LA MORT D'HENRI FARGUES EN 1804.
Henri Fargues, né le 13 mars 1757 à Saint-Jean-Pied-de-Port (Basses-Pyrénées), mort le 24 septembre 1804 à Auteuil, est un homme politique français.
Voici ce que rapporta à son sujet, pour son décès, la Gazette nationale ou le Moniteur universel, le
28 septembre 1804 :
"Paris, le 5 vendémiaire.
Eloge funèbre de M. le sénateur Farguet, trésorier du sénat, prononcé à Saint-Sulpice, le 3 vendémiaire an 13, par S. Exc. M. François (de Neufchâteau), président du sénat.
Qui nous eût dit, mes chers collègues, à notre derniers séance, que nous serions forcés de devancer l'époque de nos réunions, pour rendre les derniers devoirs à celui d’entre nous qui paraissait être dans la vigueur de l’âge, et dans la fleur de la santé ?
Il n’avait pas encore atteint sa 47e année. Tout semblait lui sourire. Excellent père , il ne songeait qu'à élever ses quatre enfants. Commandant de la Légion d’honneur, trésorier du sénat, considéré de ses collègues, justement chéri d’un grand nombre des meilleurs citoyens, il se félicitait de pouvoir cultiver des connaissances agréables et des relations utiles. Il disait : "Je suis né heureux." C’est parmi les heureux que la mort choisit ses victimes : et cependant, ceux qu’il faut plaindre, ce ne sont pas toujours ceux qu'elle a moissonnés.
Mais ceux qui leur survivent leur doivent des honneurs funèbres, et c’est le douloureux objet de la cérémonie pour laquelle sont rassemblés les membres de ce corps auguste, oracle et gardien des constitutions de l'Empire français, et ceux de cette Légion, instituée par un héros, et qui a pour devise l’honneur et la patrie. Sénateurs et légionnaires, M. Fargues était bien digne d'être votre collègue ! Quand bien même sa fin n’eût pas été si imprévue, vos justes regrets le suivraient au-delà de sa vie. La carrière de l’homme ne se mesure pas par sa durée plus ou moins longue, et sa brièveté peut être rachetée par des qualités personnelles et par des services publics. C’est à ce double titre que je viens rendre hommage aux mânes de notre collègue, et qu’en m’acquittant d'un devoir, le plus pénible et le plus triste de ceux que ma place m'impose, je puis saisir du moins l'occasion de satisfaire au penchant de mon cœur.
M. Henri Fargues était né à Saint-Jean-Pied-de-Port, ville qui fut la capitale de la Basse-Navarre , et qui est comprise aujourd'hui dans le département des Basses-Pyrénées. Cette ville est aussi la patrie de l’auteur d'un ouvrage espagnol fameux, intitulé l'Examen des esprits.
SAINT-JEAN-PIED-DE-PORT BASSE-NAVARRE |
SAINT-JEAN-PIED-DE-PORT BASSE-NAVARRE |
C’est la bonne éducation qui peut mener à tout. Les parents de notre collègue le firent élever dans le collège de Bayonne ; ensuite il s'occupa du commerce des laines, commerce nécessaire à nos manufactures, et que rend très considérable chez les ci-devant Basques, le voisinage de l’Espagne. M. Fargues avait apporté dans cette carrière des connaissances variées, un caractère ferme et un esprit actif, il se trouva tout préparé aux grands événements de 1789. Il suivit sans effort les routes que la liberté présentait aux Français. Dans le choix de ces routes, il distingua toujours les seules qui menaient au but, et s’écarta soigneusement de celles où nos ennemis se flattaient de nous égarer.
Il débuta par être maire de sa ville natale, dont la position, commandant les passages par où l'on peut venir d'Espagne, avait une grande importance. Les fonctions de la mairie étaient alors très difficiles et souvent périlleuses. M. Fargues était doué d’un grand amour de la justice ; il mérita l’attachement de ses concitoyens.
En 1790, il fut membre de la première assemblée électorale qui eut lieu dans le département des Basses-Pyrénées, pays jusqu'alors indépendant de la France.
CARTE DEPARTEMENT BASSES-PYRENEES 1802 |
Les justices de paix furent un des chefs-d’œuvre de l’Assemblée constituante. Cet établissement doit immortaliser le nom et le génie du malheureux Thouret. Il présentait à M. Fargues une nouvelle occasion de se montrer ce qu’il était. Nommé juge de paix, il fut digne de ce beau titre. Il étouffa tous les procès qui auraient pu éclore, et nulle contestation ne sortit de son cabinet pour aller retentir ailleurs.
