VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC ROSTAND.
Paul Faure a été l'ami et le confident d'Edmond Rostand pendant des décennies.
LE PEINTRE PASCAU, FAURE ET ROSTAND ET MADAME ROSTAND EN 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN COLLECTION MUSEE BASQUE BAYONNE |
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales Politiques et Littéraires, le 15 juillet 1927,
sous la plume de Paul Faure :
"Vingt ans d'intimité avec Edmond Rostand.
L'Arrivée à Cambo. — Les soirées du Dr Grancher. — La gloire à vingt-neuf ans. — Edmond Rostand et Louis De Robert. — Etchegorria. — Sarah Bernhardt à Wagram.
En de 1900, je quittais Saint-Jean-de-Luz pour aller à Cambo rejoindre mon ami Louis de Robert qui, surmené par Paris, venait demander du repos à ce village, dont on lui avait vanté la douceur et le silence.
Quelque temps après mon arrivée, le coiffeur de l'endroit m'annonça une nouvelle qui laissait loin tous les potins du village. Convalescent d'une grave maladie, Edmond Rostand, le poète dont le nom était ensoleillé de gloire, allait venir. Il avait loué la villa Etchegorria (en basque, Maison Rouge). On l'attendait d'un jour à l'autre.
ETCHEGORRIA CAMBO 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Cambo s'était réveillé, jadis, en 1729, pour la visite que lui avait faite Marie-Anne de Neubourg. La reine partie, le sommeil était retombé sur ce village, qu'enveloppent de hauts arbres et que poétise un parc aux allées usées. Ce sommeil devait durer cent soixante et onze ans. Maintenant, Cambo se réveillait une seconde fois. On y parlait de l'arrivée de Rostand comme on avait dû parler, à l'époque, de l'arrivée de la reine. Groupes qui se forment à la sortie de la messe, flâneurs assis sur les bancs de l'allée, facteur arrêté interminablement avec le bouvier qui semble ne venir de nulle part et n'aller nulle part, vieil aumônier du couvent en conversation lente avec n'importe qui, boutiquiers assis devant leur porte, bonne qui pousse une voiturette d'enfant, tous ceux qui savaient que Rostand était l'auteur de Cyrano, et tous les autres aussi, contrebandiers, pâtres, habitants de la montagne, qui ignoraient ce qu'était au juste Rostand, mais pour qui, tout de même, ce nom avait une sonorité connue, tous parlaient de l'arrivée prochaine de l'homme célèbre.
Et un soir, vers onze heures, alors que les dernières lumières étaient éteintes, que le silence était descendu sur le village, que le sommeil était dans toutes les maisons, on entendit tinter des grelots, on vit aux plafonds des chambres les ombres tournantes projetées par des lanternes de voitures. Le lendemain, à la première heure, on allait aux nouvelles... Des voitures en pleine nuit..., c'était un événement ! On fut vite fixé, Rostand était arrivé.
Je voulus, puisqu'un hasard me faisait son voisin, essayer d'apercevoir l'homme dont le nom sonnait à toute volée. Un douanier m'indiqua la villa Etchegorria : au bout de l'admirable allée de Cambo, à gauche en allant vers Bayonne, une maison de style basque entourée d'un jardin.
VILLA ETCHEGORRIA CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Je fus servi à souhait. La porte s'ouvrait précisément à l'instant où je m'arrêtais devant la clôture végétale de la villa. Quelqu'un descendit l'escalier du perron ; je reconnus Rostand.
Je ne l'avais vu qu'une fois, jadis, à Luchon. Il ressemblait alors à celle de ses photos où il est de face, en redingote : maigre, sec, les traits tirés, le nez pincé, le dos légèrement voûté. Le Rostand que j'avais là, maintenant, à quelques pas de moi, n'avait rien de commun avec le Rostand de Luchon, La figure était pleine, le visage mat, le buste droit. Bonaparte général, Bonaparte empereur.
Il descendit le perron. Il avait une fourrure, des gants blancs, une canne en bois clair. Son élégance, son monocle, lui donnaient un air railleur et hautain. Il s'arrêta pour regarder le jardin que l'automne défaisait lentement ; et comme si les voix de la campagne, les voix des arbres et des oiseaux, lui étaient inconnues, il écouta d'un air attentif un rouge-gorge qui enfonçait dans le silence son petit cri pointu. Puis, il disparut.
J'avais vu jouer L'Aiglon à Paris, je venais de le lire à Saint-Jean-de-Luz. Je m'étais proposé, si quelque jour les circonstances me faisaient rencontrer Edmond Rostand, de lui dire mon admiration. Mais, en le voyant, j'y renonçai. Son aspect n'encourageait guère les effusions. Il semblait distant, inabordable. Evidemment, la gloire l'avait isolé. Je croyais en rester là, quand je le rencontrai, le dimanche suivant, chez le docteur Grancher, dans sa villa Rosaénia.
