Libellés

mercredi 13 octobre 2021

VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC EDMOND ROSTAND AU PAYS BASQUE (treizième partie)

  

VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC EDMOND ROSTAND.


Paul Faure a été l'ami et le confident d'Edmond Rostand pendant de très nombreuses années.



pays basque autrefois cambo rostand
LE PEINTRE PASCAU, FAURE ET ROSTAND ET MADAME ROSTAND  EN 1902
PAYS BASQUE D'ANTAN
COLLECTION MUSEE BASQUE BAYONNE


Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales politiques et littéraires, sous la plume de 

Paul Faure, dans son édition du 1er octobre 1927 :



"Vingt ans d'intimité avec Edmond Rostand.



...La guerre. — Arnaga désert. — Le gramophone de Coquelin, — Projets nouveaux. — Les chênes malades. — L'Amistice. — Départ pour Paris. — La grippe— Illusion et découragement. — L'attente dans l'angoisse. — La fin. — La chambre vide...



...24 septembre.



Vers midi, je suis allé voir Rostand dans sa chambre. Il travaillait comme d'habitude sur son lit, face à la fenêtre ouverte, par laquelle entrait la douceur d'une admirable journée de fin d'été.



Dès qu'il m'a vu, il m'a regardé en souriant, mais sans rien dire. Cela a duré quelques minutes. Il s'est enfin décidé :


— Eh bien ! devinez ?



Et comme je ne devine pas.


— Eh bien ! je ne vends pas Arnaga. Il s'est tu, puis a repris :


— Je ne tiens nullement à Paris, et je me trouve bien ici. Seulement, il est clair qu'Arnaga ne peut pas rester tel qu'il est. Je vais vous expliquer...



Arnaga ne peut pas rester tel qu'il est ? Que dit-il, grands dieux ! Je lève les bras au ciel.



Rostand se lève, m'entraîne à la fenêtre, met ses grosses lunettes d'écaille, et, l'index tendu :


— Vous voyez les ifs, là-bas, en bordure des allées de droite et de gauche qui mènent aux pavillons ? Il faut qu'ils alternent avec des jets d'eau.



pays basque autrefois cambo rostand
EDMOND ROSTAND
PAYS BASQUE D'ANTAN


Comme je m'étonne :


— Parfaitement, des jets d'eau disposés comme ceux du Généralife : cinq de chaque côté des deux allées. En tout, vingt jets d'eau. L'effet sera merveilleux. Autre chose : l'allée qui mène au porche, la grande allée de l'entrée, il lui faut un ornement quelconque, — je parle de l'endroit où, après le vide, commencent les platanes. J'avais pensé à des groupes dans le genre des chevaux de Marly. Mais je crois avoir trouvé mieux. Je vais faire une sorte d'arc, de portique, qui sera un immense pigeonnier. En entrant, on passera sous une voûte vivante de pigeons blancs.



Et Rostand va à sa table de chevet, prend parmi ses manuscrits une feuille où il a tracé une première esquisse de son projet.



Arnaga n'a certes pas besoin de jets d'eau et d'arcs de pigeons pour être au point ; mais puisque ce sont là les nouvelles imaginations de Rostand, et qu'il veut les réaliser au plus vite, je me garde bien de le contredire. Ces allées de jets d'eau et ce pigeonnier composeront un décor magnifique. L'essentiel est que Rostand ne se défasse pas d'Arnaga.



L'après-midi, Rostand m'explique sur place ses idées d'embellissement : il me dit son désir de me voir bâtir près de lui ma petite maison. Puis, pour la première fois de cet été, nous dînons dedans. Il fait frais. Le soir vient vite. L'automne commence à s'indiquer. Nous dînons dans la petite salle à manger que décorent Les Vieilles Chansons de France, de Delaw. On a fait du feu dans la cheminée à hotte de cuivre. Après dîner, le couvert enlevé, Rostand demande un carton, des crayons de couleur, et fait des portraits : celui de ma femme, arrivée aujourd'hui à Arnaga pour quelques jours, le mien.


labourd autrefois cambo rostand
EDMOND ROSTAND CAMBO
PAYS BASQUE D'ANTAN


L'oeil au ras du papier, il dessine, retouche, s'approche, se recule pour juger de l'effet, avec une patience d'enlumineur. Quand c'est fini, il nous les montre.



