LA RHUNE EN 1899.
La Rhune (Larrun en Basque) est une montagne de 900 mètres d'altitude, située dans la chaîne des Pyrénées, en Labourd, au Pays Basque.
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal La Grande Revue, le 1er mai 1899 :
La Rhune,
La Rhune est la plus haute cime que nous apercevons dans la chaîne des Pyrénées environnantes. Elle dépasse de quelques mètres les "Trois-Couronnes" qui, plus proches de nous, s'élèvent sur Irun. Pour faire convenablement l’ascension de cette montagne, il faut aller passer la nuit à Ascain et en repartir le matin dès six heures, quand la chaleur n’alourdit pas encore l’air. C’est ce que nous avons fait, Paul Faure et moi. Paul Faure est un ami de Loti que je suis allé retrouver la veille à Saint-Jean-de-Luz. Partis de là, à bicyclette, le soir, vers dix heures, nous avons, par une nuit sans lune, gagne Ascain. La route, bordée un instant par une rivière, coupe droit une campagne verdoyante dont les insectes eux-mêmes s’étaient tus à cette heure, et nous filions dans le silence de tout, avec la sensation de cette eau proche où le premier écart pouvait nous précipiter, n’ayant devant nous, pour nous guider, que le court rayon de nos lanternes. A onze heures nous étions à Ascain, dans nos chambres, que l’hôtelier Otharré, une célébrité du jeu de pelote, nous avait préparées sur un mot de Loti.
Quelques heures de repos et nous voilà debout. Il est cinq heures. Mes volets ouverts, un jour terne entre dans ma chambre avec une fraîcheur humide. Des coqs claironnent dans la campagne. L’église, la vieille église, avec son clocher carré s’érige devant moi, glaciale et nue. Grise est cette première impression d’Ascain par cette aube frissonnante. Mais, dans la salle commune, où une tasse de café chaud nous réconforte, nous perdons, mon compagnon et moi, cette physionomie de gens mal éveillés et cette apparence frileuse que nous avions en descendant.
PLACE EGLISE ASCAIN 1900 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Armé chacun d’un bâton ferré, nous voilà partis. Nous n’avons pas voulu de guide, préférant l'imprévu d'une montée à l’aventure. Il est six heures, comme nous nous acheminons vers la montagne par de petits sentiers qui coupent court à travers des propriétés. Vue d’ici, elle ne nous apparaît pas très élevée, cette Rhune, et il nous semble bien que dans une heure nous en toucherons le faite. Le ciel gris, maintenant, s'est éclairé ; l’air s’est attiédi. Alors c’est exquis. Pas de soleil encore ; mais une lumière claire, limpide, une lumière toute neuve, une lumière pure qui n’a pas encore éclairé les laideurs et les difformités humaines, les mensonges et les hypocrisies de la journée. Le soir, quand elle s'en va, elle paraît triste d’avoir éclairé ces choses. Au matin, elle ne connaît rien, elle est virginale, elle rayonne, et c’est une grande joie qui émane d’elle. La route est douce ; l’herbe est humide de rosée. Nous écoutons, autour de nous, bruire le silence. Ce ne sont que d’indistincts, que d’imperceptibles sons, moins que des sons, une très confuse rumeur de choses, le heurt d'une feuille contre une autre feuille, une détente de brins d'herbe, des éveils d’insectes, toute une vie chuchoteuse qui commence à emplir la nature, tirée par la lumière de son engourdissement. Nous montons ainsi une première heure, sans fatigue, jouissant, au contraire, du clair matin, du paysage calme, de l'air savoureux qui nous baigne, emplit nos poumons, circule en nous et semble nous rendre plus légers, à mesure que nous avançons.
Un instant, nous devons nous effacer pour laisser passer un chariot chargé de pierres, un chariot antique aux roues de bois plein et qui descend lentement et lourdement, avec des arrêts, des saccades et des cahots, traîné par deux bœufs roux, nonchalants et tristes. L'homme qui les conduit nous renseigne sur notre chemin, avec un grand geste vague qui semble nous dire : "Marchez ! Marchez ! C’est tout là-bas, au diable !" Ce qu’il a dû en voir des touristes, cet homme, depuis qu'il conduit ses bœufs, chaque jour, le long de ces interminables descentes !... Son geste, sa façon de branler la tête sous son béret, marquent qu'il n’a pu encore se faire à cette idée que des gens raisonnables puissent, pour le plaisir, s’en aller gravir ces côtes arides, alors qu’il lui semblerait si bon à lui de se reposer à l’ombre des vallées ! Cependant, sans plus nous soucier de la longueur et des difficultés de l'ascension, nous voila repartis, et il y a longtemps qu’il a disparu lui et son attelage rustique dans les sinuosités de la montagne quand nous venons aboutir à l’endroit d'intersection de deux routes. Laquelle prendre ? Celle de droite ? Celle de gauche ? L’homme a omis de nous éclairer sur ce point, et nous sommes perplexes. Car, si d’en bas on croit distinguer nettement la direction à suivre, il n’en est plus de même quand on monte. Perdu parmi les accidents du sol, les renflements imprévus suivis de creux subits, on n’a plus la vision de l’ensemble ; l’œil ne découvre que la partie de terrain limitée par ce pli, ce monticule, cette aspérité masquant tout le reste à une centaine de mètres devant soi. El l'orientation devient difficile. C’est ainsi que, sollicités par deux voies et livrés à notre seul flair pour discerner la bonne nous nous engageons avec décision dans l'autre, erreur qui nous contraignit un peu plus tard, pour ne pas retourner sur nos pas et couper au plus court, à descendre dans l’excavation profonde d'une carrière.
ATTELAGE ET CIDRE DE CONTREBANDE |
Cette carrière abandonnée creusait un énorme bol dans la montagne. Dans ce bol, de gigantesques blocs de granit reposaient, accolés les uns aux autres, se soutenant par leur poids et dressant sur le voyageur téméraire la menace permanente de leur chute. Parmi ces blocs, tantôt juchés sur eux, tantôt pris dans l’étroit couloir qu’ils formaient çà et là, nous avons regagné le bon chemin, rencontrant les ossements d’une bête que le silence d’abandon, l’air abrupt et sauvage du lieu nous eussent presque fait croire antédiluvienne, et qui devait être simplement un bœuf. Nettoyés par les fourmis ces ossements étaient d’une curieuse blancheur et d’une netteté d objets d’art. Nous nous sommes arrêtés devant eux, avec ce sentiment indéfini, cette songerie vague qu’on a devant une inscription funéraire à demi effacée sur les dalles des vieux cimetières. Il était huit heures. Le soleil maintenant épandait autour de nous sa vie lumineuse qui se faisait ardente par degrés. Était-ce cette paix large du matin ? Etait-ce l'atmosphère ? Était-ce moi-même ? Impression venue des choses ou créée par moi ? Longtemps je reverrai ce cahot de pierres toutes dorées de soleil, ces blocs vénérables, à l’ombre desquels je me serais cru au commencement du monde.
CARRIERES FRAYE ASCAIN PAYS BASQUE D'ANTAN |
Nous avons poursuivi notre route. Nous atteignons, aidés de nos bâtons, des hauteurs verdoyantes au delà desquelles il nous faudra redescendre sans doute. Il se fait, non loin de nous, un bruit monotone, ininterrompu, un bruit d’eau qui tombe, dirait-on, un bruit de cascade. En effet, nous découvrons bientôt un ravin où coule de très haut un torrent. L'eau, dont nous n’apercevons pas la source, glisse d’abord entre des roches qui nous dominent, puis, d’un élan, d’un grand jet, d’une nappe large, franchit le vide et vient se briser plus bas pour recommencer à couler silencieuse, parmi les herbes. Nous devons contourner ce ravin, bercés par la rumeur du torrent, peu à peu requis, distraits, absorbés par ce compagnon tumultueux.
CASCADE D'ANDROLA LA RHUNE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Vie magique de l’eau ! Vie chatoyante, vie merveilleuse, vie mystérieuse, faiseuse de rêves et d'illusions ! La voici d'abord dans sa pureté de cristal, courant, fluant entre les roches, limpide et miroitante, enroulée comme une vipère, câline comme une chatte, tendre, fine, coquette, fuyante, tour à tour nonchalante et vive, ardente et glacée. Soudain, elle s’élance, gronde, s’écrase, écume, évoque un désordre de dentelles, les dessous soyeux d’une femme élégante qui a ses nerfs. Mais, déconcertée un instant par sa propre violence, elle tournoie, se ressaisit, vient, voluptueuse, offrir au soleil qui l'irise son cours apaisé. Miroir glauque, elle semble immobile, captive au creux du sable, tandis que plus loin elle ruisselle parmi les mousses, reprend sa vie folâtre et capricieuse, a comme des langues, comme des mains, comme des yeux, comme une chevelure ; et elle chante, elle murmure, elle s’amuse, elle s'égaye, elle s’attriste, elle gémit, elle sanglote. Et je songe au symbole, à l'image tangible que cette eau nous offre des instabilités de la vie, de nos désirs, de tout ce qu’on croit étreindre, saisir, garder et qui fuit, de tout ce qui nous échappe, de tout ce qui nous tente, nous ravit, nous séduit, nous attire, nous entraîne, nous noie !...
CASCADE ZURHUTA LA RHUNE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Maintenant le soleil s’est fait plus ardent. Il pèse sur nos têtes. Nous avons dépassé le ravin, descendu, remonte, fait des détours, et dix heures nous surprennent dans un vallon, étendus sur l'herbe, goûtant quelque repos avant de fournir la dernière étape. C’est ce mamelon hérissé de roches qu'il s agit de gravir. Il est énorme ; il nous écrase de sa hauteur ; il nous fait trouver doux le rude tapis d'herbe où s’étirent nos membres las. Une paresse nous engourdit dans la paix chaude de ce lieu où nous arrive encore le grondement du torrent lointain. Les pensées stagnent. Une douce animalité s’empare de nous. L’herbe est pleine de bestioles qui courent, sautent, s’activent, nous entourent de leur minuscule agitation. Nous voient-ils ? Qne sommes-nous pour eux ? Géants terribles ou débonnaires ? Ils semblent plutôt ne pas se soucier de notre présence, et il faut que nos mains les pourchassent pour produire chez eux quelque perturbation. Peut-être leurs organes trop fragiles et trop menus ne perçoivent-ils qu’une partie de notre corps ? Quelles bêtes monstrueuses avec la paume pour torse et pour membres les doigts doivent leur représenter ces mains suspendues sur leur tête ? Quel continent figure mon bras, quel promontoire est ma bottine ? Touchantes bestioles, vos organes sont à peine plus fragiles, à peine plus menus que les nôtres. Comme vous nous sommes dupes des apparences. Et pour le peu d’espace que nous embrassons en plus, qui nous dit que nous ne nous faisons pas de l'univers, dont une fraction seule nous apparaît, une conception aussi risible que vous ?
Mais voici qu’un bruit de clochettes vient troubler le silence annonçant quelque présence importune. En effet, un touriste, deux touristes, trois touristes surgissent bientôt, montés sur des ânes et dispersés dans le lacis des sentiers. Tête basse, ils vont, ces ânes, le premier surtout qu’écrase le poids d'un gros homme guêtré de jaune et coiffé d'un panama où pend, derrière, un carré de linge blanc. Les deux autres suivent, résignés, porteurs de deux femmes qu’abritent des ombrelles rouges. Une ondulation de terrain nous les dérobe un instant durant lequel le dôme des ombrelles court au ras du sol, comme de mouvants coquelicots. Mais le groupe reparaît. Il reparaît, ici, là, plus loin, emplissant le paysage de sa vulgarité. Et toujours les clochettes tintent au cou des ânes, doux bruit d’appel, plainte discrète qui joint pour nous à l’ombre de cette présence importune, je ne sais quelle pitié pour cette servitude qui passe.