Mais les hommes de bonne foi qui avaient embrassé la révolution, ne pouvaient deviner où les entraînerait la carrière orageuse qui s’ouvrait devant eux. Il eût été facile et doux de servir sa patrie, en se bornant à rendre, au sein de son canton, les oracles sacrés de la justice et de la paix. Mais bientôt, de tous les points de notre horizon politique, s’éleva sur nos têtes une tempête universelle. De quelque côté que la France put tourner ses regards, elle ne voyait plus d’amis ; un esprit de vertige agitait indistinctement tous les cabinets de l’Europe ; et nos alliés naturels, les Espagnols eux-mêmes, oublièrent leur intérêt, au point d'être un moment les complices de l’Angleterre. Dans cette grande crise, M. Fargues, né commerçant, puis juge de paix distingué, fut transformé soudain en militaire. Devenu colonel de la garde nationale, ayant de l’ascendant sur ses braves compatriotes, il sut organiser lui-même les régiments de chasseurs basques, dont quatre bataillons ont servi la patrie d’une manière si brillante.
Commissaire près de son district, il employa tous les moyens que le patriotisme pouvait lui suggérer, pour faire subsister les troupes, pour éclairer leur marche et pour adoucir leurs fatigues qu'il partagea souvent lui-même, ainsi que leurs dangers.
Ce fut alors que se forma entre M. le maréchal de l’Empire, Moncey, et M. Fargues, une amitié qui ne s’est jamais démentie ; qui les honore l’un et l’autre, et qui a été profitable au bien de leur pays.
MARECHAL BON-ADRIEN JEANNOT DE MONCEY |
M. Fargues ne fut pas moins investi de la confiance de ce représentant du peuple, de ce brave Ferraud, qui signala par des bienfaits sa mission célèbre dans le département des Basses-Pyrénées, et qui périt, hélas ! victime de son dévouement. Il n’est aucun de vous, Messieurs, qui ne sache à quoi la vertu, le civisme et le zèle étaient condamnés dans ces temps de défiance et de délire. Ferraud fut dénoncé, rappelé et proscrit. M. Fargues avait le tort d’avoir, de concert avec lui, fait tout le bien qu’il pouvait. Il dut être récompensé comme on l’était alors ; il fut constitué en état d'arrestation ; mais tout en lui donnant cette marque commune de l’ingratitude publique, on lui tendit encore une sorte d’hommage ; on ne jugea pas nécessaire de s’assurer de sa personne, et quoique déclaré suspect et prisonnier pendant un an, il fut libre sur sa parole.
Elevé ensuite à la place de président du directoire de son département, il sentit toute l'importance des travaux administratifs, et il se signala dans cette carrière nouvelle. Ce n’est pas à mon sens un faible sujet de louanges. Administrer avec succès un grand département, n’est pas une tâche facile. C’est la meilleure école et le plus sûr apprentissage de l’économie politique. Cette science compliquée ne se devine pas ; on ne saurait l'apprendre uniquement par théorie. Elle se développe par la pratique journalière dans toutes ses parties, surtout dans un département comme les Basses Pyrénées, qui a le triple caractère d’un pays agricole, commerçant, maritime, et qui est encore mêlé de plaines et de montagnes.
Ces fonctions supérieures l’appelèrent bientôt à d’autres plus relevées encore. En l’an 4, il fut élu membre du conseil des cinq-cents : il y développa le courage, l’esprit si convenable au caractère d'un député du peuple, et la sagesse sans laquelle son courage serait souvent plus dangereux qu’utile ; on remarqua cette union de l’énergie à la prudence. Deux ans après, il fut choisi pour le conseil des anciens, par l’accord unanime de l’assemblée électorale de son département. Il fut digne de cet honneur, en se réunissant à ceux qui préparèrent la journée du 18 brumaire, et en concourant au succès de cette journée mémorable. M. Fargues était alors inspecteur de la salle.
Il eut l’honneur d'être placé dans le sénat, au moment même où le sénat venait d'être créé. Le reste de sa vie est bien connue de vous, Messieurs ; il a été plus d’une fois l’objet de vos suffrages, et il aimait lui-même à rappeler souvent ce que vous avez fait pour lui.
Le 3 nivôse an 8, il fut nommé l’un des vingt-neuf qui formèrent avec les deux consuls sortant, Sieyès et Roger-Ducos, la majorité du sénat. Il avait 43 ans. Dans l’assemblée du lendemain 4 nivôse an 8, où le sénat fut complet, M. Fargues remplit les fonctions de secrétaire, parce qu’il était le plus jeune des sénateurs présents. Celles de président le furent par le doyen d'âge, le citoyen d’Aidy, qui avait été membre de l’assemblée constituante. Hélas ! le plus âgé fut bientôt après moissonné ; mais comment le plus jeune l’a-t-il donc suivi de si près ?
Le 8 nivôse an 8, M. Fargues fut élu membre de la commission administrative du sénat. Le 4 thermidor de l’an 10, le sénat le nomma aux fonctions de secrétaire avec le sénateur Vaubois, et, le 3 fructidor suivant, il fut réélu aux mêmes fonctions, en vertu du sénatus-consulte du 16 thermidor.
Présenté au Premier Consul pour la place de trésorier, le second jour complémentaire an 11, il fut nommé à cette place, par message du 5e complémentaire suivant. Les fonctions de trésorier lui étaient données pour six ans ; il n’en a joui qu’un an juste. Vous savez tous, mes chers collègues, de quelle manière terrible il vient d’être enlevé au sénat, à sa famille, à son pays : au sénat, dont les membres le considéraient tous comme un brave et loyal collègue ; à sa famille, dont l’amour, les regrets et les larmes font également son éloge ; enfin à son pays, où sa mémoire doit être en vénération.
Considéré sous deux rapports, homme public, homme privé, M. Fargues mériterait un panégyrique étendu, appuyé sur des faits, et non pas sur de vains discours.
Dans le sénat-conservateur, comme dans les conseils des cinq-cents et des anciens, sa conduite fut toujours réfléchie, il était un des hommes les plus sincèrement attachés au Gouvernement. S’il en a constamment appuyé les projets, c'est qu’il les jugeait utiles au bien de la patrie. Quand on discutait avec lui sur des matières politiques, on voyait le fond de son âme, et l’on restait persuadé que l’amour ardent qu’il montrait pour le chef de l’Etat, était surtout, en lui, la passion du bien public. Il a donc vu avec plaisir l’époque mémorable du 28 floréal, où ces deux sentiments ont achevé de se confondre.
Dans son département, il n’a usé de son crédit que pour rendre service à ses compatriotes, faire régner la paix, et éloigner peu à peu des Basses-Pyrénées tous les pénibles souvenirs, et y placer surtout des sujets estimables. Il a pu jouir récemment d’un triomphe bien doux pour lui : il a présidé le collège des électeurs de son département, de manière à réunir tous les suffrages, il n'avait pas reparu dans son pays depuis sept ans ; il était loin de se douter qu’il revoyait, hélas ! ses chères Pyrénées, pour la dernière fois. Dans cette session, on lui a trouvé un talent qu'on ne lui soupçonnait pas ; il s'exprimait avec facilité et l'on a remarqué que dans ses discours improvisés, il a dit uniquement ce qu'il fallait dire et comme il fallait le dire : la mesure dans les paroles est plus rare que le talent.
Dans son intérieur, M. Fargues était le plus tendre des pères. Il faisait élever avec le plus grand soin ses deux garçons et ses deux filles. Il sacrifiait tout pour faire leur bonheur, il n’avait qu'une ambition : c'était de vivre assez pour assurer leur sort, et pour les établir d une maniéré avantageuse. Sa mort ne leur laisse aujourd'hui que le sentiment de leur perte. Ils peuvent s'honorer du moins de l'avoir eu pour père. La réputation d’un homme vertueux est toujours un bel héritage. D’ailleurs, sous le Gouvernement du Grand Napoléon, il y a désormais un esprit de justice, de suite et de stabilité, qui enlève du moins à l'agonie des pères l’idée désespérante que tout le prix de leurs services sera perdu pour leurs enfants. Le sénat a déjà rassuré ses membres mourants sur l’existence de leurs veuves. Si c’est beaucoup pour les époux, ce n'est pas assez pour les pères. Ceux qui ont des enfants me comprennent sans doute. Le Corps auguste, au nom duquel je parle, ne désavouera pas l’espérance que la patrie pourra considérer comme ses enfants adoptifs les orphelins des sénateurs. Ah ! l’ombre de notre collègue sera bien consolée, elle tressaillera de joie, si elle peut avoir l’idée que le sénat-conservateur regarde ses enfants comme le legs d'Eudamidas.
AIGLE NAPOLEON |
Excusez-moi, chers collègues, si le peu de temps que j’ai eu pour songer, dans mon trouble, à ce que je devais vous dire, me laisse si fort au-dessous de l’honneur d’être votre organe. Je ne sais pas comment j’ai pu ressembler mes idées. J'ai été frappé plus qu’un autre de cette disparition, subite et effrayante, d’un collègue qui m’était cher. Hélas ! la veille même du jour où il fut frappé, il était encore venu épancher dans mon sein des confidences amicales, que je ne puis me rappeler qu’avec un serrement de coeur et des frissons involontaires, quand je vois à quoi aboutissent tous les rêves de cette vie. Ah ! c est au moins le terme des agitations humaines. Osons envisager, sous son vrai point de vue, le calme qui suit les tempêtes.
Illustres membres du sénat, et vous, qui êtes décorés de l’aigle de Napoléon, M. Fargues, votre collègue, fut peut-être aussi votre ami. Nous lui devons tous des regrets. Honorons sa mémoire, en mettant à profit la leçon qu’il nous donne. Son exemple nous prouve combien l'existence est fragile. La longue vie est peu de chose : la vie bien employée est toujours assez longue. Rendons cette justice aux vertus de notre collègue, et tout en méditant sur cette fin si peu prévue, qui nous oblige tous à faire un secret retour sur nous-mêmes, accompagnons enfin, religieusement, la dépouille mortelle de l’estimable Henri Fargues, vers l’asyle de son repos.
AIGLE IMPERIAL NAPOLEON |
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