VILLA ROSAENIA DU DR GRANCHER CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Cette villa était, chaque dimanche, un lieu de réunion. Dimanches lointains aussi présents que s'ils étaient d'hier ! Je revois encore les quatre salons avec leurs profonds tapis, leurs larges fenêtres qui regardent la Nive, dont l'eau rapide, déchirée par les galets, tourne au pied de l'Ursuya. Je sens leur odeur de tentures et de fleurs.
Le docteur aimait avoir du monde autour de lui. Il lui fallait la foule, l'encombrement. Rien de plus facile que l'accès de sa maison. Quiconque arrivait à Cambo allait automatiquement à Rosaénia. On y voyait les gens les plus disparates : un général et un chef de gare, un prêtre et un franc-maçon. D'ailleurs, cette foule était, si l'on peut dire, divisée en trois compartiments : les étrangers, qui causaient entre eux du temps, de leur santé, de leur hôtel, et qui se montraient avec des regards de respect le maître de la maison ; les gens du pays, vieux habitués de Rosaénia, qui chuchotaient en dévisageant les nouveaux venus ; enfin, à côté de la cheminée, le docteur, dans le cercle formé de ses familiers. Il était là, au milieu de sa cour, entre des jeunes femmes, déférentes comme des dames d'honneur, et des jeunes hommes, attentifs comme des pages.
VILLA ROSAENIA DR GRANCHER CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Son prestige venait de son intelligence, et aussi d'un je ne sais quoi de dédaigneux émané de toute sa personne, d'une certaine façon cavalière de parler. Grand, osseux, une étrange figure en hauteur, une de ces têtes émaciées totalement chauves, taillées, dirait-on, dans de l'ivoire ou dans du buis ; il faisait penser tout de suite à un homme de cloître. La bure, la corde, les socques, lui seraient allés à merveille. Il avait des yeux brillants et une large bouche où se tenait un sourire à la Voltaire. Son élégance était aussi absente que sa beauté. Qu'il eût ou non des invités, qu'il fût chez lui ou chez les autres, il était toujours vêtu n'importe comment : veston qui était d'une autre étoffe que le gilet, gilet d'une autre étoffe que le pantalon, souliers de curé de campagne. Dehors, il portait invariablement une de ces pèlerines à capuchon qu'on ne voit qu'aux sergents de ville. Quant à son chapeau, il n'était ni pointu, ni rond, ni plat. Tout cela n'empêchait pas que Grancher donnât immédiatement l'impression d'être un personnage.
DOCTEUR GRANCHER ET ROSA BREU SON EPOUSE |
Ai-je besoin de rappeler qui était Grancher ? Médecin et professeur éminent, l'un des collaborateurs de Pasteur, il avait, par son admirable sens clinique et son don particulier de l'auscultation, sauvé Rostand, malade d'une pleurésie, alors que que tous le condamnaient. Et c'est lui qui l'avait envoyé, ensuite, achever sa convalescence à Cambo, dont il avait eu à se louer pour son propre compte.
Mais revenons à ce dimanche de novembre où j'entrevis Rostand pour la seconde fois.
Il est un peu plus de cinq heures. A Rosaénia, les fauteuils, les chaises, les banquettes de la salle de billard qui sert de vestiaire, sont jonchés de manteaux, de fourrures, de pelisses. Evidemment, aujourd'hui, la foule est encore plus grande que d'habitude. Derrière les portes, il y a un brouhaha de voix, tel celui qu'on entend dans les pas-perdus des palais de justice pendant les interruptions d'audience.
Au fond, près de la cheminée, masquée par un groupe de femmes, je vois et je cesse de voir, selon que la petite houle des dos s'ouvre ou se ferme, le professeur Grancher. Il est, comme à son ordinaire, renversé sur un fauteuil, la jambe droite jetée sur la gauche, un genou dans ses mains croisées. Il parle, regardant le milieu de la cheminée ; un homme est là, vers qui montent toutes les conversations, convergent tous les yeux, se tendent tous les visages : Edmond Rostand...
Il est vêtu de sombre. Un plastron de satin noir fait ressortir la pâleur mate de sa figure pleine que couvre la lumière du regard. Adossé à la cheminée, il joue avec ses gants. Dans le petit cercle qui l'entoure, c'est une animation de gestes et de paroles ; mais lui est à peu près immobile, à peu près silencieux. Il semble absent, il n'a pas l'air d'être à ce qu'on dit. Pense-t-il à des choses profondes ou a-t-il envie de bâiller ?
Je m'avance. Je dis à Edmond Rostand quelques mots d'admiration, qui doivent, j'imagine, ressembler à ceux qu'il a entendus mille fois. Il me tend la main avec un sourire qui remercie et reprend son air dans la lune.
Que ce soit enfantin ou non, nous nous figurons toujours que l'écrivain, que l'artiste que nous admirons est dans toute sa personne l'expression de son oeuvre ; qu'il ressemble aux héros qu'il a créés, et non seulement moralement, mais physiquement. Suivant le caractère de son oeuvre, nous le voulons ou joyeux, expansif, exubérant, ou songeur, la tête inclinée, la voix sourde, le regard vague. Rostand, poète de grand souffle, d'inépuisable verve, de richesse verbale, je le concevais démonstratif, chaleureux de parole et de geste, vous serrant la main à deux mains, cherchant à vous conquérir tout de suite. Et je me trouve devant un homme courtois, mais réservé. Peintre, je l'envelopperais de cette brume, de ce flou qu'ont les portraits de Carrière.
II
Toute la soirée, Louis de Robert et moi n'avons parlé que d'Edmond Rostand. Edmond Rostand ! Comment ne serait-on pas fasciné par le prodige de cette vie qui, dès son début, touche à la gloire ! Dans la littérature, il n'y a pas d'autre exemple d'une ascension aussi rapide. Les plus grands écrivains ont connu des lenteurs, des temps d'arrêt, des étapes. Ils ont vu la gloire se rapprocher, ils s'y sont habitués peu à peu. Ils sont allés si graduellement à la lumière qu'elle ne les a plus aveuglés quand ils y sont entrés. Mais Rostand, mais sa gloire immédiate, inattendue, en coup de foudre !...
Et nous nous remémorons la carrière de Rostand. De Marseille, où habitaient ses parents, il part pour Paris terminer ses études. Il fait son droit, publie ses premiers vers, Les Musardises, aborde le théâtre, donne Les Romanesques, La Princesse Lointaine, La Samaritaine. Puis, c'est Cyrano. Jusqu'à La Princesse Lointaine, on avait un peu considéré Rostand comme un amateur. La Princesse lointaine, La Samaritaine, le mettent en évidence, mais ne lui donnent qu'une notoriété assez courante. En 1897, il a achevé Cyrano de Bergerac. Le succès s'indiquait si peu que, la veille de la répétition générale, quelqu'un ayant demandé à l'acteur Castillan, qui jouait le rôle de Le Bret, ce qu'il augurait du sort de la pièce :
— ... Noir ! répondit elliptiquement le comédien.
Arrive la première. Rostand est là, non pas dans la coulisse, mais figurant parmi les cadets de Gascogne. On applaudit dès les premiers vers ; puis, très vite, c'est l'enthousiasme, c'est l'ovation. Le ministre fait remettre la croix à Rostand, séance tenante. Le lendemain, et chaque soir, durant des mois, c'est, dans la salle de la Porte-Saint-Martin, la même foule en délire. Le nom de Rostand dépasse Paris. Cyrano vole de ville en ville, devient instantanément quelque chose de national. Rostand, Cyrano, sont les noms qu'on donne à toutes sortes d'objets. A ce moment radieux de sa vie, Edmond Rostand a vingt-neuf ans.
CYRANO DE BERGERAC D'EDMOND ROSTAND |
La gloire à vingt-neuf ans ! Que faire de la gloire si on l'a attendue pendant des années et qu'on n'ait plus pour la recevoir qu'une âme et des sens indifférents ? Quand elle est venue à l'entomologiste Fabre, il avait soixante-quinze ans : nul sourire n'a éclairé son visage, il est resté impassible. Mais la gloire au début de la vie !... Et puis, la gloire d'un Rostand est solide ; la gloire d'un homme politique peut s'amoindrir, s'effriter, s'effacer, celle d'un grand artiste ne bronche pas, elle porte en soi des éléments d'éternité.
— Et, me dit Louis de Robert, bien qu'il ait encore grandi avec L'Aiglon, il n'eût rien fait depuis Cyrano, que sa gloire n'eût pas diminué : Mireille a suffi pour que Mistral voie les pèlerins se succéder sans interruption à Maillane. Aujourd'hui, Rostand est le seul de tous les hommes de lettres qui soit connu de tous, et véritablement populaire. Je demandais l'autre jour à mon fumiste, qui est Italien : "Connaissez-vous Bourget ? — Non. — Mirbeau ? — Non. — Coppée ? — Non. — Tolstoï ? — Non. — Rostand ? — Ah ! oui ! Cyrano !"
