VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC ROSTAND.
Paul Faure a été l'ami et le confident d'Edmond Rostand pendant des décennies.
LE PEINTRE PASCAU, FAURE ET ROSTAND ET MADAME ROSTAND EN 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN COLLECTION MUSEE BASQUE BAYONNE |
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales Politiques et Littéraires, le 15 septembre
1927, sous la plume de Paul Faure :
"Vingt ans d'intimité avec Edmond Rostand.
Les impatiences de Coquelin. — "Chantecler" la scie du jour. — Les répétitions. — La Première. — Retour à Cambo.— Les jardins d'Arnaga. — Le petit chien Dingley et la dame en visite. —Trois cents pigeons blancs. — Les familiers du poète : Pierre Loti, Léon Blum et Louis Barthou. — Juin 1914.
XV 1904-1909.
Jusqu'en 1910, deux choses vont absorber Rostand : Arnaga et Chantecler. Pendant six années, Arnaga et Chantecler seront les deux points fixes de sa pensée. Il n'y aurait, pour s'en convaincre, qu'à jeter un coup d'oeil sur ses manuscrits. Les scènes de Chantecler, écrites sur des carnets et des feuilles de tous les formats, ont leurs marges criblées de plans, de dessins, ayant trait à Arnaga : balustrades, balcons, vases, piliers, pergolas, escaliers, terrasses. Celui qui ne connaîtrait pas Rostand pourrait, par ses manuscrits, suivre les développements de sa pensée en train de créer Arnaga et Chantecler.
VILLA ARNAGA CA MBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Bien souvent, lui voyant l'air vague, l'imaginant plongé dans les rêveries de Chantecler, je l'interroge et il me répond, par exemple :
— Je pense à la grosse difficulté que va être l'entrée principale de la maison. Telle qu'elle est dans le plan, elle me semble étriquée, et la place manque pour la faire plus large.
Et combien de fois, alors que je le crois absorbé par quelque détail concernant Arnaga, il me dit, sortant brusquement de son silence tendu :
— Ah ! les difficultés de la mise en scène de Chantecler... Je me demande comment les résoudre !...
A cette époque, deux personnages font souvent le voyage Paris-Cambo, Cambo-Paris : Albert Tournaire l'architecte, et Constant Coquelin.
CONSTANT COQUELIN "L'AÎNE" |
Rostand aime beaucoup Coquelin ; mais Coquelin, qui s'imagine, comme la plupart des comédiens, que le travail de l'auteur est aussi aisé que celui de l'acteur, n'en revient pas qu'à chacun de ses voyages à Cambo Rostand ne lui remette pas un acte nouveau de Chantecler. Hélas ! Rostand, doué d'un sens critique très aigu, n'est jamais satisfait de son travail : de là ces lenteurs, ces hésitations à donner une oeuvre, à s'en séparer. Pauvre Coquelin ! Ces années de la préparation de Chantecler lui auront été, avec ces attentes toujours déçues, un véritable martyre.
Je le vois tombant un jour chez moi, à peine débarqué du train, et sortant d'Etchegorria où il s'était tout de suite rué, dans l'espoir que Rostand l'attendrait sur le seuil en brandissant deux actes au moins de sa pièce ! Je le vois... Il était coiffé d'une énorme casquette à oreillettes qui avait la forme d'un de ces bonnets que les papes portaient autrefois.
— Croiriez-vous, me dit-il, en frappant violemment ma table d'un indicateur Chaix qu'il tenait comme un gourdin, croiriez-vous que je sors d'Etchegorria et que non seulement il ne m'a pas donné la plus petite scène de Chantecler, mais que je ne l'ai pas vu, lui ! Oui, oui, c'est comme je vous le dis, mon cher, grondait-il de sa voix pleine et basse, que des tremolo rendaient tragique. Il ne s'est pas montré, il ne s'est même pas montré ! Et Mme Rostand, qui, elle, ne m'a pas quitté, m'a même dit — oh ! avec toute la gentillesse, toutes les précautions dont elle est capable — qu'elle n'était pas très sûre que je le visse pendant ces deux jours que je vais passer à Cambo !
