TRAFICS FASCISTES EN 1946.
En 1946, la frontière franco-espagnole au Pays Basque est le lieu de passage de divers trafics.
FRONTIERE HENDAYE 1946 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Voici ce que rapporta le journal Regards, dans son édition du 10 mai 1946, sous la plume de
Jacques Méry :
"Trafics fascistes.
Est-il besoin de souligner le caractère authentique et sensationnel de ce reportage que notre
envoyé spécial a rapporté au péril de sa vie ?
J'ai envie de hurler, comme le feraient les crieurs des journaux du soir : "Scandale au pays basque" ou "La cinquième colonne à la frontière espagnole", ou encore "Franco menace la France".
Oui, je n'ai pas le souci de l'esthétique de mon papier, la patience d'amener mon sujet. Il me faut, tout de suite, annoncer que Franco se ravitaille en France, qu'il reçoit clandestinement du matériel pour son armée ; en échange, il nous délègue ses espions.
Cet avertissement donné, j'aimerais vous faire respirer un peu de ce vent du Sud qui souffle dans les pages de Loti et fait danser les notes de Ravel ; vous dire le printemps sur la mer d'où jaillissent là-bas les côtes ibériques ; vous raconter les auberges du dimanche soir dans les villages blancs de montagne, la solitude des sentiers qui accompagnent les torrents. Mais tous ces sentiers mènent en Espagne.
Celle de Franco.
PONT BEHOBIA 1959 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Un reportage sur cette région ? On m'a répondu : "Ce n'est pas difficile. Ecoutez, regardez." J'ai entendu. J'ai vu. Je suis effaré.
Au pays basque, vous le savez, la contrebande est une activité normale. Pêcheurs, paysans "ont ça dans le sang". Même certains douaniers ! D'ailleurs, un contrebandier me le demande : "Est-ce faire du tort à la France que de rapporter d'Espagne des tissus, du café, des oranges, des conserves, des produits introuvables chez nous et hors de prix pour le peuple voisin ? Bien sûr, ces richesses n'alimentent que les consommateurs du marché noir de Bordeaux, de Toulouse et de Paris. Que voulez-vous, les risques et la fatigue du "métier" se monnaient."
J'ai éprouvé la réalité de cette fatigue en accompagnant trois contrebandiers.
CONTREBANDIERS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Ce sont trois garçons de ferme, le jour penchés sur la terre, et la nuit "travaillant" pour le compte d'un commerçant de la ville. Ils marchent vite, avec une régularité de machine. J'ai envie d'abandonner. Maintenant, par précaution, nous nous séparons pour nous rejoindre, par des chemins différents, dans une bergerie posée juste au bord de la frontière. Nous sommes en retard : cachés sous le foin, des contrebandiers espagnols nous attendent avec la marchandise (depuis la fermeture de la frontière les Français ne se risquent plus en territoire étranger, du moins à cet endroit). Tandis que les hommes parlent, je regarde par une petite ouverture. Là, commence le pays de la dictature policière. Des uniformes ! J'alerte mes compagnons. Aussitôt ils enfouissent les sacs de contrebande dans le foin, observent la montagne, me rassurent. Ce ne sont que des douaniers espagnols. Et, de chaque côté d'une frontière illusoire, difficile à délimiter, un curieux dialogue s'engage à la fois en basque, en espagnol et en français. Un des douaniers espagnols :
— Vous avez eu peur de nous ? Seuls, les autres sont à craindre. Ah ! eux !
Les "autres" désignent les phalangistes. Et ces douaniers ont peur des phalangistes qui, à leur tour, se méfient de la police politique. Les policiers redoutent les révoltes d'un peuple malheureux. Au sommet de cette hiérarchie dans la peur, Franco.
Les douaniers s'éloignent. Les contrebandiers sortent de leur cachette, les marchandises aussi. Les gourdes de vin interviennent dans un conciliabule animé. Le marché conclu, l'argent change de poche, les sacs d'épaule et c'est le retour : juste une émotion digne d'un Parisien en vacance et amateur de couleur locale.
CONTREBANDIERS PAYS BASQUE D'ANTAN |
"Fragile : verre".
Mais il y a l'autre contrebande, appelée à Saint-Jean-de-Luz le "grand trafic", celle qui consiste à voler la France pour aider Franco ; celle de la viande, des pneus pour automobiles et surtout pour camions, des pièces détachées pour moteurs, des lampes de radio, des films.
Les grands trafiquants ne m'ont pas accepté dans leur randonnée. Evidemment. Mais, sans difficulté, je peux dévoiler le secret de leur aventure. C'est très simple et la police locale du pays basque ne me contredira certainement pas.
Le bétail qui franchit la frontière est acheté dans des marchés du centre de la France. Les bêtes vont par les routes mêlées à un troupeau dont la vente a été enregistrée. Les boeufs, les vaches arrivent de toutes les directions, sont rassemblés dans des fermes basques. Quelques jours de repos et les troupeaux grimpent vers les sommets, redescendent en Espagne. Environ 60 à 80 têtes de bétail passent la frontière chaque nuit. Ainsi depuis la libération.
Qui l'ignore à Saint-Jean-de-Luz ? Personne.
STE BARBE ST JEAN DE LUZ 1946 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Les pneus (il s'agit bien de ceux que vous ne pouvez obtenir) à la sortie de l'usine prennent le train comme toute marchandise honnête : cependant les emballages portent l'inscription "fragile, verre". Près de Bordeaux, un garage reçoit les pneus. De là, ils sont transportés par la route au pays basque. Alors, vous le devinez, des contrebandiers se chargent de les porter en Espagne. Un pneu, c'est lourd, encombrant, même posé sur deux cannes que deux hommes placent sur leurs épaules. Aussi, le plus souvent, les pneus sont embarqués dans un port de la côte basque. En pleine mer, le bateau de pêche corsaire vide ses cales dans celles d'un bateau espagnol qui, sans se presser, rentrera avec sa cargaison à Fontarabie ou Saint-Sébastien.
Les lampes de radio, les pièces détachées pour moteurs, les films se promènent à travers toute la France et se dirigent chez Franco de la même manière.
Certes, de temps en temps, les services de la douane effectuent des prises, comme le témoignent les chroniques judiciaires de la presse bayonnaise. Les contrebandiers sont arrêtés. Les fournisseurs jamais. Toujours la même chose : ils ont les moyens d'acheter des protecteurs.
Osera-t-on prétendre, à présent, que des sabotages à la production française sont des arguments de réunion publique ? Pourra-t-on nier la complicité des phalangistes et des fascistes, des aventuriers en France ?
Je songe à une farce tragique dont le titre eut un succès : "La non-intervention".
PONT IRUN 1959 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le train fantôme.
Je pense à cet ami qui me confiait à Paris avant mon départ : "Ce n'est pas faire du journalisme que de se mêler à des contrebandiers ou de se déguiser pour traverser une frontière." Je crois, au contraire, que c'est "faire du journalisme" que de tenter de sauver la vérité.
La vérité, l'évidence apportent un démenti incontestable aux Français qui n'admettent pas la permanence du danger fasciste.
Les Basques du village de Biriatou ne voient-ils pas, du côté franquiste, trois casemates dont les armes sont tournées vers la France et une piste nouvellement construite pour le passage des troupes ? N'assistent-ils pas souvent aux manœuvres des 23e et 24e régiments de l'infanterie franquiste ?
Les frontaliers n'ont-ils jamais entendu évoquer le fameux train fantôme ? Ce détail peut sembler trop épisodique, mais il est réel. Les circonstances qui m'ont permis de voir le train fantôme fourniraient la matière d'une nouvelle. Pour l'instant, de ce souvenir je garde un bon rhume cueilli dans la rosée d'un sous-bois rafraîchi encore par la proximité de la Bidassoa (le fleuve frontière). Longtemps le camarade et moi avons attendu.
- Nous ne le verrons pas.
- Si, mais il est trop tôt.
Encore des minutes de nuit, de clapotis du fleuve, de bruissements dans l'air, d'étoiles et — enfin — le bruit lointain. La main du camarade serre mon bras de plus en plus fort à mesure que le bruit s'amplifie, se précise :
— Attention.
Nous faisons corps avec la terre : le train roule devant nous à quelques mètres, plus sombre que la nuit. Aucune lanterne à l'avant de la machine — une machine blindée. Aucune lumière ne trahit un wagon. Un, deux, trois, quatre, dix wagons se succèdent. Sur le toit du dernier, je distingue une mitrailleuse, des corps allongés. Le bruit s'éloigne.
Le convoi transporte du matériel de guerre. Mais il doit rester ignoré des Français, alors qu'il longe la frontière. Chaque matin, le "train fantôme" quitte Irun à 5 h. 10 pour Elissondo.
Mes compatriotes coupables d'amitié pour Franco peuvent vérifier. Je leur donne quand même un conseil : de la prudence. Entre deux et trois heures du matin, le lundi (et les autres jours sans doute), ils risquent un coup de fusil tiré par les franquistes. Après cela ils pourront en appeler au droit international, même s'ils se trouvaient en territoire français !
