L'évocation de ces souvenirs douloureux avaient profondément remué Cochequin. D'un mouvement rapide, il écrasa une larme imprudente qui s'était aventurée jusqu'au milieu de sa joue et me servit aussitôt, sans crier gare, une nouvelle rasade d'anis.
Au même instant, la porte d'entrée s'ouvrit brusquement. Deux hommes, coiffés d'un large béret incliné sur l'oreille, à la mode espagnole, s'arrêtèrent sur le seuil, dès qu'ils m'aperçurent. Ils se découvrirent gauchement, ne sachant quelle contenance garder. Fort heureusement, Cochequin vint aussitôt à leur secours.
— Approche Pétié et toi Chanchoun. C'est un ami. Alors, quelles nouvelles ?
— Eh ! bien, patron, la première patrouille a quitté le poste, il y a de cela vingt minutes. Nous l'avons filée. Le brigadier est accompagné du "maigre", du "nouveau". Ils ont pris le sentier à gauche du Choldoko-Gaïna.
BASSIN DU CHOLDOCOGAGNA URRUGNE - URRUNA PAYS BASQUE D'ANTAN
— Bon. Tenez, buvez un verre. Et puis, reprenez la garde. Je serais bien surpris, si, d'ici une heure, vous n'aperceviez pas la seconde patrouille.
— Entendu patron.
Cochequin s'était levé. Il avait consulté sa montre, réfléchi un instant. Le temps de saisir son makila, cette canne basque dont l'intérieur cache une pointe d'acier en forme de stylet, et il m'entraînait dans la rue.
MAKILA PAYS BASQUE D'ANTAN
— Il nous faut partir. Il s'agit maintenant de faire vite, car je redoute la sortie des autres. Si ces bougres étaient malins — ils le sont quelquefois — ils nous prendraient ce soir dans un étau. Bah, nous verrons bien.
La nuit était extrêmement favorable aux contrebandiers. Des centaines d'étoiles, mais pas le moindre bout de lune. Nous étions arrivés au pied de trois pics rocheux, situés à quelques deux cents mètres de l'église de Biriatou. Cochequin me saisit le bras et me dit à vois basse :
— Tu vois, cet ensemble de rocs constitue le Choldoko-Gaïna dont parlaient mes hommes. Les gabelous ont pris ce chemin, là, à ta gauche. Il nous faut les repérer et, si possible, les gagner de vitesse. Suis-moi sans peur. L'escalade est facile.
BASSIN DU CHOLDOCOGAGNA URRUGNE - URRUNA PAYS BASQUE D'ANTAN
Lorsque nous arrivâmes au sommet du mont, mon camarade s'arrêta pour me faire profiter du spectacle qui s'offrait à nous. C'était, dans le lointain, une multitude de lumières et de lueurs qui surgissaient de partout et qui dansaient sans relâche.
— Tu as devant toi le dessin de toute notre côte. En plein jour, et par temps clair, tu reconnaîtrais de cet observatoire, qui n'a pas cinq cents mètres de haut, le moindre détail du golfe de Gascogne, depuis Capbreton jusqu'à San Sébastian. Admire une minute, mais ne bouge pas et ne dis rien.
Cochequin inspecta rapidement l'horizon, se mit à l'écoute, et consulta sa montre.
— Viens. Ne crains rien pour la descente. Lorsque nous serons en bas, il faudra jouer serré. D'après mes calculs, nous devons atteindre l'extrême limite du village avant peu, mais sait-on jamais ?
Nous gagnâmes rapidement un sentier étroit qui s'allongeait sur notre gauche. Mon compagnon m'ordonna de me dissimuler derrière un épais bouquet de fougères et de l'attendre. J'eus alors le loisir, tandis qu'il effectuait une reconnaissance, de contempler le paysage. A l'exception du chemin que Cochequin fouillait avec prudence, aucune issue ne s'offrait à nous. Nous étions entourés, de tous côtés, de hautes collines, dont les francs s'enrichissaient de forêts compactes. Derrière cette masse verdoyante qu'ils dominaient de toute leur carrure, les monts pyrénéens composaient la plus redoutable des barrières naturelles.
— Nous sommes les premiers, mais la douane n'est pas loin. Je la renifle, comme on dit Faisons vite maintenant.
Il nous fallut grimper, pendant dix bonnes minutes, dans des conditions pénibles, avant de retrouver une piste que Cochequin et ses amis étaient seuls à connaître.
— Nous arrivons à ce que j'appelle : mon observatoire. Mets-toi à plat ventre. Reconnais-tu là-bas, dans le fond, le sentier que nous avons traversé tout à l'heure ? Vois-tu également ce petit carrefour où aboutit la route que suivent les gabelous ? Bon, autrefois, les douaniers n'étaient pas astreints, comme aujourd'hui à des patrouilles. Ils se contentaient d'attendre notre passage à des endroits donnés. Cet exercice s'appelait "l'embuscade".
— Avec des gaillards de ta trempe, la manoeuvre ne devrait pas rapporter grand'chose !
— Il est certain que le nouveau régime est beaucoup plus dangereux pour nous. Quoi qu'il en soit, il y avait, à cet endroit que tu aperçois, une de ces embuscades. Chacoura ! Regarde, regarde : cette ombre qui avance sur la route. Pour sûr, ce sont eux.
Les deux douaniers, que les yeux vifs du contrebandier avaient reconnus dans la demi-obscurité, étaient maintenant très visibles. Ils s'arrêtèrent quelques secondes, le temps d'inspecter le terrain de droite et de gauche, puis reprirent leur marche droit devant eux.
DOUANIERS PAYS BASQUE D'ANTAN
Cochequin ne s'attarda pas à les suivre du regard. Il était désormais fixé sur leur compte. Il se borna à consulter attentivement sa montre et à effectuer un rapide calcul.
— Nous n'avons plus rien à redouter de ces deux-là. La durée habituelle de chaque patrouille étant de trois heures, ils ne tarderont guère à rebrousser chemin. Pour le retour, ils ont à leur disposition deux itinéraires. D'un côté comme de l'autre, ils ne découvriront rien d'anormal. Mais ce sont les autres qui m'inquiètent.
Nous poursuivîmes alors notre marche en avant. Un quart d'heure plus tard, nous nous trouvions en pleine montagne. Nous avancions, là encore, sans grande peine, car mon guide connaissait parfaitement tous les secrets de ce terrain accidenté où il évoluait depuis son enfance."
A suivre...
Merci ami(e) lecteur (lectrice) de m'avoir suivi dans cet article.
Plus de 6 000 autres articles vous attendent dans mon blog :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire