Les premiers succès d'un Violoniste. Lauriers et joujoux. Le Stradivarius de la reine. Amitiés célèbres.
Une dépêche de Biarritz nous apporte la brusque nouvelle de la mort de Sarasate.
Il y a quelques mois à peine, en mai dernier, Sarasate était encore à Paris, admiré, fêté comme toujours. On remarquait l'extraordinaire sûreté de son mécanisme, la souplesse, la délicatesse extrême de son art, unies à d'exceptionnelles qualités de son et servies par une âme plus que belle, grandiose, de très pur artiste.
On s'étonnait de retrouver intact ses dons naturels à un âge relativement élevé : soixante-cinq ans. On enviait les pays espagnols qui accaparaient actuellement un virtuose dont Paris était jaloux.
Au fait, Paris était un peu la patrie artistique de Sarasate, si l'Espagne était sa patrie d'origine. Il avait fait son quartier général de notre capitale et y avait longtemps conservé ses meilleures amitiés. Et puis, n'est-ce pas au Conservatoire de Paris que le célèbre violoniste avait obtenu son premier prix, il y a un peu plus d'un demi-siècle de cela, en 1856 ?
Sarasate n'avait alors que douze ans et Alard, son professeur, fut si content de ce succès qu'il entraîna l'enfant dans une boutique, le soir même du concours et lui paya une boîte de soldats de plomb.
— Aucun souvenir ne m'est plus précieux ! déclarait, il n'y a pas longtemps, le grand musicien, qui avait conservé pieusement ces joujoux d'antan.
Il fit cependant ample moisson de cadeaux durant cette carrière exceptionnellement brillante, dont les étapes, par le monde entier, furent plus glorieuses les unes que les autres.
VIOLONISTE SARASATE
Le cadeau de la reine.
Il possédait d'innombrables témoignages d'admiration venant des personnalités les plus notoires. Celui qui, peut-être, avait une valeur égale à celle des soldats de plomb — valeur morale s'entend ! — était un Stradivarius que lui donna — je pourrais écrire : que lui confia — jadis la reine Isabelle, grand'mère d'Alphonse XIII. C'était en 1854 : il n'avait, par conséquent, que dix ans. Il joua à la cour de Madrid, par ordre, devant la reine Isabelle. Ce fut le commencement de sa carrière. Pour lui témoigner combien elle croyait à son avenir, la grand'mère d'Alphonse XIII donna au jeune prodige un Stradivarius qui valait vingt-cinq mille francs. Plus exactement, elle ne fit que lui confier cette merveille du fameux luthier de Crémone, avec condition qu'à la mort de Sarasate, ce chef-d'œuvre retournerait à l'Etat espagnol.
Ce Stradivarius était son fétiche. Pour ne pas s'en séparer, il en avait fait faire une petite réduction en argent massif qu'il portait en breloque. A aucun prix, il n'aurait voulu se séparer de ce talisman, et c'était pour lui, à chaque concert, le porte-bonheur.
- Je lui dois, se plaisait-il à répéter, mon premier prix de violon au Conservatoire de Paris.
Ce cadeau royal ne fut certainement jamais dépassé, à ses yeux, par les plus grandes marques honorifiques qui lui furent décernées. Grand'croix de l'Ordre d'Isabelle la Catholique - ce qui lui donnait droit au titre d'Excellence, — officier de la Légion d'honneur, il avait également l'Aigle rouge de Prusse, l'Aigle blanc de Weimar, tous les rubans et toutes les plaques de tous les pays d'Europe et d'Amérique ; il était attaché à toutes les académies de musique. Tant d'honneur n'arrivait pas corrompre sa modestie. Pour lui, avant tout, il était un violoniste, possédant un stradivarius.
L'Espagnol.
Pablo Sarasate était, d'ailleurs, d'origine modeste, et ses parents n'étaient jamais sortis de leur modeste logement de Pampelune. De leur paisible retraite, ils suivaient, par ouï-dire, l'ascension glorieuse de leur fils sans en tirer un autre orgueil qu'une légitime satisfaction d'amour-propre.
Sarasate adorait ses parents. Le trait suivant suffira seul à le prouver :
Il avait vingt-neuf ans, lorsque, en 1873, au retour d'une tournée européenne, il voulut faire aux siens la surprise d'une visite. A cette époque, sévissait, en Espagne, la guerre de partis et, précisément aux environs de Pampelune, les carlistes donnaient la chasse aux troupes républicaines.
Sarasate, approchant de la capitale de la Navarre, laissait tranquillement la bride sur le cou de sa monture, qui trottait sans inquiétude. Tout à coup, les balles sifflent à ses oreilles. Ce sont les partisans de Don Carlos qui croient voir un ennemi dans ce beau cavalier. Pablo leur répond en sifflant un des airs innombrables qui meublaient sa mémoire. Cependant, les soldats arrivaient, la baïonnette en avant. Le jeu devenait grave. Alors, sans s'émouvoir, Sarasate donna de l'éperon et, grâce à la pénombre du soir qui envahissait les routes, il put s'échapper. Quelques heures plus tard, il partageait paisiblement le modeste repas de ses bons vieux parents, à Pampelune.
Le macaroni de Rossini.
Sarasate, d'ailleurs, conservait ces mêmes habitudes modestes dans les milieux où sa popularité lui faisait une atmosphère de triomphe, à Paris notamment, où il ne cultivait les amitiés célèbres que si elles étaient sincères.
Parmi les relations qu'il affectionnait le plus, était celle de Rossini ; ce dernier lui rendait largement cet attachement.
Chaque samedi, lorsqu'il se trouvait à Paris, Sarasate dînait chez Rossini. Le compositeur du Barbier de Séville faisait tout exprès pour son hôte un macaroni succulent dont lui seul avait la recette.
Quelques mois avant sa mort, le maître offrit au grand violoniste son portrait, au bas duquel il écrivit: "Au jeune Sarasate, un géant de génie (sic), dont la modestie doubla le charme."
Sarasate le pleura longtemps.
"Souviens-toi d'Haydn !"
Parmi ses autres amis, le virtuose espagnol comptait Meyerbeer et Auber.
Auber, principalement, lui portait un intérêt tout particulier, lui donnant fréquemment non des conseils de maître, mais des avertissements paternels. Ce fut lui qui, dit-on, encouragea Sarasate à demeurer célibataire ; et lorsque, il y a deux ans, on apprit que celui-ci allait se marier, la surprise ne fut pas des moindres.
VIOLONISTE SARASATE
Auber était directeur du Conservatoire ; Sarasate avait toute la première fougue de la grande jeunesse.
— Vois-tu, mon enfant (le compositeur du Premier jour de bonheur affectait ce ton paternel), souviens-toi toujours de Haydn.
DANIEL-FRANCOIS-ESPRIT AUBER DIRECTEUR DU CONSERVATOIRE PARIS DE 1842 A 1871
Et Auber continuait sur un ton très sérieux :
— Haydn était un homme de génie, de grand génie, d'une inspiration inépuisable ; il unissait la grâce à l'élégance le charme à la grandeur ; tu connais La Création, Les Saisons, ces chefs-d'œuvre ? Eh bien ! cet homme supérieur fit une bêtise. Pauvre Haydn !... lui dont Musset fait rimer le nom avec celui de Paradis (Hayden ! Eden !), lui qui était si bien doué pour mener une vie douce et tendre, il épousa la fille d'un coiffeur croyant avoir saisi l'occasion par les cheveux (Auber pratiquait le jeu de mot). Sa femme le rendit très malheureux. Extravagante, insupportable, elle faisait des papillottes avec les pages de ses partitions et même avec ses manuscrits. Ce fut pour lui, pendant trente-deux ans, une véritable agonie qui le fit s'écrier, un jour, à bout de patience : "Vous auriez tout aussi bien fait, madame, de prendre pour époux un cordonnier !"
Et Auber, sa petite histoire terminée, répétait à Sarasate :
— Souviens-toi d'Haydn!
Sarasate s'en est souvenu pendant trente-six ans !
Mais que nous voilà loin du violoniste et de son art fameux entre tous !
VIOLONISTE SARASTE
Sarasate est mort. En hâte, il fallait vous conter quelques traits de cette vie faite de gloire et de modestie."
Merci ami(e) lecteur (lectrice) de m'avoir suivi dans cet article.
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