"TRAS LAS MONTES" DE THÉOPHILE GAUTIER EN 1840.
En 1840, Théophile Gautier effectue un voyage dans la péninsule ibérique et au Pays Basque Sud, en compagnie de son ami Eugène Piot.
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal L'Ere Nouvelle, le 18 et 19 mai 1930 :
"Vergara. — Vittoria ; le baile national et les Hercules français. — Le passage de Pancorbo. — Les ânes et les lévriers — Burgos. — Une fonda espagnole. — Les galériens en manteaux. — La cathédrale. — Le coffre du Cid.
A Vergara, qui est l’endroit où fut conclu le traité entre Espartero et Maroto, j’aperçus pour la première fois un prêtre espagnol. Son aspect me parut assez grotesque, quoique je n’aie, Dieu merci, aucune idée voltairienne à l’endroit du clergé ; mais la caricature du Basile de Beaumarchais me revint involontairement en mémoire. Figurez-vous une soutane noire, le manteau de même couleur, et pour couronner le tout, un immense, un prodigieux, un phénoménal, un hyperbolique et titanique chapeau, dont aucune épithète, pour boursouflée et gigantesque qu’elle soit, ne peut donner même une légère idée approximative. Ce chapeau a pour le moins trois pieds de long ; les bords sont roulés en dessus, et font devant et derrière la tête une espèce de toit horizontal. Il est difficile d’inventer une forme plus baroque et plus fantastique : cela n'empêchait pas, en somme, le digne prêtre d'avoir la mine fort respectable et de se promener avec l'air d'un homme qui a la conscience parfaitement tranquille sur la forme de sa coiffure ; au lieu de rabat il portait un petit collet (alzacuello) bleu et blanc, comme les prêtres de Belgique.
Après Mondragon, qui est la dernière bourgade, comme on dit en Espagne, le dernier pueblo de la province de Guipuscoa, nous entrâmes dans la province d'Alava, et nous ne tardâmes pas à nous trouver au bas de la montagne de Salinas. Les montagnes russes ne sont rien à côté de cela, et tout d'abord l'idée qu'une voiture va passer par là-dessus vous paraît aussi ridicule que de marcher au plafond la tête en bas, comme les mouches. Ce prodige s'opéra grâce à six bœufs que l'on attela en tête des dix mules. Je n’ai jamais, de ma vie, entendu un vacarme pareil : le mayoral, le zagal, les escopeteros, le postillon et les bouviers faisaient assaut de cris, d'invectives, de coups de fouet, de coups d’aiguillon ; ils poussaient les jantes des roues, soutenaient la caisse par derrière, tiraient les mules par le licou, les boeufs par les cornes avec une ardeur et une furie incroyables. Cette voiture, au bout de cette interminable file d’animaux et d’hommes, faisait l’effet le plus étonnant du monde. Il y avait bien cinquante pas entre la première et la dernière bête de l’attelage. N’oublions pas, en passant, le clocher de Salinas, qui a une forme sarrasine assez ragoûtante.
LE DEPART DE LA DILIGENCE 1818 DESSIN DE GEORGES CRUIKSHANK |
Du haut de cette montagne, on voit se dérouler, si l’on regarde derrière soi, en perspectives infinies, les différents étages de la chaîne des Pyrénées ; on dirait d’immenses draperies de velours épinglé jetées là au hasard et chiffonnées en plis bizarres par le caprice d’un Titan. A Royave, qui est un peu plus loin, je remarquai un magnifique effet de lumière. Une crête neigeuse (sierra nevada), que les montagnes trop rapprochées nous avaient voilée jusque-là, apparut tout à coup, se détachant sur un ciel d’un bleu lapis si foncé qu’il était presque noir. Bientôt, à tous les bords du plateau que nous traversions, d’autres montagnes levèrent curieusement leurs têtes chargées de neiges et baignées de nuages. Cette neige n’était pas compacte, mais divisée en minces flocons, comme les côtes d'argent d’une gaze lamée, ce qui augmentait sa blancheur par le contraste avec les teintes d’azur et de lilas des escarpements. Le froid était assez vif et augmentait d’intensité à mesure que nous avancions. Le vent ne s’était guère réchauffé à caresser les joues pâles de ces belles vierges frileuses, et nous arrivait aussi glacial que s'il fût venu en droite ligne du pôle arctique ou antarctique. Nous nous enveloppâmes le plus hermétiquement possible dans nos manteaux, car il est extrêmement honteux d'avoir le nez gelé dans un pays torride ; grillé, passe encore.
VITORIA GASTEIZ ALAVA 1840 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le soleil se couchait quand nous entrâmes dans Vittoria : après avoir traversé toutes sortes de rues d’une architecture médiocre et d’un goût maussade, la voiture s’arrêta au parador viejo, où l’on visita minutieusement nos malles. Notre daguerréotype surtout inquiétait beaucoup les braves douaniers ; ils ne s'en approchaient qu’avec une infinité de précautions et comme des gens qui ont peur de sauter en l’air : je crois qu’ils le prenaient pour une machine électrique ; nous nous gardâmes bien de les faire revenir de cette idée salutaire.
Nos effets visités, nos passeports timbrés, nous avions le droit de nous éparpiller sur le pavé de la ville. Nous en profitâmes sur le champ, et, traversant une assez belle place entourée d’arcades, nous allâmes tout droit à l’église ; l’ombre emplissait déjà la nef et s’entassait mystérieuse et menaçante dans les coins obscurs où l’on démêlait vaguement des formes fantasmatiques. Quelques petites lampes tremblotaient sinistrement jaunes et enfumées comme des étoiles dans du brouillard. Je ne sais quelle fraîcheur sépulcrale me saisissait l’épiderme, et ce ne fut pas sans un léger sentiment de peur que j'entendis murmurer par une voix lamentable, tout près de moi, la formule sacramentelle : Caballero, una limosina por amor de Dios. C’était un pauvre diable de soldat blessé qui nous demandait la charité. Ici les soldats mendient, action qui a son excuse dans leur misère profonde, car ils sont payés fort irrégulièrement. Dans l’église de Vittoria je fis connaissance avec ces effrayantes sculptures en bois colorié dont les Espagnols font un si étrange abus.
CATHEDRALE VITORIA ALAVA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Après un souper (cena) qui nous fit regretter celui d'Astigarraga l’idée nous vint d'aller au spectacle : nous avions été affriandés, en passant, par une pompeuse affiche annonçant une représentation extraordinaire d’Hercules français, qui devait se terminer par un certain baile nacional (danse du pays) qui nous paraissait gros de cachuchas, de boléros, de fandangos et autres danses endiablées.
Les théâtres, en Espagne, n’ont généralement pas de façade, et ne se distinguent des autres maisons que par les deux ou trois quinquets fumeux accrochés à la porte. Nous prîmes deux stalles d’orchestre, qu’on nomme places de lunette (asientos de luneta), et nous nous enfournâmes bravement dans un couloir dont le sol n’était ni planchéié ni carrelé, mais en simple terre naturelle. On ne se gêne guère plus avec les murailles des couloirs qu’avec les murs des monuments publics qui portent l’inscription : "Défense, sous peine d’amende, de déposer, etc., etc." Mais, en nous bouchant bien hermétiquement le nez, nous arrivâmes à nos places seulement asphyxiés à demi. Ajoutez à cela qu’on fume perpétuellement pendant les entr'actes, et vous n’aurez pas une idée bien balsamique d’un théâtre espagnol.
L’intérieur de la salle est cependant plus confortable que les abords ne le promettent ; les loges sont assez bien disposées, et, quoique la décoration soit très simple, elle est fraîche et propre. Les asientos de luneta sont des fauteuils rangés par files et numérotés ; il n’y a pas de contrôleur à la porte pour prendre vos billets, mais un petit garçon vient vous les de mander avant la fin du spectacle ; on ne vous prend à la première porte qu’une contre-marque d’entrée générale.
Nous espérions trouver là le type espagnol féminin, dont nous n’avions encore eu que peu d’exemples ; mais les femmes qui garnissent les loges et les galeries n’avaient d’espagnol que la mantille et l’éventail : c’était déjà beaucoup, mais ce n’était pas assez cependant. Le public se composait généralement de militaires, ainsi que dans toutes les villes où il y a garnison. On se tient debout au parterre, comme dans les théâtres tout à fait primitifs. Pour ressembler au théâtre de l’hôtel de Bourgogne, il ne manquait vraiment à celui-ci qu’une rangée de chandelles et un moucheur ; mais les verres des quinquets étaient faits avec des lamelles disposées en côtes de melons et réunies en haut par un cercle de fer-blanc, ce qui n’est pas d’une industrie bien avancée. L'orchestre, composé d'une seule file de musiciens, presque tous jouant d’instruments de cuivre, soufflait vaillamment dans les cornets à piston une ritournelle toujours la même, et rappelant la fanfare de Franconi.
Nos compatriotes herculéens soulevèrent des masse de poids, tordirent beaucoup de barres de fer, au grand contentement de l'assemblée, et le plus léger des deux exécuta une ascension sur la corde roide et autres exercices, hélas ! trop connus à Paris, mais neufs probablement pour la population de Vittoria. Nous séchions d’impatience dans nos stalles, et je récurais le verre de ma lorgnette avec une activité furieuse, pour ne rien perdre du baile nacional. Enfin l’on détendit les chevalets, et les "Turcs" de service emportèrent les poids et tout le matériel des Hercules. Représentez-vous bien, ami lecteur, l'attente passionnée de deux jeunes Français enthousiastes et romantiques qui vont voir pour la première fois une danse espagnole... en Espagne !
Enfin, la toile se leva sur une décoration qui avait des velléités, non suivies d’effet, d'être enchanteresse et féerique ; les cornets à piston soufflèrent avec plus de fureur que jamais la fanfare déjà décrite, et le baile nacional s’avança sous la figure d’un danseur et d'une danseuse armés tous deux de castagnettes.
DANSEURS AVEC CASTAGNETTES |
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