VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC EDMOND ROSTAND.
Paul Faure a été l'ami et le confident d'Edmond Rostand pendant de très nombreuses années.
LE PEINTRE PASCAU, FAURE ET ROSTAND ET MADAME ROSTAND EN 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN COLLECTION MUSEE BASQUE BAYONNE |
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales politiques et littéraires, sous la plume de
Paul Faure, dans son édition du 1er octobre 1927 :
"Vingt ans d'intimité avec Edmond Rostand.
...La guerre. — Arnaga désert. — Le gramophone de Coquelin, — Projets nouveaux. — Les chênes malades. — L'Amistice. — Départ pour Paris. — La grippe— Illusion et découragement. — L'attente dans l'angoisse. — La fin. — La chambre vide...
...24 septembre.
Vers midi, je suis allé voir Rostand dans sa chambre. Il travaillait comme d'habitude sur son lit, face à la fenêtre ouverte, par laquelle entrait la douceur d'une admirable journée de fin d'été.
Dès qu'il m'a vu, il m'a regardé en souriant, mais sans rien dire. Cela a duré quelques minutes. Il s'est enfin décidé :
— Eh bien ! devinez ?
Et comme je ne devine pas.
— Eh bien ! je ne vends pas Arnaga. Il s'est tu, puis a repris :
— Je ne tiens nullement à Paris, et je me trouve bien ici. Seulement, il est clair qu'Arnaga ne peut pas rester tel qu'il est. Je vais vous expliquer...
Arnaga ne peut pas rester tel qu'il est ? Que dit-il, grands dieux ! Je lève les bras au ciel.
Rostand se lève, m'entraîne à la fenêtre, met ses grosses lunettes d'écaille, et, l'index tendu :
— Vous voyez les ifs, là-bas, en bordure des allées de droite et de gauche qui mènent aux pavillons ? Il faut qu'ils alternent avec des jets d'eau.
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
Comme je m'étonne :
— Parfaitement, des jets d'eau disposés comme ceux du Généralife : cinq de chaque côté des deux allées. En tout, vingt jets d'eau. L'effet sera merveilleux. Autre chose : l'allée qui mène au porche, la grande allée de l'entrée, il lui faut un ornement quelconque, — je parle de l'endroit où, après le vide, commencent les platanes. J'avais pensé à des groupes dans le genre des chevaux de Marly. Mais je crois avoir trouvé mieux. Je vais faire une sorte d'arc, de portique, qui sera un immense pigeonnier. En entrant, on passera sous une voûte vivante de pigeons blancs.
Et Rostand va à sa table de chevet, prend parmi ses manuscrits une feuille où il a tracé une première esquisse de son projet.
Arnaga n'a certes pas besoin de jets d'eau et d'arcs de pigeons pour être au point ; mais puisque ce sont là les nouvelles imaginations de Rostand, et qu'il veut les réaliser au plus vite, je me garde bien de le contredire. Ces allées de jets d'eau et ce pigeonnier composeront un décor magnifique. L'essentiel est que Rostand ne se défasse pas d'Arnaga.
L'après-midi, Rostand m'explique sur place ses idées d'embellissement : il me dit son désir de me voir bâtir près de lui ma petite maison. Puis, pour la première fois de cet été, nous dînons dedans. Il fait frais. Le soir vient vite. L'automne commence à s'indiquer. Nous dînons dans la petite salle à manger que décorent Les Vieilles Chansons de France, de Delaw. On a fait du feu dans la cheminée à hotte de cuivre. Après dîner, le couvert enlevé, Rostand demande un carton, des crayons de couleur, et fait des portraits : celui de ma femme, arrivée aujourd'hui à Arnaga pour quelques jours, le mien.
EDMOND ROSTAND CAMBO PAYS BASQUE D'ANTAN |
L'oeil au ras du papier, il dessine, retouche, s'approche, se recule pour juger de l'effet, avec une patience d'enlumineur. Quand c'est fini, il nous les montre.
Nous ne pouvons nous empêcher de pousser un cri de surprise. Ce sont de ravissantes miniatures, or, noir et blanc.
26 septembre.
Ce soir, dîner bizarre, un peu sinistre, pendant lequel le docteur Jacquemin, médecin-chef de l'hôpital de Larressore, n'a fait que parler de la grippe, disant qu'on ne lui a pas trouvé de remède et que le mieux est, quand on a la chance d'habiter au grand air, loin des villes, de ne pas bouger, de rester claquemuré chez soi.
REFECTOIRE SANATORIUM LARRESSORE PAYS BASQUE D'ANTAN |
3 octobre.
Nous allons à la conciergerie d'Arnaga voir un des jardiniers qui vient de perdre sa mère. Quand nous y arrivons, deux Basques, accompagnés du secrétaire de la mairie, portent le cercueil. Une bougie éclaire la cuisine où l'on nous reçoit.
En revenant, il fait tellement noir dans l'allée de chênes et de platanes menant à la maison que nous sommes obligés, Rostand et moi, de nous donner le bras et de n'avancer qu'à petits pas, en tâtant le sol de notre canne, comme des aveugles.
— En somme, me dit Rostand, la vieillesse peut être assez agréable. Voyez la mère du jardinier. Elle avait un peu plus de quatre-vingts ans et se portait à merveille. Je lui ai parlé assez souvent. Elle avait encore, c'est certain, le goût de la vie. L'essentiel est de ne pas attraper quelqu'une de ces graves maladies dont on sort démoli pour le reste de ses jours. Je suis décidé plus que jamais, ajoute-t-il, à quitter Arnaga le moins possible. Ce sera peut-être le plus sûr moyen de vivre assez pour réaliser une partie des oeuvres que je voudrais laisser avant de disparaître, car cela seulement m'importe.
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
Dimanche 13 octobre.
Ce matin, un domestique frappe violemment à ma porte, et, sans attendre que je réponde, me crie à tue-tête :
— La guerre est finie. L'Allemagne accepte les conditions de Wilson.
Je passe un pyjama, je cours à la chambre de Rostand.
Je le trouve étendu sur son lit et se frisant nerveusement la moustache.
— Oui, me dit-il, c'est enfin la victoire, mais payée bien cher. Et quelle paix nous apporte-t-elle ? Qu'en restera-t-il au bout de quelques années ?
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
22 octobre.
Temps incomparable. Au pays basque, quand l'automne est beau, il est beau comme dans aucun autre pays. Nous dînons tard, afin de pouvoir nous promener longtemps dans le jardin. Le soir, vers six heures, Rostand se lève et s'habille pour descendre. Il se rase toujours à la fenêtre de son cabinet de toilette, qui est à peu près au-dessous du cadran solaire et fait angle droit avec celle de ma chambre. Souvent, à ce moment, nous causons, de fenêtre à fenêtre. Ce soir, Rostand m'a dit :
— Voilà l'endroit où il faut que vous bâtissiez votre maison.
De son rasoir, qu'il tient à bout de bras, il me montre un bouquet de chênes d'où la vue s'étend, magnifique, sur tout le pays.
— Entre ces arbres, dans ce paysage, me dit-il, une maison du genre des fermes d'alentour, chaux blanche et pans de bois, serait charmante.
Nous restons longtemps à nos fenêtres, ne pouvant nous arracher au spectacle du coucher de soleil sur Arnaga et sur la montagne, échangeant pour la centième fois les mêmes propos enthousiastes.
9 novembre.
Rostand me dit :
— Je pars demain.
Et comme j'insiste pour qu'il reste un peu plus :
— C'est impossible. J'aurais dû partir hier ; mais les trains sont bondés. Je ne veux pas manquer le Paris de l'armistice. Puis, les nouvelles que je viens de recevoir de la santé de mon oncle sont mauvaises. Mais n'ayez crainte, je serai bientôt de retour, et j'espère, cette fois, ne plus bouger de longtemps.
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
Dimanche 10 novembre.
C'est donc ce soir que Rostand prend à Bayonne le train de six heures.
La maison est pleine de malles, pleine du désordre des départs. Vers quatre heures, nous sommes allés nous promener dans le jardin. Bien qu'il fasse doux, Rostand a mis un gros pardessus dont il a relevé le col. Il fait doux, mais gris et triste, il fait surtout extraordinairement dimanche. La vie des champs est arrêtée. On sent cela à l'immobilité de tout. On devine que la campagne est en ce moment déserte, que tout le monde est à l'église ; là-bas, très loin, la cloche d'Espelette sonne les vêpres.
L'accablement que donne ce temps, l'impression pénétrante que c'est dimanche, ce départ..., il vient de tout cela, une invincible mélancolie.
Nous marchons à petits pas le long d'une des murailles de charmille. Rostand, voûté, les mains au dos, est enfermé dans un silence qu'il ne soulève que pour me dire :
— Je crains que mon séjour à Paris ne soit des plus sombres. Mon oncle, qui est toujours à Paris, va mourir, c'est certain. Quelle tristesse ! Quelle tristesse que tout !
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
A cinq heures, l'auto qui doit conduire Rostand à la gare de Bayonne est arrivé. Pendant le temps qu'on entasse les bagages, nous sommes là tout un petit groupe sans trouver rien à nous dire, en proie les uns et les autres au chagrin de nous séparer de Rostand, que, malgré son désir de revenir vite, nous ne reverrons peut-être pas avant l'été prochain.
Tous les bagages étant casés, le chauffeur fait signe que c'est l'heure.
Rostand nous embrasse, monte dans la voiture, puis, par la portière, nous fait adieu de la main. L'auto descend l'allée d'Arnaga, prend la route de Bayonne, repasse de loin devant le porche où nous nous tenons toujours.
Et Rostand, la tête un peu hors de la portière, nous fait encore adieu de la main.
EDMOND ROSTAND PAYS BASQUE D'ANTAN |
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