VILLA ETCHEGORRIA CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Je croisai les bras en poussant un profond soupir et en hochant la tête. C'était tout ce que je pouvais faire. D'ailleurs, il était évident que, puisque Mme Rostand avait vu le pauvre Coquelin, elle avait dû l'exhorter à la patience, le consoler de son mieux.
Il y aurait de quoi écrire un gros livre rien qu'avec la préparation de Chantecler et les impatiences de Coquelin. Il ne comprend pas qu'en venant si fréquemment relancer Rostand, il ne fait que l'irriter. Il oublie que Rostand, s'il lui a promis sa pièce, ne lui a jamais fixé, même approximativement, la date où il la lui donnerait.
Coquelin, qui connaît des fragments de la nouvelle oeuvre, telle l'Ode au Soleil, et qui les admire avec cet enthousiasme débordant et communicatif qui est dans sa nature, n'a pu s'empêcher, malgré la promesse de ne rien dévoiler de Chantecler, de les réciter dans différents milieux de Paris. La recommandation d'en garder le secret est demeurée sans effet, et ce secret-là est aujourd'hui celui de Polichinelle. Comme il faut s'y attendre, ces divulgations arrivent jusqu'à Rostand, dont l'irritation est grande. Et puis, Coquelin, en butte à ses amis, criblé de questions sur Chantecler, sur la date de la première, au lieu de répondre qu'il ne sait pas, que rien n'est arrêté, donne des précisions, fixe des dates. Et ses amis, ne voyant rien venir, s'étonnent, l'excitent, se moquent de lui, le poussent à prendre le train de Cambo pour savoir ce qui se passe là-bas. Chauffé à blanc, énervé, il part pour Etchegorria, où ne se passe rien du tout, sinon que Rostand travaille à son immense pièce, sans interruptions, mais sans hâte, et décidé plus que jamais à ne la donner que quand il la jugera parfaite : ce qui est bien son droit.
COQUELIN L'AÎNE |
Et Coquelin se casse le nez.
Pauvre Coquelin ! Chacun de ses voyages est presque toujours une station de plus sur son calvaire de l'attente. Mais à qui la faute ? A la fin, pendant ces courts séjours à Cambo, il a pris le parti, pour tuer le temps, d'aller pêcher la truite avec le percepteur d'Espelette et Gillett, son fidèle serviteur, dont il ne se sépare jamais. Le plus affreux, c'est qu'un jour, arrivant de Paris, vibrant d'espérance comme toujours, il a vu Rostand, mais qui n'était descendu de sa chambre que pour l'amener à Arnaga.
Promenade de supplice !
Rostand, qui, dès qu'il était sur le chantier d'Arnaga, oubliait Chantecler, ne fit pas grâce à Coquelin d'un détail sur la maison et les jardins. Et Coquelin, qui, lui, ne pensait qu'à Chantecler, ne regardait que d'un oeil distrait, tout en étant obligé d'admirer, de pousser des cris d'enthousiasme.
Il était là, les narines dilatées, les yeux suppliants, aux aguets, épiant le moindre silence de Rostand pour tâcher d'y insinuer la question, la fameuse question :
— A quelle époque me donnerez-vous Chantecler ?
Les mois passent, Chantecler et Arnaga s'édifient en même temps, mais Arnaga plus vite que Chanlecler. L'architecte Tournaire multiplie ses allées et venues. On le voit, dans le fourmillement des ouvriers, criant, tempêtant, bousculant tout, tandis que Rostand, un plan dans une main, dans l'autre sa canne à béquille d'ivoire, indique des retouches, vérifie des détails, suggère à l'architecte des modifications, ordonne des changements, exige que les moindres choses de la maison et du jardin soient exécutées telles qu'il les a conçues.
Un matin, vers le milieu de 1905, Rostand me dit avec joie :
— Tournaire vient de m'écrire que nous pourrons nous installer à Arnaga l'année prochaine. Ah ! les fêtes qu'on pourra donner là-bas ! Je vois d'ici le miroir d'eau avec les lanternes, la pergola avec des feux de Bengale, la terrasse avec des musiciens !
Je ne m'emballai pas outre mesure, sachant très bien (ce qui se vérifia pleinement) que Rostand ne donnerait aucune fête, que le miroir d'eau et la pergola ne s'illumineraient pas souvent du reflet des lanternes et des feux de Bengale, et que la terrasse ne résonnerait pas souvent des accords harmonieux des flûtes et des violons, car rien n'ennuie plus Rostand que les réceptions ; mais son plaisir à les imaginer est égal à l'ennui qu'il aurait à les réaliser.
1906 vient. Le déménagement d'Etchegorria à Arnaga se fait peu à peu. Et quand Rostand s'y installe, la maison est bourdonnante encore du bruit des marteaux et saturée de l'odeur des peintures et des plâtres.
Ce jour marqua un changement radical dans ses habitudes. Adieu nos promenades ! Arnaga était loin du village ; avec son magnifique jardin, Rostand n'éprouvait plus le besoin de sortir. D'ailleurs, pressé par Chantecler, il inaugura un système de travail dont il devait se trouver si bien qu'il l'adopta tout à fait. Il ne travailla plus désormais, comme il l'avait fait jusqu'alors, quelques heures chaque jour, assis à sa table. Il s'enferma dans sa chambre et, couché, écrivit au lit, ses papiers sur les genoux, travaillant tout le jour, de onze heures du matin à six heures, sans vouloir, pendant ces sept heures, être distrait par rien.
Et Coquelin venait toujours ! Il obtenait, de-ci de-là, quelques lectures de Rostand ; mais aucune précision sur la date à laquelle on pourrait jouer Chantecler.
Le travail auquel se livrait Rostand était considérable, car, tout en écrivant la pièce, il s'occupait aussi de la mise en scène, des décors, des costumes : il s'en occupait minutieusement, dans les moindres détails, dessinait, construisait les maquettes des décors, faisait avec des fils de laiton et des morceaux d'étoffes les costumes compliqués, difficiles à établir, dont devraient s'affubler les animaux de l'humaine basse-cour. Bref, il faisait pour Chantecler ce qu'il avait fait pour Arnaga : croquis, plans, dessins, sans cesse modifiés, qu'il envoyait aux décorateurs comme il avait envoyé les plans de la maison à l'architecte, et qui lui revenaient retouchés, mais dont il n'était que rarement satisfait.
Dans les journaux, dans le public, on ne s'entretenait plus que de Chantecler. C'était la grande actualité. A quand la première ?
— Qu'attend Rostand pour se décider ? Ces mots flottaient dans l'air, étaient sur toutes les lèvres, au bout de toutes les plumes. Chantecler était devenu la scie du jour.
Rostand se hâtait. La pièce était pour ainsi dire terminée ; mais les questions de mise en scène et d'interprétation n'étaient pas résolues à son entier contentement.
Sur ces entrefaites, il tomba malade d'une appendicite, dont on l'opéra à Bayonne, chez le docteur Lafourcade. Et ce fut encore un retard. De quelque temps, il ne put s'occuper de rien.
Un jour que Coquelin était venu à Cambo voir Rostand convalescent, il me dit :
— Je me sens fatigué depuis quelque temps ; et ma mémoire est mauvaise, elle a des défaillances, des trous. Ce rôle de Chantecler est écrasant, je le redoute.
COQUELIN L'AÎNE A CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Ces paroles me frappèrent. Nous marchions dans l'allée de Cambo. Coquelin, son éternel cigare à la bouche, les mains aux poches, avait sur toute sa personne je ne sais quoi d'écrasé. Lui d'habitude si vivant, si peu pessimiste, lui toujours claironnant et piaffant, avait, aujourd'hui, l'air las ; et sa voix si chaude, si vibrante pour dire les moindres choses, était sourde et lente. La belle flamme qui était en lui semblait s'éteindre.
Il finit, cependant, par avoir en mains tout son rôle. Alors il se retrouva lui-même. Il allait, venait, se dépensait, ne pouvant s'empêcher de faire partager son enthousiasme par ses amis, à qui il récitait les principaux morceaux de la nouvelle oeuvre.
Quelques mois après, le matin même du jour où Rostand arrivait à Paris pour surveiller les répétitions de Chantecler, j'appris, en ouvrant les journaux, que Coquelin venait de mourir subitement d'une embolie, à Pont-aux-Dames, dans la maison de retraite pour les artistes, dont il était le fondateur.
MAISON DE RETRAITE DES ARTISTES DE COQUELIN 77 PONT-AUX-DAMES |
XVI 1919.
Rostand trouva dans son émotion d'admirables paroles pour célébrer Coquelin. Il les prononça sur sa tombe, où étaient venus en foule tous ceux qui ne regrettaient pas seulement le grand acteur, mais aussi l'homme charmant qui avait conservé, à travers la renommée, une fraîcheur de gentillesse et de sentiment que l'on ne rencontre pas souvent.
Coquelin n'étant plus, il fallait le remplacer pour le rôle de Chantecler. Le public s'impatientait, les journaux devenaient ironiques, il n'y avait pas de temps à perdre. Remplacer Coquelin n'était pas chose facile. Où trouver l'artiste capable de porter le poids d'un tel rôle, l'acteur lyrique ayant le grand souffle nécessaire pour faire passer dans le public la vaste poésie de Chantecler ?
Rostand se décida pour Lucien Guitry ; et les répétitions commencèrent avec lui à la Porte-Saint-Martin.
LUCIEN GUITRY LE COQ CHANTECLER |
Dans l'été de 1910, Rostand s'installa avec sa famille à l'hôtel Majestic. A peine y était-il que le flot des visiteurs commença à battre furieusement son appartement, et le téléphone à sonner sans répit. Cela devait continuer tout le temps de son séjour.
HÔTEL MAJESTIC PARIS 1908 |
A Cambo, il perdait, en quelque sorte, la notion de sa célébrité. Ici, brusquement, elle l'assaillait. Pendant ces mois du Majestic, ce fut autour de lui un invraisemblable défilé de gens de toutes sortes. Dans cet appartement, il y eut chaque jour, du matin au soir, la foule d'une rue. On y vit des mondains et de pauvres diables, des acteurs et des marchands, des inventeurs et des toqués. Les demandes les plus variées tombaient en avalanche autour de lui ; demandes de recommandations, demandes de situations, demandes d'un mot pour lancer un produit, demandes de venir présider des réunions, des fêtes, des banquets. Quant aux demandes d'argent et d'autographes, ce fut pire. Sa bourse était, comme toujours, grande ouverte, et son encrier aussi pour les amateurs d'autographes.
Quelque mobile qui poussât tout ce monde à s'adresser à Rostand, intérêt ou admiration, ce n'en était pas moins touchant, mais combien fatigant ! Pour y échapper, il fuyait l'hôtel ; mais dans la rue il put mesurer sa célébrité mieux encore : les passants le reconnaissaient. Une après-midi qu'il était arrêté devant un magasin de l'avenue de l'Opéra, à l'heure de la plus grande foule, un attroupement se forma autour de lui. Cela se reproduisit souvent.
Les répétitions de Chantecler se poursuivaient. Rostand les dirigeait toutes. Il faisait enrager les acteurs par son obstination tranquille à ne rien laisser passer. A la moindre chose qui clochait, sa main se levait instantanément, arrêtait tout, acteurs, machinistes, et on recommençait jusqu'à ce que tout marchât selon ses désirs. Guitry n'aimait pas beaucoup ça. Il grognait ; mais Rostand, imperturbable, tenait bon, le laissait grogner, avait l'air de ne pas s'en apercevoir, lui faisait reprendre son rôle dans les moindres intonations de voix et les moindres gestes, prenait sa place.
Paris ne s'occupait plus que de Chantecler. Le théâtre de la Porte-Saint-Martin était tout enfiévré de l'agitation des acteurs, des machinistes, des décorateurs. Au dehors, l'agitation était aussi grande. Dans les magasins, les salons, les journaux, il n'était question que de Chantecler. Les couturiers étaient débordés, car tout le Paris élégant voulait être à la générale. Cette immense curiosité effrayait un peu Rostand. Enfin, le fameux soir arriva. Ce fut le 7 février 1910.
THEÂTRE PORTE SAINT-MARTIN PARIS |
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