UNE PROCESSION À RONCEVAUX EN 1898.
Le village de Roncevaux, et ses 26 habitants, est une étape importante sur un des chemins (le chemin Français) menant à Saint Jacques de Compostelle.
Je vous ai déjà parlé de la procession de Roncevaux en 1898, dans un article précédent.
Voici aujourd'hui la seconde partie de l'article que rapporta le journal Les Annales Politiques
et Littéraires, dans son édition du 12 juin 1898, sous la plume de Pierre Loti :
"2 juin.
Auprès et au loin, les piétinements du bétail, les innombrables bruits de clochettes légères pendues au cou des moutons et des chèvres sont les musiques du matin sonore, dans ce solitaire village, au lever du jour frais, parmi les nuées des cimes.
L'antique auberge s'éveille, silencieuse maintenant, après avoir toute la nuit tant vibré de l'exaltation des chants et de la furie des guitares.
Sept heures, quand je descends de ma chambrette pour aller sur le seuil de la porte attendre la procession qui bientôt passera. Il ne pleut plus. Un peu de soleil perce les nuées errantes dont le village était enveloppé. La rue par où doit défiler ce cortège des croix s'en va assez régulière et longue, entre de vieilles petites maisons toutes pareilles, dont les hauts toits noirâtres sont en planchettes de hêtre, en bois des forêts voisines. La boue de la chaussée est couverte à l'infini des hachures faites par les pieds fourchus des troupeaux qui, à la première heure, sont sortis pour se répandre dans les hauts pâturages, dans les prairies d'alentour. De temps à autre, des paysans, des paysannes passent, sur des mules qui ont aussi des clochettes et dont les harnais sont enjolivés de cuivre, dont les selles se terminent par des pendeloques rouges. C'est naturellement dans la direction du grand monastère de Roncevaux qu'ils s'en vont tous, pour le pèlerinage du jour.
Sur la place de l'église, on sera bien pour voir la procession arriver des villages d'en dessous, pour la voir sortir là-bas de cette brume blanche — qui est un nuage momentanément posé dans un repli des Pyrénées.
BURGUETE NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Lourde, fruste, massive, étrangement rustique, battue depuis des siècles par les tourmentes des altitudes, est cette église de granit devant laquelle s'étend une petite place au sol criblé, comme celui de la rue, par les empreintes des moutons et des chèvres.
PROCESSION BURGUETE ET RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Et tout à coup là-haut, à chacune des deux fenêtres du clocher, par où deux cloches égales apparaissaient, des hommes surgissent, qui se mettent à sonner à toute volée, en maniant les battants comme des heurtoirs. Ding, ding, ding, ding, ils frappent l'airain avec une rapidité frénétique, comme ils jouaient de la guitare cette nuit, et l'air s'emplit aussitôt d'un bruit fêlé, sauvage : c'est le signal de la procession, qu'ils ont déjà aperçue et qui sera bientôt visible pour nous.
EGLISE BURGUETE NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
En effet, la voici venir, émergeant de la brume. Et on dirait d'abord un convoi de madriers, péniblement charroyés par des hommes en deuil. Puis, à mesure que cela s'approche, tous ces bois, en se dessinant mieux, montrent des formes d'instruments de torture : ce sont des croix comme celles du Calvaire, que des pénitents portent sur le dos et dont ils maintiennent les branches en étendant les bras dans des poses de suppliciés. On commence d'entendre une plainte intermittente, qui s'exhale en lamentation rythmée de cette foule en marche. Ils ont tous des robes noires, et, sur le visage, des cagoules noires ; pieds nus dans la boue, ils cheminent vite, contrairement à la coutume des lentes processions. Ils sont environ cinq cents, rangés en double file : Ora pro nobis !... Ora pro nobis !... crient-ils tous sur un ton de lugubre appel, en passant avec une sorte de hâte étrange, la tête courbée sous leur croix. De distance en distance, au milieu d'eux, les alcades de leurs villages les surveillent, le béret bas, drapés dans la grande cape des cérémonies. Derrière, viennent ensuite des groupes de diacres en surplis de mousseline, portant au bout de hampes les croix d'argent et de vermeil des vingt ou trente paroisses d'alentour, pièces d'ancienne orfèvrerie dont quelques-unes sont à demi barbares. Puis, pour finir, s'avance la nombreuse troupe de femmes en mantille noire qui chantent avec des voix tristes les litanies de la Vierge. Pas de cagoules sur leurs visages, à elles, et dans l'encadrement de leurs voiles de deuil, ce ne sont que pauvres laideurs flétries, que pauvres regards de naïveté souffrante : population étiolée des trop grandes altitudes, filles pâles des hauts plateaux où les conditions de vie deviennent dépressives.
PROCESSION A RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Sur la place de l'église, et çà et là dans la rue de Burguette, il y a les inévitables touristes, attirés comme par quelque fête de barrière dans ce village perdu, qui, hélas ! n'est plus assez protégé par ses montagnes, plus assez loin de Biarritz ou de Bayonne. Il va de soi du reste que ces intrus ont des jumelles, des appareils variés, des kodaks, des bicyclettes, voire des mirlitons. Et, devant toute cette humble humanité de montagne, qui passe lamentable sous ses haillons sombres, mais suppliante et enfantine, s'en allant s'agenouiller avec confiance devant la Notre-Dame de Roncevaux, ces gens-là trouvent des rires qui mériteraient des gifles immédiates, des réflexions qui sont une quintessence d'idiotie.
Cependant, vers Roncevaux, la rapide procession continue de monter, en poussant son gémissement lugubre, et, à sa suite, me voici de nouveau dans la campagne.
PROCESSION A RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
La campagne, ici, c'est quelque chose d'admirablement vert, de constamment humecté par le voisinage ou le contact des nuées, quelque chose de mélancolique, d'un peu paradisiaque en même temps, que la main des hommes est à peine venue déranger. Et un je ne sais quoi dans l'air y donne conscience de la hauteur à laquelle on respire.
ROUTE DE RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
La route traverse des bouquets d'énormes hêtres aux branches toutes chevelues de lichens blancs, traverse des prairies de marguerites où paissent en troupes des chèvres blanches. Mais plus loin, partout alentour, c'est la forêt, la forêt de tous côtés, la forêt de hêtres qu'on ne voit pas finir, pareille, silencieuse, fraîche et verte. Aux environs de ce plateau de Burguette, les cimes, qui semblaient si haut perchées quand on les regardait des plaines d'en bas, font l'effet de petites collines très proches, boisées toujours des mêmes essences puissantes. Et les nuages, qui sont ici chez eux, se promènent autour de nous comme des fumées, comme des ouates légères ; se traînent ou se reposent sur cette verte splendeur des arbres...
MONTAGNES RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
La procession que je continue de suivre, chemine toujours de son même pas alerte, sans bruit, parce que tous ces pieds de montagnard sont nus ou bien chaussés d'espadrilles. On n'entend que les lamentations, perpétuellement reprises en cadence. Devant moi, c'est d'abord la masse noire des femmes ; puis, le groupe des croix d'argent, où un rayon de soleil en ce moment tombe et qui brille sur tout le vert nébuleux des fonds ; puis, enfin, à l'avant-garde, là-bas, la foule indistincte des crucifiés aux bras étendus, qui va se perdre tout à fait au milieu d'une vapeur épaisse, grise à reflets de nacre. Et l'antique Roncevaux, vers lequel tout cela monte, est invisible ; derrière un nuage, une grande fumée pâle, qui passait, s'est arrêtée pour l'enténébrer.
MONASTERE DE RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Cependant nous en sommes très près, de ce Roncevaux qu'on n'aperçoit point, car voici le fracas subit des cloches du beffroi qui signalent notre arrivée, à coups précipités comme ce matin sonnaient les cloches de Burgette. Et, soudainement, le couvent se dessine, agrandi par l'indécision de ses contours, par le vague dans lequel ce nuage le maintient encore, il paraît colossal et farouche, avec son donjon de forteresse et son entassement lourdes murailles.
MONASTERE DE RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
On s'engouffre dans l'ombre d'un vieux porche de granit. On traverse un cloître désolé, aux arceaux en ruine, plein de décombres, de fougères et de mousses, le nuage toujours y embrume les silhouettes humaines, y jette une une humidité et un frisson de sépulcre, y donne aux choses des aspects irréels et ramène l'imagination à la demi-nuit des temps passés.
Et enfin, on pénètre comme un flot dans l'obscurité de l'église embaumée d'encens, où des cierges brûlent, au fond, devant les vieux tabernacles étincelants d'or. Les petites flammes des cires font scintiller là-bas des des colonnes dorées, des retables dorés, des restes d'anciennes magnificences, au milieu de tant de délabrement et d'abandon. Mais dans la nef, on y voit à peine pour se conduire, et c'est d'abord une sorte de mêlée où la procession se condense en tâtonnant, les corps en sueur se frôlent et se poussent, les croix s'entre-choquent, on entend des claquements de bois, des heurts pesants sur les dalles.
RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Peu à peu, cependant, la foule se tasse, et les yeux habitués commencent à mieux voir. Toute l'allée du milieu, entre les colonnes, est occupée par la masse noire de femmes voilées de deuil. Et des deux côtés sont symétriquement rangés les cinq cents crucifiés, aux bras étendus, c'est respirations haletantes et fatiguées, c'est ici le terme de leur pénible course, avec les fardeaux qu'ils traînaient,— et maintenant les moines vont dire pour eux la bienfaisante messe...
PROCESSION A RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
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