LES SAN FERMINES EN 1941.
Les Sanfermines ont une origine qui remonte à plusieurs siècles, bien que leur renommée mondiale soit un phénomène relativement récent, en particulier lié à la diffusion qu'Ernest Hemingway leur a donnée.
SAN FERMIN PAMPLONA NAVARRE 1941 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Voici ce que rapporta le journal Le Petit Journal, dans son édition du 3 septembre 1941, sous la
plume de Jean Seridos :
"A Pampelune, pendant les fêtes de la San Firmin.
La corrida se déroule dans les rues et l'immense effigie du saint patron traverse en procession la cité navarraise.
Tous les ans, à pareille époque, les Basques de la Basse-Navarre et du Labourd français rejoignent en Navarre leurs frères de race du versant espagnol, de Biscaye et de Guipazcoa.
Après 360 jours de sagesse, la Navarre explose ! Tout le monde court à Pampelune, où les fêtes de San-Firmin, patron de la ville, vont durer cinq jours. Elles comptent parmi les plus célèbres d'Espagne. Elles sont les plus traditionnelles, en tout cas, des sept provinces basques.
Pendant cinq jours, il n'y a plus de Pyrénées.
Simple façon de parler, d'ailleurs, pour cette année. Les Basques français ont été moins nombreux que d'habitude. La frontière est la frontière. Mais enfin, dans cette race élue, il y a des arrangements avec le ciel et même avec la terre. Aussi, le petit village de Sare, avec ses quelques centaines d'habitants, couvre 28 kilomètres de frontières...
Les quelques privilégiés qui ont des passeports, ou des sauf-conduits de frontaliers, sont partis au soir du premier jour de fête. De France vers l'Espagne, c'était jadis le flot des automobiles. Ce fut cette fois-ci la ruée des bicyclettes. Il a fallu pédaler dans les cols aux âpres côtes. Mais quelle joie, à dévaler l'autre versant !
Notre petite équipe est partie en fin d'après-midi, à cause de la chaleur torride. Trois routes s'offraient à nous. Roncevaux ? San-Sébastien ? Velate ?
Velate à l'unanimité ! San-Sébastien est bien grande ville... Et Roncevaux, trop célèbre ! La cité des paladins paie un tribut au tourisme, à la civilisation. Son abbaye illustre trop de chromos. Ses tôles ondulées sont décevantes. Tandis que Velate est restée la pure, la noble, l'euskarienne.
Qu'elle est douce à longer, l'aimable, la riche vallée de la Bidassoa ! Des villages défilent, rouges et blancs, verts et blancs, bleus, et blancs... Véra, Sumbilla, San-Estebanoz. A Almandoz la montée vers Velate s'accentue. Nous ne sommes pas entraînés au Tour de France. Nous montons à pied. Tant mieux. C'est le. crépuscule. Une odeur de fougère et de cep monte du sol. Des sonnailles de troupeaux remplissent le soir. Un pâtre en béret rouge, taille un bâton au pied d'un hêtre. Des chiens aboient en poursuivant des brebis. Morceau de poésie pastorale ! S'il n'y avait eu déjà les églogues et les bucoliques. Virgile et Théocrite, le premier poète de passage en ces lieux, aurait dû les découvrir.
Très haute en montage, une auberge, toute seule... Cette posada évoque irrésistiblement — idée plate, conventionnelle, mais, comment l'éviter ici ? — un repaire de contrebandiers.
Voici le dernier lacet, et c'est la descente vers Pampelune ; des "pueblos" mystérieux défilent dans la nuit venue et dans la vallée, des fusées multicolores jaillissent innombrables.
Et nous tombons en pleine liesse ! Tumulte et lumières. Eblouissement. En sortant des ténèbres parfumées et silencieuses de Velate, nous sommes étourdis, ahuris, abêtis par cette foule bigarrée et comme frappée de démence. Partout, sur les places, dans les rues, dans les auberges, dans les maisons, des milliers, des milliers de jeunes gens crient, chantent, dansent, hurlent, courent et bondissent sans savoir ou. Mais ils savent pourquoi. C'est la "San Firmin" et ceci explique tout. Parmi eux, un infirme saute avec fureur sur ses pauvres jambes tordues. Il brandit ses béquilles. On le dirait jailli de son lit de douleurs, après un miracle.
Ces milliers de jeunes fous, ce sont les "San-Fermines."
"El encierro".
La ville, entière est dans les rues. Il est minuit. Pour nous, las de notre randonnée, nous chercherons un logement et y mettrons deux heures. Invasion des chambres d'hôtel. Enfin nous pouvons dormir à trois dans un débarras. Dormir ?... Volontiers, si ces navarrais déchaînés étaient eux-mêmes à l'épreuve du sommeil. Mais à chaque carrefour, guitares, accordéons et clarinettes se répandent en jotas et fandangos, mêlent leurs rythmes et leurs accents dans une cacophonie dont personne ne se plaint, sauf nous. Au rez-de-chaussée une mélopée, un flamenco s'ajoute au tapage infernal, et, sur quatre heures du matin voilà qu'une beuverie s'organise !
La fatigue l'emporte sur le charivari, et nous sommes encore fourbus au réveil et tout étonnés que ce tapage infernal eût fait place à une rumeur confuse qui monte de la rue.
— Sept heures ! chantonne mon voisin.
Mais des coups redoublés retentissent à la porte. C'est notre logeuse qui nous interpelle vigoureusement.
— El encierro ! Senors ! El encierro !
Et nous voilà, même pas rasés, dans les rues encore pleines d'ombre. Un flot humain nous emporte et nous sépare. Les danses et les musiques ne s'arrêtent pas pour si peu. Dans la cohue, je lie connaissance avec un voisin de hasard, qui est l'authentique alcade de Zugarramurdi. Cet homme doit être documenté ! Je réserve une question :
— Qu'est-ce, au juste, que l'encierro ?
A proprement parler, me dit-il, c'est l'opération qui consiste à enfermer dans les "corrales" de la "plaza" les toros destinés à la corrida. Mais vous pensez bien que si l'encierro, ici comme ailleurs, n'était que cela, je serais demeuré tranquillement dans mon lit. L'encierro de Pampelune, c'est tout autre chose. Au lieu d'être parqués à proximité des arènes, les toros sont rassemblés depuis trois jours, dans une ganaderia, à l'autre extrémité de Pampelune. Il faut donc que les toros traversent toute la ville. C'est un spectacle peu banal.
— Et les toros sont nombreux ?
— Il y aura trois jours de corridas. Cela fait déjà dix-huit "fauves". Avec les remplaçants et les suppléments à prévoir, comptez deux bonnes douzaines.
— Bigres ! fais-je, un peu refroidi.Ce n'est pas dangereux ?
— Pas pour vous. Tout le long de l'encierro, sur le passage des toros, on a élevé des "Talanguas" de hautes barrières. D'ailleurs nous y voici.
Nous réussissons à nous faufiler au premier rang contre la barrière qui bloque le carrefour d'une grande rue. Les balcons, les fenêtres sont noirs de monde. Et soudain une immense clameur monte d'un quartier éloigné.
— Ils sont partis !
Bientôt dans un bruit de sabots, de galop de charge, que ne parvient pas à dominer le tumulte grandissant apparaît au bout de la rue un nuage de poussière. En même temps, des cris aigus de femmes nous assourdissent. Les gens se penchent vers nous. Que se passe t-il ? Horreur ! Les doigts se tendent vers un corps humain auquel personne n'avait encore pris garde. Contre le mur de la grande rue, en face de nous, un homme, certainement ivre-mort, dort du sommeil du juste. Il est trop tard pour intervenir. Le nuage approche à grande allure et de la poussière se dégagent les premiers mufles, écumants et fumants.
Et les toros, dans cette course éperdue, ne sont pas seuls ! Ils sont précédés par une poignée de jeunes gens — dix ? vingt ? —- en bras de chemise, en béret, en veston. Il y en a de toutes les classes de la société ! Les plus hardis courent à quelques pouces des cornes pour exciter les toros déjà rendus furieux par le galop, la cohue, les vociférations. Certains des téméraires garçons, sont rattrapés par les toros. Ils tombent, sont bousculés, traînés, déchirés, blessés, ensanglantés. Sur le passage, d'autres se faufilent dans la foule. Il en est qui, sautant dans la rue, vont remplacer ceux qui sont tombés ; un besoin irrésistible de répéter un geste, dans la célébration inconsciente d'un rite ancestral.
Maintenant, sous notre nez, les toros déferlent, au galop, flanc à flanc. C'est un torrent de têtes noires qui charrie des cornes, dans un tourbillon.
ENCIERRO SAN FERMIN PAMPELUNE NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
ENCIERRO SAN FERMIN PAMPELUNE NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Les toros sont passés... Une autre clameur s'élève. Des rires éclatent du haut en bas des maisons.
Et l'ivrogne, intact, innocent, ronfle toujours.
Dans les arènes, le spectacle n'est pas banal.
Bien que nous fussions arrivés bon derniers, nous réunissons à nous installer en haut des "palcos" face à la présidence. Coup d'oeil inouï : 30 000 spectateurs, sur les gradins, sont tellement entassés — et beaucoup en équilibre — qu'ils ondulent, à la moindre poussée, comme des épis sous le vent.
Nous n'avons pas assisté à l'envahissement de l'arène par des vagues de plus en plus denses, de plus en plus rapides de San-Fermines, les derniers galopant littéralement entre les cornes. Hommes et bêtes ont traversé le rond ventre à terre. Les San-Fermines s'égaillent...Le troupeau s'est presque entièrement engouffré dans les corrales, et déjà la foule applaudit. L'encierro est réussi.
— Attention ! dit mon voisin l'alcade. Il advient que l'encierro ne réussisse pas. Les premiers toros qui rentrent au corral sont les moins mauvais.
Et c'est ce qui arrive... Le dernier toro, un jeune, un "bicho", a mauvais caractère. Il ne veut pas se laisser enfermer, malgré le cercle qui se resserre sur lui. Et d'un seul coup il se retourne, rebrousse chemin, bondit, fonce droit devant lui, sur n'importe quoi, sur n'importe qui. On le sent ivre de colère. Il perce la ligne des adversaires, parcourt l'arène, cherche la sortie, ne la trouve pas...Et bientôt il ne reste plus au milieu de l'arène que le toro qui racle le sable, d'un salut rageur et meugle éperdument.
Le sort en est jeté. Il faut le "toréer". La tradition est sévère : point de place, ici, pour les toreros professionnels. Un jeune San-Fermine, la cape à la main, s'approche du toro. Et c'est le drame. 30 000 personnes hurlent, trépignent, braillent, tellement à tout propos et hors de propos qu'il est impossible de discerner pour qui n'est pas "afficionado" si elles ovationnent des prouesses ou bien houspillent des maladresses.
Ce n'est pas une corrida. C'est une "cogida". Ce jeune amateur reste calme. Il est noir de peau. Son œil est de jais et ses cheveux sont si noirs qu'au soleil, ils prennent des reflets bleus. Il appartient à la race des gitanes, qui est proprement celle des toreros. Ces gens-là ont le grand art dans le sang. Et le nouveau venu, devant cette foule formidable, en donne un témoignage de plus.
Certes, il n'a pas le style de Gallito, de Machochigno ou de Mazantini. Mais son adversaire est jeune et puissant. Il n'a pas été "travaillé", fatigué par les banderilleros et les picadores. Il est, il est vrai, assez éprouvé déjà par la course mouvementée de l'encierro et ses flancs se soulèvent comme soufflet de forge.
Des passes de "muletas" se multiplient, se resserrent. Et quand cet apprenti risque sa peau dans une "véronica" presque impeccable, le hurlement qui jaillit est indescriptible. Il nous prend aux entrailles.
Le toro est maté par l'homme insaisissable. Il se laisse enfermer.
Après le drame, le fou-rire. Dans l'arène, bondée de San-Fermines qui font les jocrisses, les gardiens lâchent des vachettes aux cornes emboulées, qui foncent dans le tas, bousculent les hommes avec entrain, font des ravages.
Et le cirque se vide... Certains vont se mettre à table. Sur la grande place, dans les rues, des San-Fermines, éreintés, somnolents. Pas longtemps. Un bon coup de pied les remet d'aplomb. Que diable ! Il faut encore "tenir" quatre jours !
La foule est en bonne humeur. Le soleil monte. Il est torride. La fraîcheur, on la trouve dans les ruelles étroites de Pampelune, où les boutiques vendent en masse des petits foulards rouges. Ceux qui font des affaires d'or, ce sont les pâtissiers. Vente libre aujourd'hui. Ils mettent en vitrine d'énormes édifices sur lesquels des rubans de sucre ont calligraphié : "Viva Firmin !" Qui n'en achèterait, le rationnement habituel mis à part ? Il n'est pas un Pamplonais qui se respecte qui ne porte le prénom de Firmin !
Dans la cathédrale, riche de l'or de toutes les cathédrales d'Espagne, un office magnifique est célébré pompeusement devant une demi-douzaine de fidèles. Mais devant la procession qui suit la messe tout le monde s'agenouille et se recueille. Sur un socle immense, c'est l'effigie, le buste de San-Firmin, mitre en tête et crosse à la main, qui traverse sa ville en fête. Six "massiers" en perruques blanches portent le socle. Leur costume désuet n'a pas changé depuis Philippe II. Interminable file de moines. Clergé prodigieux, haut en couleurs, échappé d'une toile de Grèce. L'escorte militaire ferme la marche.
CATHEDRALE PAMPELUNE NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Allons déjeuner. La plus fameuse "casa de comidas" se tient chez Marcellious. On ne saurait dire que les conséquences du blocus ne s'y font pas ressentir. Mais tout est paré pour ce grand jour. Et ce qu'on est convenu d'appeler "l'ordinaire" porte mal son nom. Il ne l'est pas du tout.
Aux alentours, voici les foires. Car on cumule tous les événements. Foire à l'ail. Foire aux poteries. Foire au bétail.
Inouïe, cette dernière. Sur les glacis de la forteresse, les troupeaux sont parqués. D'autres arrivent à la queue leu leu. Des petits ânons bibliques, des poulaines presque nouveaux-nés ont suivi les juments. Ereintés parle voyage, ils gisent comme morts, entre les pattes de leur mère.
Un public pittoresque "casse la croûte" dans un relent de crottin peu banal. Aragonais puissants, Andalous félins, Basques et Gitanes de bronze. Des Bohémiens, d'une beauté renversante, dans une crasse repoussante, tendent la main. Les mendiants de Murillo n'ont pas désarmé !
A deux heures, sur la grande place inondée de lumières, les cafés sont combles. Dans nos pieds, les limpiabotas, cireurs de chaussures, nous font trébucher à tout moment. Des camelots vendent de tout. Des orphéons chantent en chœur. Des éventails palpitent dans l'air tiède.
Les autobus déversent des centaines d'étrangers venus pour la corrida. Leur arrivée met comme de l'huile sur le feu. Tout le monde se presse vers les arènes, où le public manifeste son impatience.
PAMPELUNE NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
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