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jeudi 20 janvier 2022

UNE ENQUÊTE À LA FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE AU PAYS BASQUE EN MARS 1935 (deuxième partie)

 

UNE ENQUÊTE À LA FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE EN 1935.


Dès 1934, le journaliste et écrivain Xavier de Hauteclocque mène une enquête sur les frontières de la France.




pays basque autrefois frontiere
HENDAYE VUE DE FONTARRABIE 1935
PAYS BASQUE D'ANTAN


Il détaille son résultat dans le journal Gringoire, dans plusieurs éditions :


  • le 29 mars 1935 :

"... l'auteur accompagne le chef de la police espagnole dans une inspection de la frontière pyrénéenne.



IX Importation de gadoue.



Comment dépeindrai-je don Juan Gamez y Gamez, "Comisario Jefe de la frontera francesa de Guipuzcoà y Navarra", dont la noble et vieille cité d'Irun abrite le quartier général ?



Un de ces petits bonshommes vifs à muscles secs sur charpente fine, qui peuvent tomber les hercules forains. Cheveux noirs, regard noir, complet noir, tout cela adouci par un imperturbable sourire, par une courtoisie pousse jusqu'aux raffinements les plus subtils :


— Excusez mon français défectueux.



Et puis il vous récite sans une faute deux pages de Télémaque afin de montrer que les policiers de son pays ne tiennent pas la langue de Fénelon pour une vieillerie sans intérêt.



M. Gamez est venu me chercher à Hendaye dans l'une de ses trois voitures, pilotée par un agent en service commandé. Par monts et par vaux, des nuages aux précipices pyrénéens, la police espagnole me promène pendant cinq heures d'horloge :


— Pour rendre service à la presse d'un pays ami et pour faire plaisir à M. Picard, dit le comisario jefe.



En somme, le portrait de don Juan Gamez y Gamez peut se résumer en trois mots : un chic type.



On entre en Espagne par le pont international jeté sur la Bidassoa. Côté français, une guérite, un gendarme perdu dans ses rêves, un douanier perdu dans son pantalon tirebouchonnant.



Côté espagnol : des gardes civils à buffleteries jaunes, bicorne de cuir bouilli, carabine au flanc. Des miquelets à bérets rouges. Des carabiniers en uniformes propres et kakis. 




pais vasco guipuzcoa frontera miqueletes
MIQUELETS GUIPUSCOA
PAYS BASQUE D'ANTAN



Une douzaine d'hommes en tenue de campagne. L'impression qu'on traite sérieusement cette affaire sérieuse entre toutes qu'est la surveillance d'une frontière. Mais la pauvre Espagne "retarde" ; l'opulente France "marche en tête du progrès". Nos manuels primaires et nos démagogues de Sorbonne en jurent leurs grands dieux.



...On suit le cours de la Bidassoa qui sépare les deux pays sur une quinzaine de kilomètres.



Rive sud, territoire espagnol, cinq postes de carabiniers : trente hommes.



Rive nord, territoire français : personne.


— Il n'y a pas beaucoup de monde de mon côté, dis-je.



M. Gamez me répond, indulgent et affable, que la France est puissante et paisible. Elle n'a pas besoin de se garder aussi sévèrement que l'Espagne.


— D'ailleurs, ajoute-t-il, ce qui peut entrer clandestinement de chez nous chez vous est inoffensif. Des vaches, par exemple, qui ne coûtent pas cher de ce côté-ci, et des manœuvres portugais, qui viennent se faire embaucher dans vos usines et dans vos fermes. Vous les accueillez à bras ouverts : ils travaillent à meilleur compte que vos ouvriers. En riant :


— J'oubliais les bas de soie. On passe beaucoup de bas de soie en fraude. Vingt mille paires dans chaque ballot qu'on roule à flanc de montagne et qu'on hale à travers le fleuve. Les mollets de vos belles filles n'en sont que plus aguichants.



Nous passions devant un gué ou devant l'autre, devant un endroit où n'importe qui, n'importe quoi pénètre de chez eux chez nous, puisqu'en face du poste espagnol il n'y a pas de poste français.


— Ici, le gué des vaches, disait M. Gamez,


Ailleurs :

— Les Portugais franchissent le fleuve à cet endroit.



Je me rappelle que le "sentier des Portugais" se trouve devant l'aqueduc, avant arriver à Vera. Les bas de soie, eux passent partout.



Bénéfice : un franc par paire. Tant pis pour nos bonnetiers.



Si les vaches espagnoles viennent en France, elles beugleront en bon français. Tant pis pour nos paysans. Et les Portugais seront encore plus gais s'ils enlèvent le pain de la bouche à nos ouvriers. Tant pis pour nos chômeurs. Si l'Administration gardait le cours de la, qui est-ce qui noircirait des paperasses dans les bureaux pour remplir les cartons verts ?