Lorsque mon ami accepta de me présenter "quelqu'un" pour me conduire à Irun, il ajouta : "Ne me remerciez pas. Dans le cas où la C.I.M (Gestapo franquiste) vous attraperait, vous seriez conduit dans un immeuble très spécial. D'abord, vous y feriez un séjour dans une cave, ensuite au 5e étage vous subiriez un interrogatoire. La chance vous aidant, ce ne serait que Miranda jusqu'au jour où les autorités françaises vous réclameraient. Dans les rues d'Irun, méfiez-vous de certains ecclésiastiques qui peuvent être des Allemands naturalisés et camouflés."
J'ai rencontré en effet, à Irun, beaucoup de curés et davantage encore de mendiants, qui récitent tout haut et inlassablement des prières. Lorsque les pièces ne tombent pas, la prière s'exaspère, les yeux provoquent davantage la pitié et tout se termine par un discret "Nom de Dieu". Non, je n'ai pas laissé écouler la journée dans la contemplation des mendiants.
J'ai constaté la rage de mon guide en passant devant le garage Fiat, situé à la côte de Loye, à Irun. Ce garage renferme, pour le compte de l'intendance militaire franquiste, 668 000 kilos de ravitaillement. A Zarauz, un autre entrepôt contient 66 tonnes de vivres et celui de Lesaca en abrite 101 tonnes. "Pendant que le peuple d'Espagne meurt de faim", murmure mon compagnon. II m'explique : "Le nombre des régiments massés à la frontière est aussi important que celui des troupes qui évoluent à la fois dans la péninsule et le Maroc espagnol. Les fortifications sont édifiées par l'armée d'esclaves que sont les prisonniers républicains.."
"Bonne nouvelle pour Franco."
Franco ne se contente pas de se calfeutrer chez lui. Ses espions sont particulièrement audacieux. Les républicains exilés le sont aussi et c'est ce qui permet de donner une preuve formelle de l'existence des espions franquistes en terre basque.
Un communiqué daté de Saint-Jean-de-Luz nous apprenait, il y a quelques jours, l'arrestation de Baudoin, l'ex-ministre du gang de Pétain. Très aimable envers les franquistes, une rumeur se répandait selon laquelle le ministre fuyard aurait été refoulé à la frontière espagnole. C'est faux. Baudoin était en relation avec Madrid, où tout a été mis en oeuvre pour qu'il puisse s'évader de France. Un lieutenant du service secret de Franco avait été envoyé en France. Et Baudoin fut arrêté en compagnie de cet agent secret. Des précisions ? La carte d'identité trouvée sur le lieutenant de Franco était une carte française avec la mention suivante : "Né à Oloron-Sainte-Marie (Basses-Pyrénées), domicilié à Toulouse depuis 1942."
Franco encore, n'organise pas seulement une filière, un service d'accueil à l'intention des "nazis français" et nazis allemands. Son deuxième bureau bis dispose, dans tout le pays basque, d'un réseau d'espionnage dont les agents sont recrutés parmi les rescapés de la division Azul et les phalangistes les plus fanatiques. Ils sont instruits à l'école du général Moscardo et se spécialisent dans l'observation des activités de l'armée, des usines françaises et dans la surveillance des républicains espagnols en France. Dans le cas de difficultés avec les autorités, les hommes de Franco se déclarent contrebandiers ; ils sont condamnés à une amende, ils la paient.
Je rapporterai ces paroles d'un résistant basque français :
"Franco trouve au pays basque un terrain favorable. Dans ce fief réactionnaire, il a toujours été aidé, les Allemands aussi. Après leur départ, la poche de Royan a pu être ravitaillée par le pays basque. La libération n'a pas apporté l'épuration. La même administration surtout demeure. Des lois valables en France ne sont pas appliquées ici. Rien n'a changé, rien ne changera. L'argent sert un anti-communisme forcené qui conduit à la trahison et le haut clergé donne sa bénédiction. La leçon de la guerre reste sans enseignement. Si je vous racontais..."
PROCESSION ASCAIN 1946 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Tandis que j'écris, dans la rue, les tambourins entraînent une foule joyeuse. Ce soir, les estivants pourront admirer les jolies filles dansant le fandango.
Sur un journal de Bayonne, je lis : "De la déportation à la Haute Cour. M. Ybarnegaray fait une très intéressante conférence. Au cours de cette conférence, M. Ybarnegaray a protesté contre l'emprisonnement honteux du général Weygand."
JEAN YBARNEGARAY PAYS BASQUE D'ANTAN |
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