VOYAGE AU PAYS BASQUE EN 1893.
De nombreuses personnes, écrivains et journalistes, ont écrit des récits de voyage, en parcourant ou après avoir parcouru le Pays Basque.
Voici ce que rapporta à ce sujet La Revue Hebdomadaire, dans son édition du 29 juillet 1893 :
"Au Pays Basque.
Bayonne !... De toutes les portières ouvertes, s’échappe, en tumulte, le contingent habituel des trains de la région : villégiateurs, le plaid sur l'épaule, fonctionnaires en redingote, paysans de la banlieue bordelaise, frères de la Doctrine chrétienne, collégiens et soldats qui célèbrent, par des chœurs de triomphe, la joie des vacances et des congés. La cohue disparaît vite dans les couloirs de sortie.
Allégé de cette foule qui comblait ses wagons, le train se remet en marche et file vers Biarritz. Les chariots ont cessé de voiturer leurs échafaudages de colis, les cages à poules, les paniers, les caisses désignées comme "fragiles" et rudoyées plus particulièrement par les hommes d'équipe à la sollicitude desquels l'expéditeur les a recommandées, les chapelières de famille et ces malles cosmopolites tapissées d’une géographie d’étiquettes aux noms de pays peu connus.
Le quai de la gare est presque désert. Des servantes basques au foulard coquettement niché sur la nuque, regard vif, taille élancée de hanches gracieuses, s’empressent autour de quelques voyageurs échoués devant des tables, au long de la terrasse du buffet. Là, dans le sentier que prolongent, en une perspective infinie, les parallèles des rails, le sol a perdu de sa sécheresse. Les rosées du matin en ont fait un sillon de labour, brun et fumant. Sur l’escarpement des talus, se penchent de frissonnants panaches d'arbres. Les voyageurs s’éveillent, déjà reposés d’une nuit de cahots, et les visages se dérident à l’aspect du soleil paré des grâces du Midi. Peut-être se sentent-ils délivrés des soucis de la veille, des ciels moroses, de la boue des villes commerçantes, débarqués enfin dans le séjour d'une vie fertile en aspects aimables et en plaisirs reposants.
C'est encore la ville, sans doute, mais si près des champs, si près de la mer et de la montagne, à la lisière d’une contrée que peuple une race ardente et sobre, grave et frivole, capable d’héroïsme et, — malgré la proximité des plages luxueuses, malgré ce colportage du progrès dont les excursionnistes parisiens se font les missionnaires, — restée singulièrement fidèle au culte de ses traditions.
Dès les premiers pas, au sortir de la gare, c’est le faubourg Saint-Esprit. Des deux côtés de la voie centrale bordée de constructions récentes, les vieilles maisons se sont retranchées derrière les façades des hôtels et des magasins.
Les Juifs, disent les historiens locaux, furent, vers la fin du seizième siècle, refoulés dans ce quartier. Des règlements leur interdisaient de circuler dans la ville après six heures du soir, et les retardataires étaient aussitôt expulsés, poursuivis à coups de pierres jusqu’au seuil de leurs habitations.
LA PLACHOTTE BAYONNE 1893 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Depuis cette époque, les Bayonnais se sont convertis à des sentiments plus hospitaliers. Mais, en certains endroits, le quartier garde, presque intacte, sa physionomie de lazaret religieux. Dans les ruelles et les impasses, subsistent les ornières du moyen âge. Quelques blanches barbes de brocanteurs apparaissent dans le cadre obscur des boutiques, et des femmes qui passent ont la démarche indolente, les cheveux noirs, le visage du plus limpide Orient.
L'espace, plus loin, se déblaye pour former un vaste débouché de soleil. Devant la coulée de l’Adour qu'enjambe une longue série d'arches, la ville, un décor de stratégie féodale, se masse, prise à la taille par sa ceinture de fortifications agrafée de portes à tourelles et à ponts-levis.
Les fusées des mâts s’élancent de coques goudronnées. Les rives dorment encore, frôlées de barques, et, sur l’horizon, dans les lilas du matin, les montagnes découpent les fantaisies de leurs sommets.
PONT PANNECAU BAYONNE 1893 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Au dedans, les rues se rétrécissent, fraîches par une ombre qui bientôt se dissipe à l’éblouissement des quais, des places et des allées marines. Mieux que les édifices chaudement recommandés par les guides à l’admiration des étrangers, ces rues, — dont M. Duceré, l’érudit bibliothécaire de Bayonne, s’est fait le biographe, — ont conservé, dans le mouvement de leur commerce, une saillante originalité.
L’intimité de la vie journalière, resserrée par le vis-à-vis des fenêtres, s'y concentre, s'y écoule, sans cesse renouvelée, entre des maisons inégales, discordantes de hauteur et d’architecture, pavoisées de contrevents multicolores, ornées de balcons qui suspendent aux façades des hottes de verdure et de fleurs. En certains quartiers, les boutiques s’enfoncent sous ses arcades qui se prolongent comme les promenades des cloîtres et qu'on appelle les "cornières" dans les vieilles villes du Midi. Des groupes de flâneurs vont et viennent sous ces voûtes, s’attroupent à la devanture des magasins, s’éternisent à considérer, sans intention d’achat, des objets de luxe devant lesquels chaque jour, aux mêmes heures, les entraîne leur désœuvrement. Ils se détournent au passage de grisettes filant, bras dessus, bras dessous, escortées par des bandes joyeuses d’employés et de commis. Sur le seuil des portes, les marchandes s'époumonent à crier les fruits et la marée. Une rue s'ensoleille aux étalages des éventails. Au détour, c'est une voie sombre bordée d’échoppes de cordonniers espagnols, taciturnes, les joues noircies par le regain de la barbe mal rasée, accroupis dans les ténèbres sous des régimes d’espadrilles et parmi des monceaux de cuir qui répandent jusqu'au dehors de fortes et humides odeurs. Plus loin, devant les glaces d’un établissement moderne qui affiche les flanelles quadrillées en honneur sur les plages, un jeune vendeur retourne des paletots, infatigablement, et sans que son visage exprime autre chose qu’une application studieuse à ces préparatifs d’exportation. Place de la Cathédrale, juchés sur le siège de leurs landaus, les cochers à couvre-chef verni, à gilet rouge, à courte veste brodée d’argent, caressent du fouet les oreilles des bêtes aux fins jarrets qui, sur les routes pyrénéennes, font sonner les chapeaux chinois de leurs colliers.
Dans une rue populeuse, de nombreux passants se dirigent vers un débit de "vins d'outre" connu de tous les Bayonnais sous le nom de la Peau de bouc. Des ouvriers du port, Basques et Navarrais, tous coiffés du béret national, se pressent autour des tables, fumant des cigarettes et des pipes dont les vapeurs s’appesantissent dans la nuit de l'estaminet. Nul tapage, nul braillement patriotique. La plupart jouent au "muss" ou au "monte" avec des cartes graisseuses sur lesquelles le cœur est remplacé par la coupe, le trèfle par le bâton, le carreau par la rose et le pique par l'épée. Les adversaires enfermés dans un cercle attentif de parieurs, se combattent avec une hideur muette, et seuls les coups de poing qui, sur la table, assènent les atouts, révèlent l’intensité de leur passion. Au comptoir, des servantes versent le rancio, puis, à la demande du client, elles pressent une outre gonflée comme un soufflet de forge, et servent des rasades d'un vin bizarre, violemment capiteux, adhérant au palais par des pellicules qui se dissolvent en une sauvage chalaison de troupeau.
PLACE MONTAUT BAYONNE 1893 PAYS BASQUE D'ANTAN |
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