VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC EDMOND ROSTAND.
Paul Faure a été l'ami et le confident d'Edmond Rostand pendant de très nombreuses années.
LE PEINTRE PASCAU, FAURE ET ROSTAND ET MADAME ROSTAND EN 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN COLLECTION MUSEE BASQUE BAYONNE |
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales politiques et littéraires, sous la plume de
Paul Faure, dans son édition du 1er octobre 1927 :
"Vingt ans d'intimité avec Edmond Rostand.
...La guerre. — Arnaga désert. — Le gramophone de Coquelin, — Projets nouveaux. — Les chênes malades. — L'Amistice. — Départ pour Paris. — La grippe— Illusion et découragement. — L'attente dans l'angoisse. — La fin. — La chambre vide...
Dimanche 24 novembre.
L'anxiété de Jean a été telle, hier, et elle commence à nous tenir si fortement, ma femme et moi, — d'autant plus que les nouvelles reçues aujourd'hui sont précises sur le degré de la fièvre, qui tend à augmenter, — que je lui ai conseillé de partir ce soir pour Paris. Mais il lui faut des papiers que nous devons aller chercher à la gendarmerie d'Espelette.
Nous y sommes allés, lui et moi, ce matin. Tout le long du trajet, nous n'avons parlé que de son père, cherchant à nous rassurer en évoquant les cas de grippe qui n'ont été que bénins.
Nous l'avons accompagné ce soir à Bayonne, pour le train de six heures. Nous sommes rentrés à Arnaga, seuls.
EDMOND ROSTAND
PAYS BASQUE D'ANTAN
PAYS BASQUE D'ANTAN
28 novembre.
Pas de nouvelles hier, pas de nouvelles aujourd'hui.
Nous avons passé ces deux journées sans dire un mot, les nerfs tendus par l'attente du facteur. Il vient, mais ne nous porte que des lettres quelconques. Mieux vaudrait rien que ces enveloppes dont l'écriture n'est de personne de l'entourage de Rostand. Déception, aggravation de notre inquiétude.
29 novembre.
Intolérable journée. Toujours pas de nouvelles. Si Rostand était mieux, quelqu'un de la famille nous l'écrirait, à défaut de Labat, alité, lui aussi, et malade du même mal.
A huit heures, quelqu'un nous porte La Gazette de Biarritz, donnant les dernières nouvelles du jour. On y parle pour la première fois de la maladie de Rostand. Son état, dit une dépêche Havas, serait alarmant.
Nous sommes bouleversés. Nous lisons et relisons la dépêche. Rien à tenter pour avoir des précisions ; le téléphone, à Cambo, ferme à huit heures. Se coucher le plus tard possible, afin d'éviter l'énervement de l'insomnie, c'est tout ce qui nous reste à faire.
EDMOND ROSTAND CAMBO PAYS BASQUE D'ANTAN |
30 novembre.
Hier, j'ai écrit à Rostand pour lui dire que notre pensée ne le quittait pas, qu'il nous tardait de le savoir mieux, que nous espérions que, dès qu'il pourrait se mettre en route, il reviendrait vite à Arnaga achever sa guérison. Et ma pensée a fait le voyage de cette lettre, d'ici à l'appartement du 4, avenue de La-Bourdonnais, où il est en ce moment. Mais lui remet-on son courrier ? Lit-il les journaux ? Ouvre-t-il ses lettres ?
Aujourd'hui, sinistre journée, de toutes manières. Jusqu'à présent, le temps avait été beau. Nous vivions portes et fenêtres ouvertes sur le jardin ensoleillé. Ce matin, nous nous réveillons avec l'hiver. Il fait froid, le vent souffle furieusement, il pleut à torrents. Et nous voilà, par ce mauvais temps, subitement plus coupés de tout, plus isolés ; nous avons la sensation d'être dans une île. Et pas de nouvelles. J'ai téléphoné à La Gazette de Biarritz : on ne sait rien. Pas de lettres au courrier de dix heures. Ce n'est plus chaque heure qui est intolérable, mais chaque minute, car s'il y a pour le facteur une heure fixe qui, maintenant, sera cinq heures après-midi, il n'y a pas d'heure pour le téléphone qui, à tout moment, peut sonner pour nous donner des nouvelles. Nous sommes là dans l'énervement d'attendre à tout instant cette sonnerie.
Le temps passe, et le téléphone reste muet. Est-ce bon signe ? Est-ce mauvais signe ? Si Rostand était plus mal, quel que fût l'affolement de sont entourage, quelqu'un aurait pensé à nous et nous aurait écrit ou télégraphié. Cela est même certain. Nous n'avons donc pas tellement lieu de nous inquiéter. Tout de même, ce silence, de quelque façon que nous l'interprétions, est intolérable ; et s'il se prolonge, si demain je n'ai pas de nouvelles, je partirai pour Paris.
