VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC ROSTAND.
Paul Faure a été l'ami et le confident d'Edmond Rostand pendant des décennies.
LE PEINTRE PASCAU, FAURE ET ROSTAND ET MADAME ROSTAND EN 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN COLLECTION MUSEE BASQUE BAYONNE |
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales Politiques et Littéraires, le 15 août 1927,
sous la plume de Paul Faure :
"Vingt ans d'intimité avec Edmond Rostand.
"Un soir à Hernani. — Louis Labat. — Promenades autour de Cambo. — Le prélude de "Chantecler." — Paysage Basque. — Négociations. — Georges Clairin à Etchegorria.
VII Suite.
"Galdemar est venu. Galdemar est de ces êtres spontanés en qui l'on devine une telle netteté que, dès le premier abord, on se sent en confiance. Et il a de l'enthousiasme. Une promenade avec lui est un plaisir ; j'aime sa joie devant un paysage, devant un coucher de soleil. Il est touchant quand il parle du bonheur que cela doit être d'habiter hors des villes, dans une de ces petites maisons blanches qui brillent aux flancs des collines. Comment, après trente ans de Paris, de vie enclose dans les salles de rédaction, comment a-t-il pu garder intacte cette fraîcheur de la sensibilité ?
Le 26 février prochain, — 26 février 1902, — il y aura cent ans que naquit Victor Hugo. Le Gaulois a envoyé Galdemar à Rostand afin de lui demander un poème pour cet anniversaire.
Galdemar a une idée, qu'il expose tout de suite.
Il emmènera Rostand passer une journée au village de Hernani, qui est en pays basque espagnol, et où se rendait souvent Hugo lorsqu'il habitait Pasajes. Nul endroit, dit Galdemar, plus propice à évoquer le poète que ce vieux bourg guipuzcoan, dont le nom fournit à Hugo le titre de sa pièce fameuse.
EDMOND ROSTAND 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Rostand a écouté en se frisant la moustache, ce qui signifie qu'il ne dit pas non, mais qu'il hésite tout de même. Alors, Galdemar redouble d'éloquence, décrit l'endroit, la vieille rue pittoresque, les fières maisons blasonnées ; et Mme Rostand, qui arrive sur ces entrefaites, s'enflamme, elle aussi, à l'idée d'un grand poème écrit par son mari à la gloire de Hugo. Elle joint son éloquence à celle de Galdemar, si bien que Rostand finit par accepter.
Mme Rostand, Rostand, Galdemar, sont partis dès l'aube : ils rentrent le soir, enchantés, et me content leur voyage. A peine arrivaient-ils à Hernani, une sorte de garde champêtre à casquette galonnée s'était précipité sur eux pour les guider, comprenant qu'ils s'intéressaient à Victor Hugo ; et, leur trouvant l'air de touristes à gros pourboires, il avait organisé, pendant leur déjeuner à l'auberge, un décor de cabinet de travail dans une vieille maison noirâtre, où il finit par les entraîner, pour leur raconter, avec une stupéfiante précision de détails, que Hugo avait longtemps habité là et que c'était dans cette chambre qu'il avait écrit Hernani. Or, chacun sait que Hugo n'a jamais fait de séjour à Hernani, qu'il n'y a jamais eu de maison, qu'il n'y a jamais écrit un vers.
Galdemar est reparti pour Paris. Rostand a l'air soucieux. Nous avons recommencé nos promenades dans l'allée. Il parle et se tait, marche et s'arrête en se frisant la moustache, est tour à tour grave et gai.
Je lui demande ce qu'il a, s'il travaille. Je n'en tire qu'une réponse vague : oui et non. Mais Mme Rostand, le visage illuminé, me confie en secret que son mari a commencé son poème sur Hernani.
Et au bout de quelques jours, dans la petite maison où j'habite, un soir, vers sept heures, elle entre, tenant dans son manchon un rouleau de papier. C'est le manuscrit du poème que Rostand vient de terminer.
— Il est si beau, me dit-elle, que je n'ai pas voulu garder mon enthousiasme pour moi seule. Je me suis échappée pour venir vous le lire.
Je n'eus pas de peine à partager cet enthousiasme. Mais il y eut une ombre à ma joie : j'aurais aimé dire à l'auteur combien j'admirais son poème. C'était impossible, Mme Rostand l'ayant lu en cachette. Le lendemain, elle pria son mari de me le lire.
— A quoi bon ? me dit-il. Vous allez le voir dans Le Gaulois. Il est, d'ailleurs, court et sans importance. Mais je vous lirai, quand il sera fait, mon discours à l'Académie.
Je n'insiste pas. Le meilleur moyen pour que Rostand me lise son poème, c'est de ne plus lui en parler. Je me contente de lui demander s'il a commencé son discours.
— Oui, j'en ai écrit un mot : "Messieurs." Je sens que ce discours m'amusera assez, ce que je n'aurais pas cru tout d'abord ; si je n'avais pas Chantecler, cela irait tout seul. Mais Chantecler ! Ah ! quel malheur qu'il n'y ait pas un système pour ne penser qu'à une chose à la fois ! Ainsi, je vais me mettre à mon discours ; mais pendant que je l'écrirai, que je le veuille ou non, je penserai à Chantecler, et, quand j'écrirai Chantecler, je penserai à autre chose. Ainsi de suite. Et puis, passe encore si, quand on écrit une oeuvre, on n'en était distrait que par la pensée d'autres oeuvres ! Mais songez aux mille tracas, aux mille ennuis qui vous harcèlent l'esprit ! C'est pour cela qu'on doit, le plus possible, simplifier sa vie, aussi bien dans le domaine moral que dans le domaine matériel, se débarrasser de tout l'accessoire.
Ce matin je rencontre Mme Rostand qui revient de la poste, chargée d'un énorme courrier.
MME ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le poème paru avant-hier dans Le Gaulois, sous le titre de : Un Soir à Hernani. Evidemment, les lettres et télégrammes commencent à arriver.
— Venez jusqu'à la maison, me dit-elle, vous les lirez avec Edmond.
— Hélas ! j'ai un train à prendre et je suis déjà en retard. Mais je vous demande d'ouvrir au hasard quelques dépêches, elles nous donneront le ton des autres.
Mme Rostand ouvre et me passe à mesure les dépêches.
Je lis...
De Sarah Bernhardt :
"Ami, votre génie a magnifiquement chanté le génie de Victor Hugo. Merci pour la joie de mon réveil ce matin. Toute ma tendresse."
SARAH BERNHARDT ACTRICE PEINTRE ET SCULPTRICE |
De Catulle Mendès :
"Votre poème me rend fou de joie. Ah ! mon ami ! que c'est beau, que c'est charmant, que c'est puissant, tendre, exquis et sublime ! Que votre femme doit être heureuse ! La mienne l'embrasse. Je suis bien fier de vous aimer."
CATULLE MENDES ROMANCIER ET POETE |
De Paul Meurice :
"Je lis dans Le Gaulois, avec une profonde émotion, le beau et doux poème, le poème d'Hernani célébré par le poète de Cyrano. Que c'est élégant et charmant ! Et vous mettez mon nom en tête de ces admirables vers ! Je suis confus. Je suis ravi. De tout mon coeur, merci !"
PAUL MEURICE ROMANCIER Par Auteur inconnu — [1], Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=3207143 |
De Léon Daudet :
"Votre poème sur Hernani, ce matin, dans Le Gaulois, est admirable. J'aime surtout le drame entrant avec le nom dans l'esprit du petit Hugo, et le retentissement de l'heure dans le génie, l'âpre morsure de la circonstance. Je sens que cette pièce va produire un effet considérable. Amicalement à vous."
ALPHONSE DAUDET ECRIVAIN
VIII 1902.
Un matin, après une absence, j'allai voir Rostand.
— A propos, vous ne savez pas, me dit-il en souriant, j'ai un secrétaire. Il est arrivé le jour de votre départ. Je vais vous faire faire sa connaissance.
Il m'entraîna vers une pièce d'où venait un crépitement de machine à écrire, si rapide et si violent qu'on l'aurait pris pour celui d'une mitrailleuse ; le bruit strident d'une voix l'accompagnait. Vraisemblablement, la voix appartenait à celui qui maniait la machine, l'une allait en cadence avec l'autre.
Rostand ouvrit la porte. Les deux bruits se turent en même temps. Nous reçûmes un homme en pleine poitrine. On l'eût dit lancé par quelque fronde ou chassé par un courant d'air. Il passa devant nous en criant :
— Je monte chercher un document dont j'ai besoin et je reviens.
Il allait s'élancer dans l'escalier. Je l'arrêtai.
— Mais c'est Louis Labat !
— Lui-même.
— Je vous ai rencontré souvent, lui dis-je, chez des amis communs, au pays basque, et, notamment, chez Pierre Loti, à Hendaye.
LOUIS LABAT SECRETAIRE D'EDMOND ROSTAND |
Nous nous serrâmes la main.
Une fois dehors, je dis à Rostand :
— Vous pouvez vous féliciter de votre choix. Cette question du secrétaire était sérieuse. Je connais Louis Labat comme tout le monde le connaît dans ce pays, surtout à Bayonne, où il montre depuis longtemps des qualités de journaliste qui auraient dû le désigner pour un grand journal parisien. Par exemple, il est le mouvement perpétuel, mais la droiture même, très intelligent, excellent écrivain, remarquable traducteur d'anglais, bourré de lectures, une mémoire de premier ordre, et toujours de bonne humeur. Vous ne pouviez pas tomber mieux.
La vie de Rostand prend un cours tranquille. Il travaille. Le soir, à Etchegorria, je le retrouve dans la salle à manger avec sa famille. Renversé sur une chaise, cigare à la bouche, il regarde au plafond en se tortillant la moustache. Mme Rostand écrit des lettres ; Jean dessine sur la nappe, avec un si calme mépris du beau linge, que miss Day pousse les hauts cris, avec une indignation qu'elle cherche en vain à faire partager. Quant à Maurice, il lit passionnément Byron et Shelley.
Une fois, quand j'arrivai, Rostand dessinait sur la nappe, lui aussi, et à l'encre, des animaux, surtout des oiseaux, poules, coqs, merles.
COSTUMES DE CHANTECLER EDMOND ROSTAND |
Je crus qu'il faisait des projets de basse-cour.
— Non, me dit-il, vous n'y êtes pas. Tout ça vous représente quelques-uns des personnages de ma prochaine pièce dont je vous ai parlé.
— Des personnages de votre pièce, ces coqs, ce merle ?
— Parfaitement ! Je vous expliquerai ça peu à peu.
Et d'un revers de main, il efface les animaux, ce qui fait une effroyable tache sur la nappe. Miss Day jette une protestation, qui n'a d'autre résultat que de faire rire aux éclats Maurice, Jean et Mme Rostand, ravie de la joie de ses enfants.
Au printemps de 1902, Rostand acheta un beau cheval blanc arabe. Lui, que je n'avais jamais pu emmener plus loin que le parc de Cambo, il m'annonça qu'il se proposait d'aller chaque jour par les sentiers et par les routes, à l'aventure.
Il doit énormément à ces promenades dans la campagne de Cambo. Elles l'ont porté à regarder la nature et à l'aimer. Que toutes les formes de ce qui est poésie aient toujours été en lui, cela est certain. Le sentiment de la nature, il l'avait depuis son enfance, mais il l'avait sans le soupçonner. La nature passe bien de temps en temps dans ses premières oeuvres, mais ce qu'il en dit a été plus deviné que vu, il en parle par intuition. Cela, pour la raison toute simple que, pendant longtemps, il ne vécut que dans les villes, qu'il ne vit se lever et se coucher le soleil que par la fente d'une rue. Ce sentiment qui est en lui, mais latent, Cambo va le faire s'épanouir.
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
Chantecler date des premiers mois de Rostand au pays basque ; c'est au cours de ses promenades dans les environs de Cambo qu'il recueillera les inspirations dont sera fait ce poème, qui contient dans ses quatre actes l'immensité, la splendeur de la nature. Et d'ailleurs, dans Chantecler, quand se rencontre un paysage dessiné d'un trait exact, celui à qui est familière la région de Cambo le reconnaît tout de suite, c'est un paysage d'ici.
Chaque fois que Rostand revient de ses promenades, il me dit ses impressions, et ce n'est jamais avec la voix et les mots incolores de quelqu'un qui n'a fait que regarder, mais avec l'émotion d'une âme enivrée.
A force de s'en aller chaque jour devant lui, il a fini par rayonner dans tous les sens autour de Cambo. Il me dit qu'il est monté à la loggia extérieure de l'église de Halsou, d'où il a regardé le paysage que composent les collines de Larressore, la Nive, la plaine où brille là-bas Ustaritz, dont la rue, toute blanche de ses maisons enduites de chaux, a l'air d'une rue d'Orient ; il a parcouru les bois qui précèdent Cambo, il a passé une heure délicieuse à errer sous ces chênes trapus et bas dont les branches, étendues comme des bras qui protègent, ont quelque chose d'hermétique et de mystérieux qui va bien avec le silence de cet endroit où le seul bruit qu'on entende est le cri de la chouette. Itxassou l'a enchanté avec ses sentiers sous ses arbres centenaires, avec sa montagne qui semble une muraille après laquelle il n'y a plus rien, avec l'horloge de son église qui a le son mat, étouffé, d'un métal rouillé sur lequel on mettrait tout de suite les mains pour empêcher la résonance, avec son mur de pelote fait de vieilles pierres tombales et que recouvre, dans le haut, un très vieux chêne qui a la grâce d'un bouquet. Le parc de l'Etablissement de Cambo l'a enthousiasmé avec son charme d'endroit délaissé, ses hauts arbres, son allée qui s'efface un peu plus chaque jour sous le tapis que l'herbe tisse. Il a suivi au hasard cette allée, de velours vert qui côtoie la Nive, dont l'autre rive, en face, est un parfait tableau champêtre : des prairies, un troupeau, une bergerie. La Nive, claire comme l'eau des glaciers, court, se plisse aux endroits où des cailloux la déchirent. Rostand l'a longée en suivant l'allée dont l'herbe étouffe le bruit des pas. Le parc devient plus mystérieux, l'allée se rétrécit, devient un sentier. Dans une espèce de petite maison qui a l'air d'un temple élevé à quelque divinité forestière, une fontaine chante un air ; son eau glissant sur les mousses, c'est un air chanté tout bas ; parfois, même, elle s'arrête comme fait une voix chevrotante. Rostand a poussé plus loin, mais le sentier montant, envahi par les bruyères, devenait difficile ; son cheval ne pouvant plus avancer, il est revenu. Hier, il est allé à Urcuray, il en a aimé la vieille petite église, humble comme une ferme, et dont le porche est plein de ces tombes basques d'autrefois qui ressemblent à des êtres humains enterrés jusqu'au cou.
PARC ETABLISSEMENT THERMAL CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Ces promenades, il les raconte, non en touriste qui n'a vu d'un paysage que les lignes et n'a retenu que les traits principaux, composant ce qu'on appelle un site, mais en poète, qui a été plus sensible à l'âme cachée derrière les choses qu'à leur aspect. Rien ne lui a échappé de cette nature dont le charme ne se révèle pas tout de suite, ne se laisse pénétrer que peu à peu. D'une voix dans laquelle il y a encore de l'enchantement, il parle des bruits et des voix de la campagne, de l'angélus, de l'enclume du forgeron, d'une carriole croisée en route, pleine de garçons et de filles qui chantaient. Tout ce qui est la poésie de la campagne est entré en lui d'un coup. Il est ravi. On devine qu'il vient d'ajouter un trésor au trésor qu'est son âme de poète, qu'il le sait, et qu'il regarde avec des yeux émerveillés les horizons nouveaux dont sa pensée est désormais enrichie.
Il avait commencé son discours à l'Académie ; il l'a mis de côté pour s'enfoncer dans ces visions de nature. Ces bois, ces sentiers, ces villages, il y pense sans cesse. Il se plaît à les évoquer comme on se plaît à faire revenir dans la mémoire un air musical. Mais ce n'est point en simple contemplateur qu'il s'attarde à ces visions. Un travail se fait autour d'elles, elles deviennent les matériaux de l'oeuvre future. Rostand ne le dit pas absolument, mais cela se comprend à sa conversation, à des questions qu'il pose et qui sont nouvelles dans sa bouche.
— Je pense, me dit-il un coir, à tous ces bruits de la campagne. Les avez-vous remarqués ?
— Mais, lui dis-je, je les sais tous par coeur, tous, jusqu'aux plus petits, jusqu'aux plus banaux, jusqu'au bruit que font des volets, le soir, quand on les ferme : d'abord, le grincement des charnières, puis le choc massif quand ils se rejoignent.
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
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