardent pour l'écrivain de l'Assommoir au fanatisme le plus enflammé pour l'auteur de la Fille de Roland ! Qu'ils exposent leurs huit critériums dans la salle même des séances et que le public soit admis à les contempler sous verre. Ils s'amusent trop tous seuls. Nous voudrions en être. Cette Académie est vraiment le dernier salon où l'on rigole encore. On y fait de la conscience avec des petits papiers et l'on y joue l'immortalité au loto, comme chez la portière de Chantilly, peut-être.
Certes, tel que je me connais, si j'avais été invité, en qualité de ganache nationale, à prendre part à cette petite fête de l'intelligence, j'aurais, sans hésiter et puisqu'il retourne de rire, voté pour M. Leroy de Kéraniou. Cet auteur m'intéresse, d'abord parce qu'il m'est inconnu et ensuite parce qu'il me parait avoir pénétré profondément l'esprit académique. S'il pousse le silence exemplaire de Conrart jusqu'à la cautèle, il sait qu'il suffit de persister pour arriver, et qu'un jour viendra, fût-ce en cent ans, où rien ne résistera à son inédisme obstiné. A chaque décès nouveau, il accumule ses antécédents. Il finira par être connu à force de se présenter. C'est le seul rival sérieux que M. Emile Zola ait à craindre, si son stage dure encore le demi-siècle, à la satisfaction des personnes.
VALENTIN CONRART SECRETAIRE PERPETUEL ACADEMIE FRANCAISE 1635 |
Mais si j'avais voté pour M. Leroy de Kéraniou, d'abord, j'aurais, ensuite, continué à voter pour lui, jusqu'à épuisement, comme un honnête homme que je suis, et rien ne m'aurait fait démordre de cette plaisanterie — qui vaut les leurs ! Oui, l'urne eût-elle tourné onze cents fois et davantage, toujours M. Leroy de Kéraniou aurait retrouvé son nom, une fois au moins, dans les flancs du vase électoral, car une opinion littéraire est une opinion comme les autres, et elle appelle le martyre et le ridicule, ses sanctions.
Jamais vous ne ferez admettre aux esprits ingénus que des esprits supérieurs et vastes, tels que MM. Renan ou Alexandre Dumas, par exemple, dont l'instruction est sérieuse et la critique ferme, passent indifféremment de la grive au merle académique, et qu'ayant dit : "Ce sera M. Zola !" — ce soit M. de Bornier qu'ils urnent ! En art, c'est comme en amour, on gobe ou on ne gobe pas. Qui Bavium odit, Mœvium amet, dit Virgile. Moi, je serais mort sur le cadavre de M. Leroy de Kéraniou.
ALEXANDRE DUMAS FILS |
Aussi qu'arrive -t-il ? C'est M. Pierre Loti qui passe, et avant son heure. Encore une fois nous en restons ravis, mais quelle pétaudière que l'institution ! Au jeu que l'on y joue, elle menace de ne plus recruter que des pis-aller, des "troisième larron" et des ni l'un ni l'autre.
La vérité est celle-ci : en fait d'élection, si élection il y a, sur six tours de scrutin, ou six cents, ou six mille, le premier seul signifie quelque chose, car seul il est honnête et il exprime l'opinion réelle des votants, sans compromissions ni tactique. La preuve en est que, à ce premier tour, c'était M. Emile Zola qui avait rallié le plus de voix, étant manifestement le plus méritant et le candidat de la conscience universelle. Il devait donc être élu.
Après lui venaient ex-œquo M. Pierre Loti et Ferdinand Fabre, et c'était fort bien encore : puis M. Stephen Liégeard, puis M. de Bornier, et enfin mon candidat, l'excellent M. Leroy de Kéraniou. L'ordre régnait en cette Varsovie. Ce premier tour était le bon. Les cinq autres ne sont plus que du gâchis. L'Académie bredouille, et elle divague sous cinq attaques de ramollissement éperdu. M. Emile Zola tombe à une voix, de premier qu'il était passe dernier, et on ne comprend plus rien a ce gueule-la-bouche absurde de l'urne. Qui est le Kéraniou, qui est le Liégeard, où va le Ferdinand, que devient Rarahu, et quel sera l'amant de la vieille Pomaré ? Leroy de Bornier ou Stephen Fabre, ou Henri de Zola, Loti de Kéraniou, bulletins blancs, blancs bulletins, vive Camille Doucet ! et zut alors, si Bertrand est malade ! Voilà la séance.
ECRIVAIN FERDINAND FABRE |
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