Et la journée glisse d'une lenteur infinie. Elle ne nous fait pas grâce du moindre de ses instants, elle nous écorche de toutes ses minutes, de toutes ses secondes, pèse sur nous de tout le poids de ses heures. Nous la franchissons pas à pas, nous ne faisons qu'essayer de nous imaginer ce qui peut bien se passer là-bas. Et nous cherchons encore une fois à nous rassurer en nous rappelant les grippes que nous avons vues guérir. Et puis, quoi ! Rostand était en excellente santé quand il est parti. Ces mois de grand air à Arnaga lui ont donné une force de résistance qui doit l'immuniser, en quelque sorte. D'ailleurs, la virulence de l'épidémie diminue. D'une façon générale, les cas graves deviennent de plus en plus rares. Et nous en revenons toujours là ! Rostand a tant de dévouements autour de lui qu'on ne peut pas croire que son état devienne inquiétant et que les soins n'aient raison du mal.
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
Nous nous précipitons sur ces conjectures. Mais à peine les avons-nous examinées qu'elles nous paraissent enfantines. Comme si les dévouements et les soins triomphaient toujours ! Comme si, parce que Rostand était, il y a trois semaines, en excellente santé, il était impossible qu'il fût aujourd'hui en danger ! Epuisant va-et-vient de notre pensée entre ces deux pôles : illusion et découragement.
A sept heures, ce soir, une dépêche vient fixer sinistrement nos incertitudes : il est très gravement malade, d'une pneumonie double. Et presque en même temps, ou nous porte La Gazette de Biarritz, qui annonce en grosses lettres qu'une consultation a eu lieu, que son état est considéré comme des plus alarmants.
Alors, nous entrons dans une zone d'ombre, et nous n'osons plus exprimer nos pensées, de crainte que nos paroles ne resserrent encore l'angoisse qui nous étrangle.
Nous n'avons plus maintenant, pour nous rassurer un peu, la ressource du doute. Notre pensée ne peut plus errer à travers les hypothèses. Elle est obligée de se poser, et pour n'en plus sortir, sur une évidence : l'évidence affreuse que notre ami est très mal, qu'il est en danger. Nous sommes comme dans un étau que rien jusqu'à demain ne relâchera plus. L'heure du facteur étant passée et le télégraphe fermé, il n'y a rien à faire qu'à ne pas bouger. Interminables heures ! Et tout, d'Arnaga, devient lugubre, tant il est vrai que les choses les plus gaies d'aspect ne le sont que par le rayonnement sous lequel nous les regardons ! Il me semble que toute chose d'ici augmente mon angoisse en la reflétant. Cette maison a beau n'être que pierres blanches, vases dorés, peintures éblouissantes, tout cela, instantanément, est devenu funèbre, menaçant, hostile, à tel point que si la nuit et la tempête n'étaient pas là, à la porte, je fuirais pour aller ailleurs, dans un hôtel quelconque.
VILLA ARNAGA DE ROSTAND A CAMBO PAYS BASQUE D'ANTAN |
Mais, tout à coup, mon accablement devient un déchirant chagrin. Mon regard vient de se poser par hasard sur le phonographe qu'on a poussé dans un coin, le phonographe de nos dîners sur la terrasse, le phonographe de Kreisler et de Reynaldo, du Liebeslied et de La Barchetta. Il semble terriblement muet, muet, à la façon d'une porte murée.
1er décembre.
Aujourd'hui, détente. Dans son édition de la dernière heure, La Gazette de Biarritz donne de meilleures nouvelles de Rostand.
2 décembre, six heures du soir.
Nous n'avons rien reçu de Paris. Mais, d'après La Gazette, il y aurait tendance à l'amélioration.
Nous nous reprenons à espérer. Et si l'on réfléchit, tous les espoirs sont justifiés. Deux jours de mieux dans une maladie sont presque une certitude que le moment critique est passé, qu'il n'y a plus de dangereux qu'une rechute par insuffisance de soins. Mais sur cela, nous sommes bien tranquilles.
Pour un peu, nous nous réjouirions.
VILLA ARNAGA DE ROSTAND A CAMBO PAYS BASQUE D'ANTAN |
4 décembre.
C'était avant-hier soir, après dîner. Ma femme et moi lisions les journaux autour de la table sur laquelle, il y a deux mois, Rostand s'amusait à faire nos portraits, lorsque, vers dix heures, au moment de regagner nos chambres, le téléphone sonna. Pour comprendre de quelle secousse cette sonnerie nous mit debout, il faut savoir combien elle était insolite, le téléphone, passé huit heures, ne répondant et n'appelant jamais.
Le téléphone d'Arnaga est dans l'office, lequel n'est séparé de la salle à manger que par le vestibule d'entrée. La lumière électrique était éteinte. A tout autre moment, je serais allé en pleine obscurité, tout droit, sans tâtonner, aux commutateurs et au téléphone , mais je commençais à perdre la tête, je ne trouvais pas les commutateurs, je ne trouvais pas mon chemin, dans ma hâte d'atteindre à cette sonnerie qui, dans le noir, vibrait sans arrêt.