— Je crois qu'une autre contrebande s'exerce aussi dans cette région. Celle des terroristes. Vos massacreurs rouges d'Oviedo, monsieur Gamez ?



Regard du coin de l'oeil. Est-ce que je parle sérieusement ?


— Il me semble, répond-il avec douceur, que ces "terroristes" changent de nom lorsqu'ils arrivent chez vous. Ne les appelle-t-on pas "réfugiés politiques" ? S'il ne tenait qu'à nous autres...



Coup au but. J'encaisse. Hé oui ! si les frontières françaises ne sont pas gardées, si toute la lie du globe coule chez nous à pleins bords, la faute n'incombe pas à des exécutants trop peu nombreux et privés des moyens d'action les plus rudimentaires : à des douaniers, à des gendarmes, à des policiers. Ce flot de gadoue vivante, la canaille politicienne en veut pour fumer ses champs d'épandage électoraux. Ces messieurs ne trouvent pas assez de repris de justice sur place pour les faire élire et pour les défendre, le cas échéant, contre l'indignation de leurs compatriotes. Ils importent des tape-dur en série. Cela se fait à ciel ouvert, jour et nuit, depuis des mois.



Tant pis pour nous tous.



Arrêt à Elissondo, une exquise petite cité de cette Espagne basque, propre, saine, laborieuse et pieuse. Tout le monde salue le padre, le bon vieux curé. Quand tintent les cloches, toutes les femmes se signent, même les plus jeunes et les plus belles. On dirait que ce geste ancestral couvre un peu plus leur beau corps svelte, robuste et vêtu de loir.



Apéritif au "Club de l'Union populaire", vaste salle propre à miracle, meublée de fauteuils de cuir et de billards russes, lui occupe tout le premier étage d'un adorable logis juché sur des piliers où le soleil l'hiver découpe des arceaux d'ombre pâle. Le soir, en rentrant du labour, de la vigne ou de la chasse, les grands diables de pelotaris viennent y parler politique avec une sage rudesse, tandis que filles, épouses ou mères apprêtent le repas frugal des maîtres et seigneurs dans les maisons aux tuiles dorées.



Arrivent les autorités du lieu. Le capitaine les gardes civils, un bel homme à figure de prélat, bottes vernies, grande cape noire à revers rouges. Et le jeune lieutenant de carabiniers, tête énergique de sabreur sur un dolman bleu sombre à brandebourgs.



On déguste un doigt d'absinthe authentique.


— Quelles nouvelles ? demande le chef de a police. 

— Rien, dit le capitaine.



Et le petit lieutenant ajoute :


— On les a laissés entrer en France, naturellement.



Silence gêné. Le petit lieutenant rectifie : 

— Je veux dire qu'ils sont arrivés à entrer en France.



Pedro Perez Garro et Gregorio Lopez Perez rentrent fourbus, blancs de fatigue et noirs de crasse. Voilà deux jours que ces agents de la "police de la frontera" suivent la trace, dans les forêts et les gorges, des chefs anarchistes qui se sont couverts de sang à Oviedo.



Nous étions sur leurs talons, dit le premier Perez. Nous les aurions rejoints si...



II s'assied, frotte ses jambes lasses.


— ...Mais il n'y avait personne, comme toujours, de l'autre côté, souffle le second Perez.



Encore un silence.


— A votre santé, monsieur, me dit obligeamment le capitaine.



Et je sens qu'en lui-même il trinque d'autre façon :


— Puisqu'il vous faut à toute force des fusilleurs de bourgeois, des égorgeurs de gendarmes, puisque votre pays est affamé de racaille étrangère, à votre santé, señor français.

— Notre santé n'y gagne rien, señor capitaine, pensais-je.



On traversait Vera, grosse bourgade frontière.



Rues vides, muettes. Des feuillages vivaces grimpaient sur l'ambre d'antiques murailles, masquant les fenêtres étroites. Les fontaines jasaient dans un silence attentif. Ces ruissellements, ces chuchotements de cristal et les flammes sombres que le couchant allumait sur les margelles patinées, rien d'autre ne semblait vivant.



Dans ce silence, on sentait pourtant comme une respiration, des yeux invisibles observant le passage du chef de la police de Guipuzcoà et de Navarre.



M. Gamez me demande :


— Vous n'entendez rien ? Vous ne voyez rien ? Ecoutez, regardez.

— ?...

— Ici se trouve le centre de la contrebande d'armes. Celles qu'on envoie de France à nos anarchistes, par voie de terre. Car le trafic maritime se fait par Fontarabie. Nos Basques sont religieux, paisibles, attachés aux traditions, mais ils ont la contrebande dans le sang. Les caisses pesantes qu'ils apportent de chez vous, la nuit, dites-leur que ce sont des fusils en pièces détachées, des mitrailleuses, des balles, des grenades, et que tout cela, aux mains des rouges, tuera, un jour ou l'autre, des êtres inoffensifs, de vieux prêtres, de pauvres nonnes, des enfants de gardes civils, ils se signeront, peut-être, mais ils ne vous croiront pas.



A chacun sa contrebande. Pour l'Espagne, du bétail, des manouvriers et des bas de soie. Pour nous, des outils de mort. Je ne m'en sentais pas plus fier...



Nous avions déjeuné au pont de Dancharia.



Succulent repas campagnard dont un cochon fraîchement occis faisait les honneurs. Riniones, morsilia. Des montagnes forestières tout autour, une vieille tour de guet carliste s'arrêtant de crouler, au-dessus de nos têtes, pour nous permettre de manger en manches de chemise sur le pas de la porte, en plein mois de décembre. Et le bourguignon, le soleil qui prend ses vacances dans ce pays idyllique, criblant d'étincelles nos verres emplis d'un coquin de petit vin, traître et fumeux comme la poudre !



Non, je ne vous donnerai pas l'adresse de cette auberge. Trop d'amateurs gâtent les fourneaux et vident les tonneaux.



Pantaléon et Antonio nous tenaient compagnie. Agents de la "Seguridad", ils surveillent le pont et servent d'avant-poste aux quarante-huit gardes civils et carabiniers de la région.



De l'autre côté du ruisseau, une silhouette vêtue de bleu et de noir. Un douanier français.



Le douanier. Lui porter un verre de vin ? Il aurait verbalisé pour délit de contrebande.


— A la bonne vôtre, senor, et à celle du pauvre compère de l'autre côté du pont, qui ne peut pas trinquer puisqu'il est tout seul.



Ses trois camarades et les cinq gendarmes sont à Espelette, à huit kilomètres d'ici.



Neuf Français. Cinquante Espagnols. Tout près de ce pont, en pleine montagne, se cache une de ces "usines" allemandes qu'un hasard providentiel fait éclore aux lisières de notre pays, discrètement, rapidement, silencieusement, comme naissent les champignons, où la surveillance se relâche tellement qu'elle devient nulle.



...Après cinq heures de course, l'apéritif et le déjeuner, la voiture de M. Gamez me ramène à Hendaye. J'essaye de témoigner faiblement ma reconnaissance pour la police espagnole en glissant un billet de cinquante pesetas au chauffeur. Il me le rend avec un sourire étonné, quelque peu hautain.



Détail infime. Le jour n'est pas venu, cependant, où les policiers chargés de nous garder tous rouleront en de confortables automobiles dont les chauffeurs pourront refuser cent francs de pourboire légitimement acquis.



... X Statistique.



Ni M. Picard, chef du secteur français, ni M. Gamez, chef du secteur espagnol, ne pouvaient me fournir les chiffres qu'on va lire. Et je ne leur ai pas demandé de violer à mon bénéfice le secret professionnel. Je crois cependant que ce tableau comparatif exprime à peu de chose près la réalité. Il s'agit des effectifs qui surveillent quarante kilomètres de frontière, de Hendaye à Dancharinéa, soit un cinquième de la zone territoriale sud-ouest :



Français :

Postes                                          Agents                              Effectifs

Hendaye-pont international ... Gendarmes (4 brigades) ........ 20 

Béhobie                                  ... Douaniers                                  30

Cours de la Bidassoa               Gendarmes ...  0    Douaniers ... 0

Herboure-col d'Ibardin ...         Gendarmes      0    Douaniers  .. 4

Sare-col de Lizariéta                Gendarmes      4     Douaniers    0 (?)

Espelette-Dancharinéa ....       Gendarmes      5     Douaniers     4

                                                                                    Total ........... 67



Auxquels il faut ajouter, pour le contrôle des passeports, les arrestations éventuelles, la protection des personnages politiques qui passent la frontière : un commissaire spécial chef de secteur, cinq agents.



Espagnols.

Postes                                                Agents                                                Effectifs 

Irun-pont international                   Gardes civils (gendarmes)                 150 

Fontarabie-Saint-Sébastien          Carabiniers (douanes militarisées) ..   70 

                                                         Miquelets (garde nationale basque). 100 

Béhobie ....                                      Gardes, etc.                                           30 

Cours de la Bidassoa (les 5 gués) Carabiniers                                           13 

                                                         Gardes civils                                          10 

Lesaca                                              Carabiniers (à cheval et à pied)          25 

                                                         Gardes civils :                                         8

Echalar-col de Lizariéta                 Carabiniers .                                          35 

                                                         Gardes civils                                           5 

                                                         Capitaine des gardes                             1 

Elizondo-Dancharinéa ................  Gardes                                                     5 

                                                         Lieutenant de carabiniers ......               1 

                                                         Carabiniers                                            41

                                                                                                  Total ........    524



Auxquels il faut ajouter le chef de la police frontière pour les provinces de Navarre et de Guipuzcoà et trente agents."


A suivre..




.


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