Nous ne pouvons nous empêcher de pousser un cri de surprise. Ce sont de ravissantes miniatures, or, noir et blanc.



26 septembre.



Ce soir, dîner bizarre, un peu sinistre, pendant lequel le docteur Jacquemin, médecin-chef de l'hôpital de Larressore, n'a fait que parler de la grippe, disant qu'on ne lui a pas trouvé de remède et que le mieux est, quand on a la chance d'habiter au grand air, loin des villes, de ne pas bouger, de rester claquemuré chez soi.


pays basque autrefois sanatorium
REFECTOIRE SANATORIUM LARRESSORE
PAYS BASQUE D'ANTAN



3 octobre.



Nous allons à la conciergerie d'Arnaga voir un des jardiniers qui vient de perdre sa mère. Quand nous y arrivons, deux Basques, accompagnés du secrétaire de la mairie, portent le cercueil. Une bougie éclaire la cuisine où l'on nous reçoit.



En revenant, il fait tellement noir dans l'allée de chênes et de platanes menant à la maison que nous sommes obligés, Rostand et moi, de nous donner le bras et de n'avancer qu'à petits pas, en tâtant le sol de notre canne, comme des aveugles.


— En somme, me dit Rostand, la vieillesse peut être assez agréable. Voyez la mère du jardinier. Elle avait un peu plus de quatre-vingts ans et se portait à merveille. Je lui ai parlé assez souvent. Elle avait encore, c'est certain, le goût de la vie. L'essentiel est de ne pas attraper quelqu'une de ces graves maladies dont on sort démoli pour le reste de ses jours. Je suis décidé plus que jamais, ajoute-t-il, à quitter Arnaga le moins possible. Ce sera peut-être le plus sûr moyen de vivre assez pour réaliser une partie des oeuvres que je voudrais laisser avant de disparaître, car cela seulement m'importe.




pays basque autrefois cambo rostand
EDMOND ROSTAND
PAYS BASQUE D'ANTAN


Dimanche 13 octobre.



Ce matin, un domestique frappe violemment à ma porte, et, sans attendre que je réponde, me crie à tue-tête :


— La guerre est finie. L'Allemagne accepte les conditions de Wilson.



Je passe un pyjama, je cours à la chambre de Rostand.



Je le trouve étendu sur son lit et se frisant nerveusement la moustache.


— Oui, me dit-il, c'est enfin la victoire, mais payée bien cher. Et quelle paix nous apporte-t-elle ? Qu'en restera-t-il au bout de quelques années ?



cambo les bains autrefois rostand labourd
EDMOND ROSTAND
PAYS BASQUE D'ANTAN


22 octobre.



Temps incomparable. Au pays basque, quand l'automne est beau, il est beau comme dans aucun autre pays. Nous dînons tard, afin de pouvoir nous promener longtemps dans le jardin. Le soir, vers six heures, Rostand se lève et s'habille pour descendre. Il se rase toujours à la fenêtre de son cabinet de toilette, qui est à peu près au-dessous du cadran solaire et fait angle droit avec celle de ma chambre. Souvent, à ce moment, nous causons, de fenêtre à fenêtre. Ce soir, Rostand m'a dit :


— Voilà l'endroit où il faut que vous bâtissiez votre maison.



De son rasoir, qu'il tient à bout de bras, il me montre un bouquet de chênes d'où la vue s'étend, magnifique, sur tout le pays.


— Entre ces arbres, dans ce paysage, me dit-il, une maison du genre des fermes d'alentour, chaux blanche et pans de bois, serait charmante.



Nous restons longtemps à nos fenêtres, ne pouvant nous arracher au spectacle du coucher de soleil sur Arnaga et sur la montagne, échangeant pour la centième fois les mêmes propos enthousiastes.



9 novembre. 



Rostand me dit :


— Je pars demain.



Et comme j'insiste pour qu'il reste un peu plus :


— C'est impossible. J'aurais dû partir hier ; mais les trains sont bondés. Je ne veux pas manquer le Paris de l'armistice. Puis, les nouvelles que je viens de recevoir de la santé de mon oncle sont mauvaises. Mais n'ayez crainte, je serai bientôt de retour, et j'espère, cette fois, ne plus bouger de longtemps.



labourd autrefois cambo rostand
EDMOND ROSTAND
PAYS BASQUE D'ANTAN


Dimanche 10 novembre.



C'est donc ce soir que Rostand prend à Bayonne le train de six heures.



La maison est pleine de malles, pleine du désordre des départs. Vers quatre heures, nous sommes allés nous promener dans le jardin. Bien qu'il fasse doux, Rostand a mis un gros pardessus dont il a relevé le col. Il fait doux, mais gris et triste, il fait surtout extraordinairement dimanche. La vie des champs est arrêtée. On sent cela à l'immobilité de tout. On devine que la campagne est en ce moment déserte, que tout le monde est à l'église ; là-bas, très loin, la cloche d'Espelette sonne les vêpres.



L'accablement que donne ce temps, l'impression pénétrante que c'est dimanche, ce départ..., il vient de tout cela, une invincible mélancolie.



Nous marchons à petits pas le long d'une des murailles de charmille. Rostand, voûté, les mains au dos, est enfermé dans un silence qu'il ne soulève que pour me dire :


— Je crains que mon séjour à Paris ne soit des plus sombres. Mon oncle, qui est toujours à Paris, va mourir, c'est certain. Quelle tristesse ! Quelle tristesse que tout !



pays basque autrefois cambo rostand
EDMOND ROSTAND
PAYS BASQUE D'ANTAN


A cinq heures, l'auto qui doit conduire Rostand à la gare de Bayonne est arrivé. Pendant le temps qu'on entasse les bagages, nous sommes là tout un petit groupe sans trouver rien à nous dire, en proie les uns et les autres au chagrin de nous séparer de Rostand, que, malgré son désir de revenir vite, nous ne reverrons peut-être pas avant l'été prochain.



Tous les bagages étant casés, le chauffeur fait signe que c'est l'heure.



Rostand nous embrasse, monte dans la voiture, puis, par la portière, nous fait adieu de la main. L'auto descend l'allée d'Arnaga, prend la route de Bayonne, repasse de loin devant le porche où nous nous tenons toujours.



Et Rostand, la tête un peu hors de la portière, nous fait encore adieu de la main.


pays basque 1908 rostand cambo
EDMOND ROSTAND
PAYS BASQUE D'ANTAN


11 novembre.



L'armistice a été signé ce matin, à cinq heures quarante. La nouvelle est arrivée à Cambo à dix heures.



Temps rêvé pour accompagner l'allégresse d'un tel jour : ciel d'un bleu intense, bleu dans toutes les directions, bleu à perte de vue et comme gazé d'or ; et une chaleur de plein été.



Cambo est en fête. Le soir, nous nous promenons dans la belle allée où les gens vont et viennent, bras dessus bras dessous, sous la voûte des arbres criblés de lanternes vénitiennes. Une fanfare frénétique passe et repasse, jouant des fandangos, au milieu desquels elle s'arrête pour lâcher Sambre-et-Meuse et La Marseillaise.



18 novembre.



Depuis le départ de Rostand, nous avons eu peu de ses nouvelles. Nous avons su qu'il était allé aux fêtes de l'armistice, qu'il s'était mêlé aux foules des rues. Et, hier, nous avons appris par une lettre que, fatigué, il avait dû s'aliter.



20 novembre.



Il aurait, paraît-il, une sorte de grippe, mais sans gravité. Néanmoins, malgré une lettre rassurante reçue ce matin, nous ne pouvons nous défendre d'une inquiétude ; nous avons passé la journée à discuter, à examiner toutes les probabilités qui, finalement, nous rassurent. D'abord, l'épidémie de grippe a, depuis quelque temps, perdu de sa virulence ; ensuite, Rostand tombant malade au lendemain de ces journées fatigantes, nous en concluons qu'il est plutôt malade de surmenage, et qu'on a appelé grippe ce qui, vraisemblablement, n'est qu'un coup de froid tombant sur de la fatigue.



22 novembre.



Mêmes nouvelles hier et aujourd'hui. Rostand est au lit avec un peu de fièvre ; mais cela n'a rien de surprenant. Et puis, à la moindre alerte, les meilleurs médecins accourraient à son chevet ; il n'y a donc pas lieu de s'alarmer. Mais Jean, en lisant la lettre de ce matin, qui, pourtant, ne donnait des nouvelles ni meilleures ni pires, s'angoisse ; et tout ce que nous lui disons pour le rassurer ne sert à rien.



Enfermé dans un silence d'où il n'y a pas moyen de le tirer, il fait peine à voir. Nous ne savons qu'imaginer pour adoucir son inquiétude, que tout d'abord nous ne partagions pas, mais qui, maintenant, nous gagne."



A suivre



Dimanche 24 novembre.



L'anxiété de Jean a été telle, hier, et elle commence à nous tenir si fortement, ma femme et moi, — d'autant plus que les nouvelles reçues aujourd'hui sont précises sur le degré de la fièvre, qui tend à augmenter, — que je lui ai conseillé de partir ce soir pour Paris. Mais il lui faut des papiers que nous devons aller chercher à la gendarmerie d'Espelette.



Nous y sommes allés, lui et moi, ce matin. Tout le long du trajet, nous n'avons parlé que de son père, cherchant à nous rassurer en évoquant les cas de grippe qui n'ont été que bénins.



Nous l'avons accompagné ce soir à Bayonne, pour le train de six heures. Nous sommes rentrés à Arnaga, seuls.



28 novembre.



Pas de nouvelles hier, pas de nouvelles aujourd'hui.



Nous avons passé ces deux journées sans dire un mot, les nerfs tendus par l'attente du facteur. Il vient, mais ne nous porte que des lettres quelconques. Mieux vaudrait rien que ces enveloppes dont l'écriture n'est de personne de l'entourage de Rostand. Déception, aggravation de notre inquiétude.



29 novembre.



Intolérable journée. Toujours pas de nouvelles. Si Rostand était mieux, quelqu'un de la famille nous l'écrirait, à défaut de Labat, alité, lui aussi, et malade du même mal.



A huit heures, quelqu'un nous porte La Gazette de Biarritz, donnant les dernières nouvelles du jour. On y parle pour la première fois de la maladie de Rostand. Son état, dit une dépêche Havas, serait alarmant.



Nous sommes bouleversés. Nous lisons et relisons la dépêche. Rien à tenter pour avoir des précisions ; le téléphone, à Cambo, ferme à huit heures. Se coucher le plus tard possible, afin d'éviter l'énervement de l'insomnie, c'est tout ce qui nous reste à faire.



30 novembre.



Hier, j'ai écrit à Rostand pour lui dire que notre pensée ne le quittait pas, qu'il nous tardait de le savoir mieux, que nous espérions que, dès qu'il pourrait se mettre en route, il reviendrait vite à Arnaga achever sa guérison. Et ma pensée a fait le voyage de cette lettre, d'ici à l'appartement du 4, avenue de La-Bourdonnais, où il est en ce moment. Mais lui remet-on son courrier ? Lit-il les journaux ? Ouvre-t-il ses lettres ?



Aujourd'hui, sinistre journée, de toutes manières. Jusqu'à présent, le temps avait été beau. Nous vivions portes et fenêtres ouvertes sur le jardin ensoleillé. Ce matin, nous nous réveillons avec l'hiver. Il fait froid, le vent souffle furieusement, il pleut à torrents. Et nous voilà, par ce mauvais temps, subitement plus coupés de tout, plus isolés ; nous avons la sensation d'être dans une île. Et pas de nouvelles. J'ai téléphoné à La Gazette de Biarritz : on ne sait rien. Pas de lettres au courrier de dix heures. Ce n'est plus chaque heure qui est intolérable, mais chaque minute, car s'il y a pour le facteur une heure fixe qui, maintenant, sera cinq heures après-midi, il n'y a pas d'heure pour le téléphone qui, à tout moment, peut sonner pour nous donner des nouvelles. Nous sommes là dans l'énervement d'attendre à tout instant cette sonnerie.



Le temps passe, et le téléphone reste muet. Est-ce bon signe ? Est-ce mauvais signe ? Si Rostand était plus mal, quel que fût l'affolement de sont entourage, quelqu'un aurait pensé à nous et nous aurait écrit ou télégraphié. Cela est même certain. Nous n'avons donc pas tellement lieu de nous inquiéter. Tout de même, ce silence, de quelque façon que nous l'interprétions, est intolérable ; et s'il se prolonge, si demain je n'ai pas de nouvelles, je partirai pour Paris.



Et la journée glisse d'une lenteur infinie. Elle ne nous fait pas grâce du moindre de ses instants, elle nous écorche de toutes ses minutes, de toutes ses secondes, pèse sur nous de tout le poids de ses heures. Nous la franchissons pas à pas, nous ne faisons qu'essayer de nous imaginer ce qui peut bien se passer là-bas. Et nous cherchons encore une fois à nous rassurer en nous rappelant les grippes que nous avons vues guérir. Et puis, quoi ! Rostand était en excellente santé quand il est parti. Ces mois de grand air à Arnaga lui ont donné une force de résistance qui doit l'immuniser, en quelque sorte. D'ailleurs, la virulence de l'épidémie diminue. D'une façon générale, les cas graves deviennent de plus en plus rares. Et nous en revenons toujours là ! Rostand a tant de dévouements autour de lui qu'on ne peut pas croire que son état devienne inquiétant et que les soins n'aient raison du mal.



Nous nous précipitons sur ces conjectures. Mais à peine les avons-nous examinées qu'elles nous paraissent enfantines. Comme si les dévouements et les soins triomphaient toujours ! Comme si, parce que Rostand était, il y a trois semaines, en excellente santé, il était impossible qu'il fût aujourd'hui en danger ! Epuisant va-et-vient de notre pensée entre ces deux pôles : illusion et découragement.



A sept heures, ce soir, une dépêche vient fixer sinistrement nos incertitudes : il est très gravement malade, d'une pneumonie double. Et presque en même temps, ou nous porte La Gazette de Biarritz, qui annonce en grosses lettres qu'une consultation a eu lieu, que son état est considéré comme des plus alarmants.



Alors, nous entrons dans une zone d'ombre, et nous n'osons plus exprimer nos pensées, de crainte que nos paroles ne resserrent encore l'angoisse qui nous étrangle.



Nous n'avons plus maintenant, pour nous rassurer un peu, la ressource du doute. Notre pensée ne peut plus errer à travers les hypothèses. Elle est obligée de se poser, et pour n'en plus sortir, sur une évidence : l'évidence affreuse que notre ami est très mal, qu'il est en danger. Nous sommes comme dans un étau que rien jusqu'à demain ne relâchera plus. L'heure du facteur étant passée et le télégraphe fermé, il n'y a rien à faire qu'à ne pas bouger. Interminables heures ! Et tout, d'Arnaga, devient lugubre, tant il est vrai que les choses les plus gaies d'aspect ne le sont que par le rayonnement sous lequel nous les regardons ! Il me semble que toute chose d'ici augmente mon angoisse en la reflétant. Cette maison a beau n'être que pierres blanches, vases dorés, peintures éblouissantes, tout cela, instantanément, est devenu funèbre, menaçant, hostile, à tel point que si la nuit et la tempête n'étaient pas là, à la porte, je fuirais pour aller ailleurs, dans un hôtel quelconque.



Mais, tout à coup, mon accablement devient un déchirant chagrin. Mon regard vient de se poser par hasard sur le phonographe qu'on a poussé dans un coin, le phonographe de nos dîners sur la terrasse, le phonographe de Kreisler et de Reynaldo, du Liebeslied et de La Barchetta. Il semble terriblement muet, muet, à la façon d'une porte murée.



1er décembre.



Aujourd'hui, détente. Dans son édition de la dernière heure, La Gazette de Biarritz donne de meilleures nouvelles de Rostand.



2 décembre, six heures du soir.



Nous n'avons rien reçu de Paris. Mais, d'après La Gazette, il y aurait tendance à l'amélioration.



Nous nous reprenons à espérer. Et si l'on réfléchit, tous les espoirs sont justifiés. Deux jours de mieux dans une maladie sont presque une certitude que le moment critique est passé, qu'il n'y a plus de dangereux qu'une rechute par insuffisance de soins. Mais sur cela, nous sommes bien tranquilles.



Pour un peu, nous nous réjouirions.



4 décembre.



C'était avant-hier soir, après dîner. Ma femme et moi lisions les journaux autour de la table sur laquelle, il y a deux mois, Rostand s'amusait à faire nos portraits, lorsque, vers dix heures, au moment de regagner nos chambres, le téléphone sonna. Pour comprendre de quelle secousse cette sonnerie nous mit debout, il faut savoir combien elle était insolite, le téléphone, passé huit heures, ne répondant et n'appelant jamais.



Le téléphone d'Arnaga est dans l'office, lequel n'est séparé de la salle à manger que par le vestibule d'entrée. La lumière électrique était éteinte. A tout autre moment, je serais allé en pleine obscurité, tout droit, sans tâtonner, aux commutateurs et au téléphone, mais je commençais à perdre la tête, je ne trouvais pas les commutateurs, je ne trouvais pas mon chemin, dans ma hâte d'atteindre à cette sonnerie qui, dans le noir, vibrait sans arrêt.



Je l'atteignis enfin ; et j'entendis dans l'appareil la voix du receveur de la poste :


— Vous ne connaissez pas l'affreuse nouvelle ? M. Rostand est mort aujourd'hui, à une heure et demie.



6 décembre.



Atroce est la minute où l'on apprend un malheur ; mais le pire, c'est après. Sous le coup de foudre d'une douleur morale, comme dans un choc physique, la conscience, et par conséquent la faculté de souffrir, reste quelque temps affaiblie. Sur le moment, on ne comprend pas, on ne se rend pas compte. Plus tard seulement, on découvre dans toute son étendue la perte que représente la mort d'un être cher ; ce n'est que peu à peu que le chagrin se fait sensible, et que s'illumine notre mémoire où vient se refléter, avec une précision cruelle, tout ce que nous aimâmes de celui qui nous a quittés.



Hélas ! rien n'est plus banal que la mort ; mais si familiarisés que nous soyons avec la pensée qu'elle peut, d'un moment à l'autre, s'abattre sur ceux que nous aimons, nous n'en sommes pas moins paralysés de stupeur quand son ombre s'est posée sur l'un d'eux.



La douleur de ceux qui, depuis un mois, vécurent autour de Rostand est peut-être moins insoutenable que la nôtre. Ils assistaient au progrès de son mal, ils le voyaient glisser vers la mort ; inconsciemment et malgré eux, ils s'habituaient sans doute à l'idée qu'ils pourraient le perdre. Tandis qu'ici, nous n'arrivons pas à nous l'imaginer défait par l'agonie, ses yeux et son intelligence se fermant peu à peu aux approches de la mort ; nous n'arrivons pas à le voir autrement que tel qu'il nous apparut ce dimanche de son départ : plein de vie, faisant des projets, pensant au retour. Ah ! il m'obsède le souvenir de ce dimanche d'il y a vingt-cinq jours ! Alors, quoi ! quand, de l'auto, Rostand nous faisait adieu de la main, c'était pour toujours ? Cette main voltigeant hors la portière de la voiture, c'était ce que je voyais de lui pour la dernière fois ?...



7 décembre.



Mon ami Louis de Robert est arrivé hier à Cambo, pour y passer l'hiver.



"Je pleure avec toi", m'a-t-il écrit tout de suite.



Et il est venu me voir.



Je n'étais pas entré dans la chambre d'Edmond Rostand depuis son départ d'Arnaga ; j'ai voulu y monter cette après-midi avec mon ami ; et c'est le coeur tremblant que j'ai ouvert la porte.



Le chagrin d'avoir perdu un être aimé ne nous frappe avec toute sa force que lorsque, brusquement, nous nous trouvons dans l'endroit où il vécut. Et avec quelle force déchirante quand cet endroit est un point précis comme cette chambre dont les objets sont là, fixés par les mouvements et les gestes de celui à qui ils étaient familiers !



Cette chambre de Rostand est telle qu'il l'a laissée. Bibelots, meubles, livres, tout est là avec un air de l'attendre, tout est là comme s'il n'était qu'absent : contre son lit, la table de chevet, le paquet de crayons taillés, le cartable tout noirci des bonshommes et des charmilles dessinés aux heures de solitude, les livres consultés sans cesse. Mais combien plus évocateurs encore sont les vêtements que l'on aperçoit, dans une armoire entr'ouverte, pendus à une tringle, et une robe rouge mise pour s'amuser, un soir d'il y a un mois ! Le vent léger qui entre par la fenêtre fait bouger imperceptiblement une des manches, l'anime d'une sorte de vie.



Dehors, c'est le jardin et le paysage sur lesquels les yeux de Rostand ne cessèrent de se poser. Impitoyable visage des choses qui ne reflète rien de la douleur des êtres ! Douceur de l'air, beauté de la lumière, pigeons blancs roucoulant sur cette fenêtre, de laquelle, l'autre jour, il m'indiquait les allées où sa fantaisie poétique voulait mettre des jets d'eau ! Et sur tout cela, le vaste sourire du beau temps !





Tour à tour, nos regards vont du jardin à cette chambre ; et ma rêverie, qui s'essayait à idéaliser mon chagrin se changeant en la brutale et simple pensée que Rostand n'est plus, que jamais plus je ne le verrai ni à cette fenêtre ni à aucune autre fenêtre, ni ici ni ailleurs, les larmes que je contenais sortent, dans un sanglot contre lequel toute résistance est vaine.



De Robert s'est approché de moi, m'a touché l'épaule.


— Allons-nous-en, me dit-il, allons-nous-en ! Cela fait trop de mal.



Nous sommes sortis de cette chambre, lui marchant devant moi. En passant devant le cabinet de toilette, j'ai aperçu la canne à béquille d'ivoire dont Rostand se servait à Arnaga, posée avec son chapeau dans un coin, pour qu'il n'eût pas à les chercher l'été prochain, en arrivant.



Je les ai pris ; et, revenant à la chambre, je les ai placés sur le fauteuil où il s'asseyait souvent.



Et puis, j'ai refermé la porte."



A suivre...











Merci ami(e) lecteur (lectrice) de m'avoir suivi dans cet article.

Plus de 5 400 autres articles vous attendent dans mon blog :

https://paysbasqueavant.blogspot.com/

N'hésitez pas à vous abonner à mon blog, à la page Facebook et à la chaîne YouTube, c'est gratuit !!!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire