LES CHEVRIERS DES BASSES-PYRÉNÉES À PARIS EN 1898.
A la fin du 19ème siècle, chaque printemps, les chevriers des Basses-Pyrénées vont à Paris avec leurs troupeaux.
Voici ce que rapporta à ce sujet la presse nationale dans plusieurs éditions :
- Le Petit Journal, le 29 mars 1898 :
"Retour des chevriers.
Si le printemps ne nous a pas encore ramené les beaux jours, il a rappelé à Paris les chevriers des Pyrénées. On entend de nouveau, depuis quelques jours dans les rues les sons aigrelets de leur flûte de Pan.
Descendu du train avec son petit troupeau, il y a une huitaine de jours, le chevrier a repris depuis le 25 de ce mois possession du trottoir parisien, où il exerce son industrie ambulante.
Le chevrier commence sa promenade dans Paris, au hasard de ses pas, vers midi, et ne s'arrête qu'à onze heures du soir.
Il doit déclarer à la préfecture de police le nombre de ses chèvres, qui ne peut dépasser la douzaine, et payer une redevance, de 12 francs pour la saison, quelle que soit l'importance de son troupeau.
Venus au nombre de vingt à vingt-cinq, des Basses-Pyrénées, les chevriers ne constituent pas une association ; ils travaillent chacun 'pour son propre compte et font une moyenne de 1 franc à 1 fr. 50 de bénéfice par chèvre. Le soir, ils rentrent pour la plupart à Levallois, où une bergerie, louée à frais communs, donne asile à toutes les chèvres qui constituent alors un troupeau de soixante à soixante-dix têtes.
Patres et bêtes mangent avant d'entreprendre la tournée quotidienne. Le repas du soir se fait attendre souvent jusqu'à minuit, au moment où tout le monde est rentré. Pour les hommes, la soupe est la base de la nourriture ; pour la chèvre, c'est la luzerne et le son ; lorsque la journée a été froide et pluvieuse, l'ordinaire est augmenté d'un peu d'avoine destinée à réchauffer les chèvres.... qui sont pourtant Parisiennes d'origine.
Les chèvres des Basses-Pyrénées ne s'acclimatent pas, en effet à Paris ; aussi les pâtres basques sont-ils obligés à la fin de leur saison, qui se termine le 1er août, d'acheter leurs bêtes avant de regagner leur département.
Au pays de leurs maîtres les chèvres deviennent mères, nourrissent pendant un mois leur biquot, puis sont ramenées sur les bords de la Seine.
L'origine parisienne du troupeau enlève bien un peu de son charme au groupe du chevrier marchand de lait, mais ne voit-on pas tous les jours des Italiennes nées sur la butte Montmartre, et des Espagnoles qui n'ont jamais vu l'Espagne qu'en imagination ?"
CHEVRIER EN REGION PARISIENNE |
- Le Soleil, le 11 avril 1898, sous la plume de Louis Schneider :
"Chèvres béarnaises.
Elles ont reparu à travers les rues de Paris, les chèvres béarnaises, escortées de leurs conducteurs au béret bleu ; on entend de nouveau la modulation lancinante des chalumeaux, et pour me servir du langage de Cyrano, c’est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres.
Ces gentilles chèvres sont des "cadettes" de Gascogne, n’en déplaise à certains sceptiques ; elles vont toutes les années, dès que les premiers froids arrivent, prendre l’air du pays ; puis on les ramène au printemps dans leur enclos de Neuilly, d'où, actives et braves, elles partent chaque matin à quatre heures pour ne rentrer qu’à la nuit tombante, après avoir distribué aux citadins anémiques leur lait réconfortant.
CHEVRIER ET BUVEUR DE LAIT PARIS D'ANTAN |
Allez dire à leur propriétaire, M. Miédougé (un nom qui Heure bien des Pyrénées), que ce sont des Béarnaises de contrebande, et vous verrez avec quel air de mépris il vous toisera. Au surplus, regardez-les : elles ont, comme la chèvre de M. Seguin dont parla Alphonse Daudet, "des yeux doux, une barbiche de sous-officier, des sabots noirs et luisants, des cornes zébrées et de longs poils noirs qui leur font comme une houppelande". Chèvres basques ou landaises, chèvres blanches ou chèvres noires, elles sont toutes si caressantes, elles se laissent si aimablement approcher, que jamais je n'ai tant regretté de ne pouvoir leur parler en patois, car je suis sûr qu'elles m’auraient compris : elles ont l'air si intelligent !
Or, l’autre jour, tandis que je causais avec un de leurs gardiens, voilà que l'une d’elles, qui se sentait plus affinée que les autres, vint se frotter contre moi et me donner deux petits coups de cornes comme pour interrompre ma conversation et me prévenir qu’elle avait quelque chose à me dire. C’eût été de la cruauté de résister ou de la sottise de ne point faire attention aux avances. Et voilà ce que je crus saisir dans ses bêlements entremêlés de hochements de tête :
"Certains de vos confrères ont été bien injustes quand, l'autre jour, ils ont émis des doutes sur notre origine véritable. C’est bon pour les Parisiens de sc déguiser en nègres et de sc montrer dans une baraque de foire ou dans un cirque sous le titre de Soudanais, d’Aïssahouas, ou de derviches mangeurs de serpents. Les chèvres, il leur faut les Pyrénées, il leur faut la bruyère savoureuse, les forêts qui sentent bon et les herbes qui grisent. Et voilà pourquoi chaque année on nous ramène au pays pour nous refaire notre tempérament épuisé dans votre Paris débilitant."
Et la chèvre prit un temps, comme pour se recueillir, puis elle continua :
"Nous sommes des Béarnaises, — et nous nous en flattons, — mais nous avons depuis longtemps droit de cité dans la grand’ville. Ecartez un peu les mèches de votre front, et vous trouveriez encore sur la tête de quelques-unes d’entre nous des fleurs de lys et des armes royales : car c’est Henri IV qui donna, en 1590, à quelques-uns de ses compatriotes, l’autorisation de s’établir dans Paris, d’y entrer à toute époque de l’année, sans payer aucune redevance. Ce bon roi Henri réunissait quelquefois en son palais les prédécesseurs de nos meneurs ; il leur demandait de vouloir bien lui jouer des airs de galoubet, ces vieux airs du pays, au doux rythme obscur, dont chaque note est comme une petite sœur..."
Lui aussi il était tout ému au son de ces mélodies natales qui lui faisaient revoir ses montagnes ouatées de brume rose et bleue, ses torrents éblouissants d'écume et ses camarades du pays avec leur béret rouge.
Un demi-siècle plus tard, après la mort de notre bienfaiteur, celui que nous appellerions le père des chèvres s'il n’avait mérité le titre de père de son peuple, c’est nous qui fournissions le lait pour cette pauvre duchesse Henriette d’Angleterre dont la mort si soudaine consterna la France tout entière. Relisez les mémoires des médecins du temps et vous verrez que c’est grâce à nous que l’existence de la malade fut prolongée...
Je pourrais continuer à vous énumérer nos titres de noblesse ; mais, outre que ce ne serait pas modeste, je n'en aurais guère le temps ; car voici notre meneur qui fait claquer son fouet et siffle l’ordre du départ sur son chalumeau."
Jamais je ne me serais douté qu’une chèvre fût aussi érudite sur ses origines. Peut-être celle-ci était-elle élève de l’Ecole normale d'institutrices de... chèvres ; voilà pourquoi elle en savait tant. En regardant le troupeau qui filait allègrement, je fredonnais un vieil air entendu naguère à l’Opéra-Comique, l'air du Chevrier du Val d’Andore :
Voilà le vieux sorcier...
Le vieux chevrier
Du beau pays d’Andore.
CHEVRIER A PARIS |
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