UN VOYAGE VERS BURGOS EN 1902.
Les voyages du début du vingtième siècle étaient parfois de véritables expéditions.
Voici ce que rapporta le journal La Petite Gironde, dans son édition du 23 septembre 1902, sous
la signature de Gaston Deschamps :
"Au Seuil de l’Espagne.
D’Irun à Burgos, 18 septembre.
Depuis quelque temps, j’entendais chanter dans ma mémoire, avec une insistance singulière, ces vers de Victor Hugo.
L'Espagne me montra ses palais, ses bastilles,
Burgos sa cathédrale aux gothiques aiguilles,
Irun ses toits de bois, Vitoria ses tours,
Et toi, Valladolid, tes palais de familles.
Fiers de laisser rouiller des chaînes dans leurs cours.
A la fin je n'y tins plus. "Qui a bu boira," dit un proverbe. Qui a voyagé voyagera. Un instinct irrésistible m’entraîna vers la gare de Saint-Jean de-Luz, et je pris mon billet pour Burgos. Et pourtant, je l’aime bien, ce cher pays basque. J’en reverrai avec joie les montagnes riantes, les collines fleuries, les rivières limpides et les golfes bleus. Mais aller en Espagne ! voir l’Espagne ! c’est le rêve de tous ceux qui ont lu Don Quichotte et Gil Blas... Quel est celui d’entre nous qui, au collège, entre deux versions latines, n’a pas risqué d'attirer sur sa tête les foudres administratives en lisant sournoisement, derrière une barricade de dictionnaires, l'Espagne de Théophile Gautier ?... Décidément, je cède à la tentation.
Allons ! adieu aux rivages verdoyants de la Nivelle ! Salut aux flots inquiets de la Bidassoa, rivière historique, qui, chaque année, lors des examens du baccalauréat, donne tant de souci aux écoliers de France et de Navarre ! En deçà de la Bidassoa, on est en France. Au-delà, on est en Espagne. Pourtant les deux rives sont habitées par des Basques qui se ressemblent comme des frères, et qui, entre eux, parlent exactement la même langue. Le traité des Pyrénées a coupé cette famille en deux tronçons. Les secrets de la diplomatie sont insondables... D’ailleurs, la frontière est si incertaine, que, maintenant encore, après deux siècles et demi de controverses, la "commission internationale des Pyrénées" se réunit, de temps en temps, çà et là, entre Madrid et Paris, pour examiner ce litige. Les premiers commissaires, naturellement, ont été remplacés autour du tapis vert de la conférence. Mais la question, comme on dit dans le langage des diplomates, demeure éternellement "pendante". Si les questions de ce genre étaient résolues trop vite, à quoi occuperait-on, dans les chancelleries européennes, l’ardeur des secrétaires trop jeunes et l'expérience des ministres plénipotentiaires trop vieux ?
Du chemin de fer, on entrevoit les arbres de cette petite "Île des Faisans" où Mazarin et don Luis de Haro signèrent, en cérémonie, les actes relatifs à l’alliance franco-espagnole et au mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse. Les voyageurs s’étonnent de n'y point rencontrer de faisans. Victor Hugo, notamment, visitant l’île en 1843, s’indigna de n’y trouver que des canards. Je me souviens d’avoir lu, dans un journal d’Hendaye, une explication de ce nom actuellement injustifié. Il paraît qu’aux fêtes organisées en l’honneur du traité des Pyrénées, la table du banquet officiel fut sur chargée d'un si grand nombre de faisans, que les convives, dégoûtés, jetèrent à l’eau ces volatiles. La rivière, aux environs de l’île, en fut couverte Et les bons habitants d’Irun, de Béhobie et lieux circonvoisins, pour se consoler, apparemment, de n’avoir pas savouré le goût de ces faisans, en conservèrent du moins le nom... Je songe — non sans mélancolie — en enregistrant, vaille que vaille, cette anecdote, que les cérémonies de l'île des Faisans furent réglées par le grand peintre Vélasquez, lequel mourut des fatigues imposées à sa scrupuleuse conscience par les mille complications du protocole... Passons.
ÎLE DES FAISANS BEHOBIE 1903 PAYS BASQUE D'ANTAN |
... Jusqu’à ce que le train ait dépassé les limites du Guipuzcoa, — d’Irun aux environs d'Alsasua, — on a l’illusion de n avoir point quitté le pays basque. On est suivi, long temps, par l’ample silhouette du mont Jaïzquivel, admirablement modelé, aujourd'hui, par la splendide lumière d’un ciel sans nuages. Un amphithéâtre de coteaux richement habillés de verdure par la végétation des chênes, des fougères et des maïs, domine cette magnifique baie de Pasajes qui, à elle seule, vaut une escale dans le golfe de Biscaye. Le port de Pasajes communique avec la mer par un étroit goulet, entre deux parois tellement resserrées que cette rade semble, de loin, aussi fermée qu’un lac alpestre. Deux villages de pêcheurs, Pasajes de San Juan et Pasajes de San Pedro, accrochent pittoresquement leurs grappes de maisons blanches aux corniches et aux gradins des montagnes, parmi les genêts d’or et la bruyère en fleur. L’air est si transparent, que je distingue aussi bien que dans une fraîche aquarelle les balcons de bois dont la fine découpure se reflète au miroir changeant de la mer. Que de souvenirs, en ce décor charmant et grandiose ! C’est à Pasajes que La Fayette s’embarqua lorsqu'il alla combattre, dans les rangs des Américains, pour la liberté du Nouveau-Monde. Plus tard, Victor Hugo, déjà parvenu à cette maturité de l'âge où la plupart des hommes renoncent aux vastes espoirs et aux entreprises nouvelles, vint chercher dans ce pays le rajeunissement de son génie...