Je l'atteignis enfin ; et j'entendis dans l'appareil la voix du receveur de la poste :
— Vous ne connaissez pas l'affreuse nouvelle ? M. Rostand est mort aujourd'hui, à une heure et demie.
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
6 décembre.
Atroce est la minute où l'on apprend un malheur ; mais le pire, c'est après. Sous le coup de foudre d'une douleur morale, comme dans un choc physique, la conscience, et par conséquent la faculté de souffrir, reste quelque temps affaiblie. Sur le moment, on ne comprend pas, on ne se rend pas compte. Plus tard seulement, on découvre dans toute son étendue la perte que représente la mort d'un être cher ; ce n'est que peu à peu que le chagrin se fait sensible, et que s'illumine notre mémoire où vient se refléter, avec une précision cruelle, tout ce que nous aimâmes de celui qui nous a quittés.
Hélas ! rien n'est plus banal que la mort ; mais si familiarisés que nous soyons avec la pensée qu'elle peut, d'un moment à l'autre, s'abattre sur ceux que nous aimons, nous n'en sommes pas moins paralysés de stupeur quand son ombre s'est posée sur l'un d'eux.
La douleur de ceux qui, depuis un mois, vécurent autour de Rostand est peut-être moins insoutenable que la nôtre. Ils assistaient au progrès de son mal, ils le voyaient glisser vers la mort ; inconsciemment et malgré eux, ils s'habituaient sans doute à l'idée qu'ils pourraient le perdre. Tandis qu'ici, nous n'arrivons pas à nous l'imaginer défait par l'agonie, ses yeux et son intelligence se fermant peu à peu aux approches de la mort ; nous n'arrivons pas à le voir autrement que tel qu'il nous apparut ce dimanche de son départ : plein de vie, faisant des projets, pensant au retour. Ah ! il m'obsède le souvenir de ce dimanche d'il y a vingt-cinq jours ! Alors, quoi ! quand, de l'auto, Rostand nous faisait adieu de la main, c'était pour toujours ? Cette main voltigeant hors la portière de la voiture, c'était ce que je voyais de lui pour la dernière fois ?...
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
7 décembre.
Mon ami Louis de Robert est arrivé hier à Cambo, pour y passer l'hiver.
"Je pleure avec toi", m'a-t-il écrit tout de suite.
Et il est venu me voir.
Je n'étais pas entré dans la chambre d'Edmond Rostand depuis son départ d'Arnaga ; j'ai voulu y monter cette après-midi avec mon ami ; et c'est le coeur tremblant que j'ai ouvert la porte.
Le chagrin d'avoir perdu un être aimé ne nous frappe avec toute sa force que lorsque, brusquement, nous nous trouvons dans l'endroit où il vécut. Et avec quelle force déchirante quand cet endroit est un point précis comme cette chambre dont les objets sont là, fixés par les mouvements et les gestes de celui à qui ils étaient familiers !
Cette chambre de Rostand est telle qu'il l'a laissée. Bibelots, meubles, livres, tout est là avec un air de l'attendre, tout est là comme s'il n'était qu'absent : contre son lit, la table de chevet, le paquet de crayons taillés, le cartable tout noirci des bonshommes et des charmilles dessinés aux heures de solitude, les livres consultés sans cesse. Mais combien plus évocateurs encore sont les vêtements que l'on aperçoit, dans une armoire entr'ouverte, pendus à une tringle, et une robe rouge mise pour s'amuser, un soir d'il y a un mois ! Le vent léger qui entre par la fenêtre fait bouger imperceptiblement une des manches, l'anime d'une sorte de vie.
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
Dehors, c'est le jardin et le paysage sur lesquels les yeux de Rostand ne cessèrent de se poser. Impitoyable visage des choses qui ne reflète rien de la douleur des êtres ! Douceur de l'air, beauté de la lumière, pigeons blancs roucoulant sur cette fenêtre, de laquelle, l'autre jour, il m'indiquait les allées où sa fantaisie poétique voulait mettre des jets d'eau ! Et sur tout cela, le vaste sourire du beau temps !
Tour à tour, nos regards vont du jardin à cette chambre ; et ma rêverie, qui s'essayait à idéaliser mon chagrin se changeant en la brutale et simple pensée que Rostand n'est plus, que jamais plus je ne le verrai ni à cette fenêtre ni à aucune autre fenêtre, ni ici ni ailleurs, les larmes que je contenais sortent, dans un sanglot contre lequel toute résistance est vaine.
De Robert s'est approché de moi, m'a touché l'épaule.
— Allons-nous-en, me dit-il, allons-nous-en ! Cela fait trop de mal.
Nous sommes sortis de cette chambre, lui marchant devant moi. En passant devant le cabinet de toilette, j'ai aperçu la canne à béquille d'ivoire dont Rostand se servait à Arnaga, posée avec son chapeau dans un coin, pour qu'il n'eût pas à les chercher l'été prochain, en arrivant.
EDMOND ROSTAND 1903 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire