ENQUÊTE DANS LES PROVINCES BASQUES EN 1931.
Le 14 avril 1931 est proclamée la Deuxième République espagnole, à la suite des élections municipales et le roi Alphonse XIII part en exil sans avoir abdiqué.
Voici ce que rapporta à ce sujet le quotidien Le Journal, le 12 novembre 1931, sous la plume
d'Edouard Hesley :
"Le "Journal" en Espagne.
Dans la maison de saint Ignace de Loyola.
Au moment où la jeune république espagnole semble s'engager dans les voies d'un laïcisme militant, on peut se demander comment réagiront devant les lois nouvelles des régions foncièrement religieuses comme la Navarre, par exemple, ou le pays basque.
Dès le premier instant, le vote de l'article 24 de la Constitution, qui frappe les jésuites et suspend une grave menace sur toutes les congrégations, a eu pour effet de renverser du pouvoir les chefs modérés qui furent les premiers fondateurs de la république espagnole.
Ne doit-on pas craindre des conséquences plus graves encore ? C'est à cette question que répond Edouard Helsey, après une enquête menée en Biscaye, en Navarre et en Guipuscoa.
Voici le premier article de notre envoyé spécial :
Loyola, octobre.
C'est une toute petite vallée, blottie dans un repli du pays basque espagnol. On en aurait bien vite fait le tour. Souriante, retirée, inaccessible, semble-t-il, aux bruits du dehors, elle s'offre comme une oasis de verdure, de silence et de paix.
VUE GENERALE D'AZPEITIA GUIPUSCOA D'ANTAN |
Et pourtant !
Depuis quelques semaines, ceux qui l'habitent vivent dans l'inquiétude, l'oreille tendue, l'esprit aux aguets.
Depuis quelques semaines, toute l'Espagne a les yeux tournés vers cette petite vallée-là. C'est la vallée d'Azpeïtia, et on l'appelle aussi "la vallée des jésuites". Couvents et lieux de pèlerinage y abondent, à commencer, par le plus fameux de tous : le monastère de Loyola.
MAISON SAINTE DE LOYOLA AZPEITIA GUIPUSCOA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Là, par une journée de printemps — c'était en l'an de grâce 1521 — un jeune gentilhomme blessé à la jambe, dans un combat sous les murs de Pampelune, fut ramené dans sa maison natale, sorte de petit château fort dont les solides murailles tiennent toujours debout. Le convalescent demanda des livres. On ne trouva qu'une Vie des Saints et l'Imitation de Jésus-Christ. Cette lecture le bouleversa. Et c'est ainsi qu'Ignace de Loyola forma le vœu de consacrer sa fortune et le reste de sa vie "à la plus grande gloire de Dieu". Bientôt furent groupés quelques compagnons de choix. L'ordre des jésuites était fondé.
Quelle place il allait tenir dans la chrétienté, personne ne l'ignore. Tour à tour dominatrice et persécutée, la "Compagnie de Jésus" a connu depuis quatre siècles, auprès des grands de ce monde et presque dans l'ombre immédiate du trône pontifical, d'étonnantes alternatives de brusque disgrâce et de pleine faveur. Toujours menacée, souvent atteinte, mais assez souple pour survivre aux coups les plus durs, elle n'a .jamais cessé de lutter, même quand elle semblait toute-puissante, même quand elle semblait abattue.
Née en Espagne, c'est en Espagne aussi — non sans quelques vicissitudes — qu'elle avait le mieux prospéré. Elle pouvait, depuis longtemps, s'y croire inébranlable. Or, voici que la jeune République l'attaque de front. Les tendances anticléricales qui prévalent nettement dans l'Assemblée constituante de Madrid ont bien pu temporiser, se dissimuler plus ou moins sur certains points estimés dangereux. Quand il s'est agi des jésuites, l'hostilité n'a plus été capable de se contenir. Un article qui les vise clairement et qui, pour l'instant, ne vise qu'eux, déclare en fait leur existence organiquement incompatible avec celle de l'Espagne moderne. Expulsions, confiscations vont les frapper sans retard.
Plieront-ils ? Résisteront-ils ? Vont-ils fuir la tempête en attendant des jours meilleurs ? Ou bien, comptant sur la fidélité du peuple basque, si profondément catholique, et qui ne sépare pas leur cause de celle de la religion, vont-ils se réfugier en masse dans la vallée d'Azpeitia, mettant le gouvernement central dans l'alternative ou de laisser braver la loi, ou de la sceller dans le sang ?
C'est pour essayer de le savoir que je suis venu à Loyola.
On a longtemps longé des torrents frais dans des chemins creux. On s'est senti bien loin des hommes et de toutes leurs petites affaires... Brusquement, on débouche en ville.
Azpeïtia, au cœur du pays basque, a je ne sais quel air breton. Les maisons, pas très hautes, sont faites de granit brun. Les porches laissent deviner des intérieurs noirs, où parfois une lampe brûle sans éclairer.
PLACE DU MARCHE AZPEITIA GUIPUSCOA D'ANTAN |
Chaussées d'espadrilles, nu-tête, les épaules prises dans un fichu croisé, femmes et filles, alignées sur les seuils, manient l'aiguille ou le fuseau.
A chaque carrefour, au bout des ruelles, dans tous les recoins, des hommes en soutane. Les uns passent, méditatifs. D'autres s'assemblent pour deviser, par deux ou par trois, tout à fait chez eux. Les gens, quand ils en approchent, baissent respectueusement la voix pour ne pas les gêner. On se croirait dans la cour d'un séminaire, ou plutôt d'un noviciat.
Dix minutes d'auto à travers une verte campagne, sur une route bien asphaltée... Nous arrivons à Loyola.
L'église, très vénérée, n'a rien de bien remarquable, sauf d'être construite en rotonde. Mais la maison de saint Ignace mérite d'être visitée.
ENTREE MAISON ST IGNACE DE LOYOLA AZPEITIA GUIPUSCOA D'ANTAN |
Acquise par Anne d'Autriche, il y a bien près de trois cents ans, et donnée par elle aux jésuites, elle a été entretenue et, à l'occasion, restaurée avec un zèle pieux.
Voici la chambre natale et ses puissantes solives de chêne ciré. Voici la pièce où le saint dormait enfant. Elle produit, il faut le dire, un effet bizarre, à cause de ses murs de nacre et de son plafond de verre colorié. Ici la salle où Ignace se convertit. Une statue peinte le représente, assis, grandeur nature, sur un canapé sculpté. Des rideaux de brocart incarnat masquent la fenêtre. L'ensemble est assez ravissant. A deux pas de là, vous pénétrez dans un petit oratoire pour ainsi dire blindé. Murs, plancher, plafond, tout est en acier clouté, rehaussé de cuivre et d'argent.
D'ailleurs, les matières rares et les métaux précieux sont accumulés partout. Des ornements massifs, contournés, rutilants ou surchargés de dorure, écrasent les cimaises. Toutes ces salles sont transformées en sanctuaires. Ce ne sont qu'autels d'argent massif, que chandeliers d'or incrustés de diamants. Un prodigieux luxe sacré s'entasse dans ces appartements, étalé comme à plaisir pour nous enseigner sans doute que si l'homme, individuellement, doit se détacher des biens terrestres, que si chaque jésuite, isolément, est tenu au vœu de pauvreté, la richesse néanmoins, quand elle est collective, devient un moyen très efficace de travailler ici-bas ad majorem Dei gloriam "à la plus grande gloire de Dieu".
SACRISTIE CHAPELLE DE LOYOLA GUIPUSCOA D'ANTAN |
Le monastère enferme la maison natale comme un saint des saints. Il est formé d'une série de constructions surajoutées au cours des siècles et qui s'enchâssent les unes dans les autres, ce qui a fini par en faire une vaste citadelle.
J'ai parcouru les larges couloirs nus, le parloir, les réfectoires aux boiseries bien astiquées, les salles de classe — car nous sommes ici dans un noviciat — les cours fleuries où des saints de plâtre, Louis de Gonzague, Stanislas Kotszka, offrent en modèle aux élèves leur légendaire pureté.
Tout, jusqu'aux cuisines, où des frères lais silencieux en tablier de toile, épluchaient dévotement des patates, porte la marque d'une vigilance attentive aux moindres détails.
Dans cet ensemble si soigneusement tenu, je fus surpris de rencontrer un peu partout des lits de camp hâtivement installés.
— Oui, me dit le bon père, qui me guidait, nous avions ici quatre-vingts jeunes gens. Mais, devant les événements, nous en avons ramené autant que nous avons pu de nos autres maisons d'Espagne. Nous nous sentons plus en sûreté dans ce cher pays basque. Et puis, nous sommes plus près de la frontière.
Je crus l'instant venu de poser quelques questions.
— Quelle attitude comptez-vous adopter quand l'article de la Constitution voté contre vous sera promulgué et deviendra exécutoire ?
Le père ne parut pas avoir entendu.
— Cette cloche qui tinte, me dit-il, annonce la promenade. C'est l'heure où les élèves vont en rangs dans le parc pour y réciter le chapelet...
En effet, je vis surgir soudainement une double file d'adolescents en robe noire, coiffés de la barrette espagnole aux coins hardiment relevés. Ils avançaient, paupières mi-closes, d'un pas glissé. Tous laissaient voir déjà sur un masque pensif l'empreinte d'une éducation qui sait façonner les âmes comme une docile argile. Il ne cessait d'en apparaître au bas de l'escalier. La porte franchie, le perron descendu, ils se divisaient en escouades qui s'éloignaient par diverses allées.
De la haute fenêtre par où je les regardais, le paysage paraissait étroit. Il me rappela vivement le vallon de Nazareth. Mais le jardin lui-même semblait peu à peu s'élargir et ces équipes de futurs jésuites qui, méthodiquement, un par un, en arpentaient tous les compartiments, eurent bientôt l'air, je ne sais pourquoi, de se partager les cinq parties du monde.
Je me trouvais alors dans une sorte de préau. Au mur, des cartes d'un coloris très vif montraient les lointaines régions dans lesquelles la Compagnie de Jésus a des missionnaires.
— Voyez, me dit le père, en me montrant les îles Carolines, j'ai passé là onze ans de ma vie. Et, ma foi, c'était le bon temps.
— Y retournerez-vous, si vous devez quitter l'Espagne ?
— Je ne sais. J'irai où l'on m'enverra...
— Ou bien resterez-vous tous ici, quoi qu'il arrive ?
Le père me regarda un instant. C'était un petit homme pâle, à cheveux gris, très avenant. Son regard plein de simplicité respirait la plus sincère bonhomie. En vérité, rien d'un jésuite de mélodrame ! Il sourit doucement, puis il m'expliqua.
— Je ne peux vraiment rien vous dire, car je ne sais rien. Nos supérieurs décideront, et aussi la Providence. Pour moi, s'il faut partir, je partirai sans gémir. Dieu est partout et où qu'il nous faille aller, nous sommes bien sûrs, n'est-ce pas ? de le retrouver. Mais on hésitera peut-être à nous chasser. D'abord, nous rendons des services dont on n'est pas encore en état de se passer. Tenez, nous avons près d'ici une école de commerce unique en Espagne. Et puis il n'est pas sûr que la population voisine ne se soulève pas contre notre expulsion. Notez que moi je vivrais aussi bien en France. J'ai fait mes études chez vous, à Hasparren. Mais je vous le répète, je ne suis rien. Mon rang dans l'ordre est bien modeste, je ne suis qu'un jésuite à vocation tardive. Quand ma pauvre maman fut sur le point de mourir, elle voulut que je me fisse jésuite. Je me suis fait jésuite. J'avais quarante-deux ans. Mais jusque-là, je dois vous le dire, je tenais un petit commerce à Buenos-Ayres...
J'ai vu d'autres religieux, moins modestes mais aussi discrets, dans le monastère de Loyola. Tous s'expriment sur la situation avec un calme où perce on ne sait quel dédain. L'un d'eux m'a dit :
— Quelle est cette querelle ? On nous menace d'expulsion. On retire à tous les religieux le droit d'enseigner et l'on décrète, sur le papier, la création de milliers d'écoles. Mais on n'a ni maîtres, ni locaux. Et quand, récemment, nous avons voulu fermer quelques-uns de nos collèges, on nous a enjoint, sous les pires menaces, de les laisser ouverts. Tout cela n'est pas sérieux.
Un autre que j'interrogeais sur le vœu spécial que prononceraient les jésuites en sus des vœux ordinaires de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, communs à tous les ordres religieux, s'est esclaffé :
— Le "quatrième vœu" ! Mais c'est une plaisanterie. Vous avez vu nos élèves tout à l'heure. Ici ils étudient le latin. Puis ils feront leur philosophie. Ils enseigneront ensuite trois ans dans nos collèges. C'est seulement alors qu'ils aborderont leurs études de théologie proprement dite, lesquelles durent également trois ans. Au bout de ces trois années-là ils prononceront enfin leurs vœux, leurs trois vœux monastiques, exactement les mêmes que ceux des bénédictins, des dominicains ou de n'importe quelle congrégation. Mais, pendant cette longue préparation, une élite se sera distinguée de l'ensemble. On aura remarqué quelques sujets brillants, appelés sans doute à tenir plus tard, pour la plus grande gloire de Dieu et la plus haute efficacité de notre ordre, des postes importants. Ceux-là feront une quatrième année de théologie. Mais pour que l'ambition ne risque pas de les envahir ils se lieront spécialement au pape par un serment personnel d'après lequel ils s'engagent à partir immédiatement en mission, fût-ce au bout du monde, sur un signe de lui. Voilà ce qu'on appelle le "quatrième vœu" et c'est là-dessus que les Cortès prétendent fonder contre nous une procédure d'exception. Il n'y a qu'à hausser les épaules.
Cependant, j'en revenais toujours à mes moutons. Au cas où le gouvernement espagnol, conformément aux articles déjà votés de la Constitution, procéderait effectivement à l'expulsion des jésuites, ceux-ci s'inclineraient-ils ou tenteraient-ils de résister ? Et voici finalement ce qu'on m'a répondu :
— Vous pensez bien que nous ne nous battrons pas. Nous avons été expulsés d'Espagne trois fois en un siècle et nous sommes toujours revenus. Le peuple espagnol, grâce au bulletin de vote, est maître de ses destinées. Il ne se laissera pas toujours éclipser ou mener par un petit noyau d'intellectuels qui ne comprennent rien à ses aspirations profondes. Mais sans recourir à la force nous pouvons opposer notre passivité à une violence illégitime. Quand les gens de ce pays qui nous sont dévoués, et qui savent bien qu'à travers nous c'est leur foi que l'on veut atteindre, verront que l'on vient nous arracher de nos couvents, nul ne peut dire comment ils réagiront. Ce sont des âmes franches, courageuses et droites... Nous ne ferons rien pour les exciter. Nous leur prêcherons de notre mieux la patience... Mais nous ne pouvons répondre de rien.
Mon interlocuteur sourit, puis il ajouta :
— Promenez-vous dans nos provinces basques et vous jugerez par vous-même. Tenez, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ? Si vous souhaitez vous faire une idée juste, comment dirais-je ?... de la... fraîcheur du sentiment religieux dans toute cette population, allez la voir un peu prier à Ezquioga.
— A Ezquioga ?
— C'est un village dans la montagne du côté de Zumarraga. Des enfants et de pauvres filles se vantent d'y voir la Sainte Vierge. Ces apparitions, autant que je sois renseigné, sont des plus suspectes et ce n'est pas de cela qu'il ['agit. Mais toute la région est soulevée à cause d'elles d'un prodigieux mouvement de ferveur, dont le prétexte importe peu. Allez à Ezquioga, monsieur, et moins vous croirez au miracle, plus vous serez frappé, j'en suis sûr, de l'émotion mystique de la foule. Toucher à la religion en Navarre ou dans le pays basque, allez, ce serait fort imprudent. Et l'Espagne a déjà devant elle bien assez de difficultés sans soulever encore celle-là.
EZQUIOGA GUIPUSCOA 1931 PAYS BASQUE D'ANTAN |
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