Méthodes et critères : tel est le titre du chapitre III. Il commence par l'affirmation suivante : reconstruction interne et reconstruction externe se réduisent au fond à une même chose ; elles se fondent sur les mêmes principes et utilisent pour l'essentiel les mêmes techniques.
Luis Michelena insiste sur la nécessité de considérer les éléments de toute reconstruction comme des composantes de structure systématique : c'est, à son avis, le seul moyen d'arriver à une vérité "structurale", sinon "historique".
"Il n'y a pas de science de l'individu", disaient les anciens philosophes. Cet aphorisme vaut en linguistique : le rapprochement de deux formes n'est légitime que dans la mesure où le processus du passage de l'une à l'autre est attesté dans l'ensemble des cas analogues. Ainsi on refuse de tirer sortu, naître, du français sortir, malgré une ressemblance sémantique, parce que de sortir on attendrait sortitu et non sortu, puisqu'on a partitu, punitu, finitu, senditu, errekeritu.
Mais les protoformes reconstruites (ex. bene > mehe) représentent-elles une sorte de notation algébrique qui symbolise simplement des correspondances (le b et le n de bene n'étant que de pures possibilités), ou bien sont-elles des restitutions d'une langue disparue, mais qui a historiquement existé ? Michelena croit avec Meillet que la science n'atteint que les correspondances ; cependant il pense que les reconstitutions atteignent à quelque objectivité.
Et il esquisse une revue critique des moyens qui permettent d'aboutir à des protoformes satisfaisantes :
— observation des traits distinctifs laissés par des phonèmes disparus dans des formes attestées ;
— souci de ne reconnaître les formes restituées que si elles constituent entre elles un système cohérent, et pas seulement avec les formes réelles dont on les a induites ;
— préférence pour les documents les plus proches de l'époque dont on prétend reconstituer les formes ;
— ne pas perdre de vue que la régularité de l'évolution phonétique est souvent troublée par le phénomène de l'analogie qui, selon Meillet, peut engendrer des lois morphologiques aussi rigoureuses et générales que toute autre. Luis Michelena, à ce propos, prend parti pour Kurylowicz et sa théorie relative à la nature des procès dits analogiques ;
— attention aux alternances vocaliques et consonnantiques dont certaines s'expliquent par l'action de l'accent, mais pas toutes : du reste l'accent n'a pas le même effet dans toutes les langues, ni à toutes les étapes de la même langue ;
— détermination de la manière dont pouvaient être distribuées les protoformes et l'aire qu'elles occupaient jadis ;
— recherche du sens premier et précis des protoformes communes ;
— discrimination des catégories grammaticales à travers les textes les plus archaïques ;
Luis Michelena signale ensuite les principaux critères qui peuvent aider le comparatiste, encore qu'aucun ne soit infaillible ;
— "la méthode du changement phonétique habituel" peut suggérer une hypothèse de travail qui aura à être vérifiée ;
— la tendance générale "des langues à abréger les mots" invite à soupçonner les mots longs d'être composés ;
— la "méthode des anomalies" part du principe suivant : plus une forme est anomale, plus elle risque d'être une survivance d'un état de langue primitif ;
— la "géographie linguistique" offre parfois le moyen de dater certains mots ou certaines tournures, mais il faut se méfier des interprétations subjectives : songer aux "aires marginales" dont certains ont majoré l'importance ;
— le "champ sémantique" où vit un mot constitue un "critère interne" qui souvent révèle si ce mot a été emprunté ou non ;
— les "lois synchroniques" dans certains cas suggèrent des hypothèses judicieuses.
Mais, quelle que soit la valeur de ces critères ou indices, Luis Michelena nous rappelle que le fondement essentiel de toute reconstitution est celui des changements phonétiques réguliers.
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LIVRE LENGUAS Y PROTOLENGUAS LUIS MITXELENA
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Le chapitre IV (Langues et protolangues) nous entretient des protolangues et nous en dit les caractéristiques.
Quelques pages répondent aux objections qui opposent la froide technicité des linguistes à la vie exubérante de pensée et de sentiments dont les langues sont le véhicule. — Le terrain de la science n'est pas celui de la philosophie et de la littérature, répond Luis Michelena.
Et voici qu'un jugement de Coseriu oriente le reste du chapitre : "On reconstruit des formes qui peuvent avoir eu historiquement une existence réelle et des systèmes idéaux, mais non des langues historiquement réelles (c'est-à-dire des systèmes complets que l'on puisse intégralement attribuer à tel moment historique et à telle communauté linguistique déterminés)."
Les protolangues sont incomplètes par constitution : elles offrent le minimum de correspondances avec les langues vivantes qu'elles veulent expliquer ; elles constituent des systèmes toujours ouverts à de nouvelles données.
Elles sont pourtant uniformes et unitaires par méthode : car l'idéal de toute science est de réduire le multiforme à l'unité ; mais il ne s'agit en aucune façon (paraît-il) d'une croyance au mythe d'une langue uniforme et peut-être unique, dont nos langues multiformes et multiples représenteraient les débris.
Dans les protolangues il est possible d'établir une chronologie relative entre certains procès, et, en gros, une vague chronologie absolue : ici Luis Michelena marque les limites étroites de la glottochronologie dont on a beaucoup trop attendu, et dénonce la subjectivité des critères de datation.
Les protolangues ne peuvent guère donner de renseignements sur l'aire géographique qu'on voudrait leur attribuer et moins encore nous éclaireront-elles sur la préhistoire des gens qui sont censés les avoir parlées.
En terminant, Luis Michelena salue le protoroman comme une reconstitution dont le latin démontre la validité. On peut donc avoir confiance dans la méthode tant qu'il s'agit de langues peu différenciées ou de dialectes apparentés offrant une documentation abondante et une longue histoire. Quant à la reconstruction à grande échelle, comme celle de l'indo-européen, où l'on vise à recréer une langue antérieure aux protolangues, il faut beaucoup de bonne volonté pour s'y fier.
Le chapitre V revient aux Lois phonétiques pour en faire l'apologie.
Luis Michelena affirme une fois de plus leur existence, reconnaît leurs limites, compare l'évolution des langues avec celle de l'écriture, leur situation avec celle de la physique.
Il n'accepte pas le dogmatisme des néo-grammairiens qui faisaient de ces lois des absolus sans exceptions. Mais il s'oppose en même temps à la thèse de F. Rodriguez Adrados qui doute de la valeur de ces lois dont la simplicité artificielle jure, à son avis, avec la complexité des faits fournis par les dialectes modernes étudiés méticuleusement. Luis Michelena reproche à Adrados une confusion d'échelles : l'étude des dialectes relève de la microlinguistique où le recul manque pour saisir des lois qui ne se révèlent que dans des ensembles : "on ne se sert pas du microscope pour contempler intelligemment l'Adoration de l'Agneau Mystique".
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| FRANCISCO RODRIGUEZ ADRADOS |
Menéndez Pidal est largement cité, qui, partant des prémisses d'Adrados, arrive à une conclusion tout à fait opposée, tout à fait favorable aux lois phonétiques.
Luis Michelena pense que, si l'on ne reconnaît pas la validité de ces lois, c'en est fait des reconstitutions : la foi obstinée des néo-grammairiens, remarque-t-il, a certes parfois butté contre des obstacles, surtout en présence de langues peu systématisées ; mais en général elle a été récompensée par des réussites ; les partisans d'un cours arbitraire des phénomènes "n'ont jamais rien fait d'utile".
Le dernier chapitre est intitulé Présent et Futur. Il est consacré aux relations entre les langues.
Des ressemblances peuvent exister entre langues : il est des coïncidences fortuites plus nombreuses qu'on ne croit ; il en est qui viennent d'expressions élémentaires onomatopéiques (ex. le nom du coucou) ; d'autres sont dues à quelque héritage commun ou à des emprunts.
Luis Michelena distingue avec raison entre affinité, parenté et association de langues. Il ne croit pas, comme Pisani, au mélange des langues en cas de bilinguisme : il pense au contraire que le bilinguisme renforce la conscience linguistique de chaque parler, et que l'unité ne s'obtient que par l'élimination de l'une des langues.
Quelques remarques sur la parenté génétique et sur l'usage de l'arbre généalogique des langues ne cachent pas les difficultés des classements utiles : l'affirmation de parentés linguistiques trop lointaines ou de la parenté universelle des langues ne mène à rien.
Le livre s'achève en constatant que les obstacles rencontrés dans le travail de reconstruction ont beaucoup influé sur les progrès des méthodes linguistiques.
La sécheresse de ce résumé ne peut donner qu'une idée insuffisante de la pensée linguistique si claire et si prudente de Luis Michelena. Il nous paraît difficile de ne pas nous laisser convaincre par sa dialectique serrée. Les seuls points qui nous aient surpris sont : son acceptation d'une vérité purement "structurale" ; sa résignation à représenter par une reconstruction "unitaire" une protolangue en réalité "multiforme" ; la "fiction" qu'il agrée d'une langue qui n'a jamais existé, comme le balto-slave, pour expliquer un complexe linguistique réel ; l'argument étrange en faveur des lois phonétiques, à savoir que, sans elles, on ne saurait faire de reconstruction, comme si celle-ci devait se faire à tout prix ! Ces points indiquent sans doute que Luis Michelena ne se fait pas d'illusions sur les limites de l'esprit humain qui doit souvent se contenter des approches de la vérité, faute de pouvoir l'atteindre elle-même.
En tout cas, ce "discours de la méthode" suppose une longue réflexion, une connaissance approfondie des diverses écoles ou tendances linguistiques et une pratique personnelle des disciplines reconstructives."
A suivre...
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