LE GUIDE ITHURRIA ET SES MULETS ASCAIN PAYS BASQUE D'ANTAN |
Désormais le charme est détruit. Certains états de la nature veulent pour être compris la solitude. Celui-ci eût parlé à notre âme attentive. C’est fini. Et nous avons un peu la sensation d’une femme qui, prête à se livrer, se reprendrait. Car la nature a ses pudeurs comme une femme, ses caprices déroutants et ses abandons imprévus. Elle est coquette. Elle voit venir ceux qui l’aiment ; elle sent nos cœurs se dilater. Elle s’attarde, elle sourit, elle nous donne un instant l'illusion que nous allons l’étreindre. Et quelquefois, sans pensées, pareils à elle, animés des mêmes forces obscures et magnifiques, il semble que nous la pénétrions intimement. Mais survient-il un indiscret que, prête à s’abandonner, elle se referme aussitôt, plus mystérieusement.
Les mêmes lignes s’étendent devant nous. Le même air baigne les mêmes aspects. La même lumière les éclaire. Quelque chose, pourtant, a été dérangé dans l’harmonie du paysage. Nous n’avons plus la sécurité d’être seuls sur ces régions élevées. Notre impression s’est faite différente. L’intégralité du spectacle ne nous appartient plus. Nous jouissions de sa beauté totale. Un peu de cette beauté nous est dérobé puisque d’autres curiosités que la nôtre s’y désaltèrent en même temps.
Nous voici debout. Pendant que les touristes suivent une route qui serpente et s’allonge autour du mamelon, nous coupons court parmi les rocs. La montée est raide et presque périlleuse. Derrière nous c’est le gouffre des vallées vertes et de l’eau qui gronde au fond. Nous sommes des fourmis donnant l’assaut à un géant.
DEPART DES TOURISTES ASCAIN 1900 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Là-haut, un petit vent frais nous assaille et fait flotter les pans de nos vêtements, pendant que le soleil rôtit nos têtes. Ce contraste nous saisit. Nous sommes haletants, entourés de ciel et d’espace. Les ânes doivent être perdus dans le lacis des chemins. Car nous n’entendons rien et planons sur du silence et du vide. C’est grandiose et c'est nul. Sommes-nous émus ? Qu'éprouvons-nous ? Je crois que nous n’éprouvons rien, ayant usé toute notre sensibilité en route. Nos yeux machinalement embrassent des étendues. L’heure de midi fait éclater de vie puissante tout ce que nous voyons. Le soleil incendie l’herbe ; le vent se perd dans l’air bleu. C’est de l'apothéose et c'est de la désolation. C’est de la vie et c’est du néant.
Alors il nous faut redescendre. On se tourne une dernière fois de tous côtés. On voudrait n’être pas venu là pour si peu de chose et toucher, avant de partir, le prix de tant d’efforts. On est un peu déçu que ce soit tout. Un regard sur du vide et c’est fini. D'instinct on voudrait s’attarder, découvrir un détail imprévu, admirer quelque chose, s’émouvoir, pleurer, lever les bras. Mais l’enthousiasme ne vient pas. Nos âmes sont inertes dans nos corps fatigués. A partir de ce moment, c’est la descente, sous la chaleur torride, par des chemins aveuglants de réverbération, c’est le retour à Ascain, fourbus et poudreux, le déjeuner sous les arbres riants de l’auberge d’Otharré, la chanson d’un frais ruisseau au bord duquel nous allons nous étendre ensuite, le retour à Saint-Jean-de-Luz, au crépuscule, le dîner au casino devant la mer grondeuse, la promenade faite pour attendre l’heure du train, le fandango dansé sur la place par les filles du pays et dansé aussi sur le quai de la gare, au son de la mandoline par un couple attardé devant le gendarme de service qui sourit. Gestes élégants, gestes caressants, grâce ondoyante et voluptueuse. Dans le train qui m’emporte, puis dans la voiture que je prends à Hendaye, tout cela me poursuit, ondule et se cabre devant moi.
JEAN-PIERRE BORDA DIT OTHARRE |
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