BAIE DE PASAJES GUIPUSCOA 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Pourquoi donc MM. les ingénieurs de la Compagnie des chemins de fer du nord de l’Espagne ont-ils eu la malencontreuse idée de placer des docks et des magasins entre la voie ferrée et le débarcadère de Pasajes ? Juste au moment où l’on ouvre les yeux tout grands afin de mieux contempler ce paysage enchanteur, c’est comme un fait exprès : une ligne de disgracieuses bâtisses bouche la perspective. On est réduit à se rencoigner dans son wagon, en maugréant. Ce n'est pas la première fois que j’observe, chez les ingénieurs, cette irrévérence pour les beautés de la nature et cette espèce de dédain pour les artistes, pour les poètes qui veulent s’enivrer de lumière et d'azur. Un peintre de mes amis m’a rapporté que la jolie plage de Deva, sur la ligne de Saint-Sébastien à Bilbao, est gâtée par un viaduc qui fait ronfler les trains à deux pas des baigneurs, au-dessus des cabines... En France, les poètes se sont révoltés. Ils ont fondé, sous la présidence de Jean Lahor, une "Société pour la protection des paysages". Quand verrons-nous les Espagnols s’enrôler sous la bannière de Perez Galdos, de Juan Valera, de Pereda ou de Blasco Ibanez pour défendre la figure de la vieille Espagne contre la fantaisie des constructeurs de gares ?
GARE DEVA GUIPUSCOA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Pendant les dix minutes d’arrêt que l’horaire me concède à Saint-Sébastien, je ne vois guère que les maçonneries rouges des Arènes et l’imposante résidence royale de Miramar. Une foule cosmopolite, des personnes fort élégantes, des messieurs tirés à quatre épingles vont et viennent sur le trottoir d’asphalte, devant le buffet. Une troupe d'acteurs glabres et de comédiennes extraordinairement fardées descend d'un compartiment, dans un tohu-bohu de valises, de couvertures et de sacoches, avec toutes sortes de grâces et de gambades...
Un Espagnol assis à côté de moi me dit, avec une gravité qui résiste héroïquement à ce spectacle funambulesque :
— Saint-Sébastien est une belle cité, certes. Rien n’est plus harmonieux que la courbe du rivage où s'épanouit la floraison de ses jardins et de ses villas. Mais Saint-Sébastien n’est pas plus l'Espagne que Biarritz n’est la France, qu'Ostende n’est la Belgique, que Newport n’est l'Amérique. C’est un rendez-vous de mylords et d’hidalgos, de boyards et de magnats, d'archiducs et d’archimillionnaires. Toutes les nations s’y coudoient et s’y amusent. Si vous voulez voir l’Espagne, la vraie Espagne, allez plus loin !
PASEO DE LA CONCHA ST SEBASTIEN - DONOSTIA GUIPUSCOA 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Je vais en effet, plus loin. Les stations d’Hernani, de Tolosa, de Zumarraga me procurent des sensations exquises. Une brise légère anime les tiges brillantes des maïs, et fait courir des ombres caressantes sur l’écorce argentée des platanes. Mais je suis toujours dans la zone des bérets basques. Ce n’est pas encore l’Espagne que j’imagine et dont je poursuis impatiemment la couleur locale.
Un tunnel très long, interminablement long. Et tout à coup le train s'enfonce dans une région dont les traits diffèrent de ce que j’ai déjà vu. A mesure qu’on approche de la vallée de l'Ebre, la contrée devient plus sévère et, par endroits presque farouche.
Le plateau d’Alava est jalonné, de place en place, par des formes massives qui ressemblent à des forteresses. Quelques pauvres villages, aux toits de tuile rouge, se réfugient dans les coins verts de ce paysage pierreux. Une mince rivière serpente à travers les terres, entre deux buissons d'aulnes malingres et de peupliers nains. La campagne est comme accablée par les énormes proportions d’une montagne revêche qui ferme brusquement l’horizon. Les rochers blanchâtres infligent aux habitants de ce canton un éternel spectacle de désolation et de stérilité. Le bourg de Salvatierra se serre autour d'un clocher en forme de donjon, comme s’il avait peur. Je regrette, ici, cette délicieuse jaserie de sources et de fontaines qui est le charme de Guipuzcoa. Les maïs sont chétifs, les chênes sont rabougris, le sol est grisâtre. Quelques troupeaux de chevaux cherchent leur pâture, çà et là, dans l’herbe courte...
SALVATIERRA AGURAIN ALAVA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le déclin du soleil achève d’attrister ces solitudes. L'agonie de la lumière éteint les couleurs. Tout est enveloppé d'une sorte de voile impalpable, qui se pose sur les contours des collines, sur le profil des maisons, sur le rideau lointain des bois. Un reste de clarté attise le miroitement d’une flaque d’eau dans un fossé.
Les villages délabrés semblent collés à la montagne. Leurs fenêtres sont défiantes et menaçantes comme des meurtrières...
CARTE ALAVA PAYS BASQUE D'ANTAN |
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