Des exemples de ce genre, dis-je, il y en a des tas. Ici même, en ce pays basque où l'on vit à l'écart de tout, Rostand est célèbre. Son nom y est aussi répandu que celui de Rothschild, ce qui n'est pas peu dire.
Je sors pour la promenade de chaque matin dans l'allée.
L'allée, l'allée tout court, c'est, à Cambo, celle qui est la prolongation de la route et qui coupe le village en deux. Arbres hauts et arrondis en voûte sous lesquels règne une douceur de cloître. On n'y rencontre presque jamais âme qui vive. Le facteur, un vieux prêtre, un malade, les uns et les autres allant d'un petit pas... C'est tout. A peine suis-je dehors que j'aperçois, dans le désert de la belle allée, le docteur Grancher, à qui sa pèlerine donne l'air d'être habillé d'un triangle.
— Tiens, me dit-il, j'allais vous annoncer une visite pour ce matin. Rostand, ayant appris qu'un écrivain était ici en convalescence, se propose d'aller le voir : voulez-vous dire à votre ami Louis de Robert que nous serons un peu avant midi à la villa Harotchéna ?
MAISON HAROTCHENA CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Je rebrousse chemin. J'annonce la visite à mon ami. Nous nous regardons avec le petit air étonné de gens qui ont une surprise agréable sur quelqu'un dont ils n'attendaient qu'indifférence.
Préparons-nous à recevoir le poète. Bourrons de toutes les fleurs que nous avons sous la main le vestibule qui nous sert à la fois de salon et de salle à manger. Et attendons.
Avant d'aller plus loin, je voudrais essayer de montrer un peu Edmond Rostand dans sa personne physique.
Comment était-il ? J'ai bien dit était au lieu de est. Aujourd'hui, 12 février 1919, il me faut parler au passé de celui avec qui je me promenais il n'y a encore que trois mois ! Est-ce possible ! Mais je ne veux pas laisser l'émotion me gagner : elle ne me gagnera que trop quand j'en serai à évoquer l'hiver de 1918. Je veux fermer un instant les yeux pour mieux voir l'image intérieure que j'ai gardée d'Edmond Rostand.
Et d'abord, était-il bien l'homme de ses portraits ? Sa photographie la plus répandue, et qui date d'avant Cyrano, celle où il est en redingote, le cou cravaté d'un satin noir à la mode de 1830, n'a aucun rapport avec lui tel que je l'ai connu. Le dessin de Pascau, si remarquable en tant que dessin, chef-d'oeuvre même, ne le rappelle que d'une façon fugitive : c'est un Rostand à certains moments, saisi au passage d'une certaine expression. La photographie où il a un feutre mou, un veston à carreaux, la boutonnière fleurie d'un oeillet, n'est pas très ressemblante. Il est assez lui dans celle où il a posé en académicien, de face, le corps penché un peu à droite. Très lui dans celle en jaquette, gilet à carreaux, chapeau melon, prise dans son jardin. Où je le retrouve surtout, c'est dans une photo publiée par L'Illustration, le 7 octobre 1918, et faite dans les ruines d'un village démoli par la guerre. Il y est debout, guêtré de leggings, un chapeau de feutre baissé en visière sur les yeux, une longue écharpe autour du cou. On lui voit à peine le visage. Mais c'est bien sa silhouette, son allure, son air.
PORTRAIT DE ROSTAND PAR EUGENE PASCAU |
Ce qui frappait quand on le voyait pour la première fois, c'était son front immense et une pâleur de visage que rien n'altérait jamais. J'avais aperçu Rostand, autrefois, à Luchon. En ce temps-là, il avait encore des cheveux. Depuis, le haut de son crâne s'était entièrement dépouillé. Rostand était mieux ainsi. La forme parfaite de sa tête, les lignes de son front haut et large, d'où rayonnait de la lumière, ressortaient davantage dans cette blancheur d'ivoire lisse.
STATUE D'EDMOND ROSTAND A 31 LUCHON HAUTE-GARONNE D'ANTAN |
Un être quelconque peut avoir de beaux yeux, mais de beaux yeux n'ont pas nécessairement un beau regard ; l'expression en était, chez Rostand, aussi directe que la parole. Ses yeux étaient beaucoup de choses ; ils étaient spirituels, souvent ironiques. Quand ils s'appesantissaient sur quelqu'un, ils étaient aigus, pénétrants. Dans la discussion, ils devenaient des points magnétiques d'où l'on ne se détachait pas. Mais où Rostand avait ses plus beaux yeux, c'est dans la pitié et la bonté. Devant ce regard d'une indulgence infinie, on ne pouvait — si peu que l'on connût Rostand — ne pas l'aimer un peu. Il était de taille moyenne, avec de tout petits pieds et de toutes petites mains. Sa voix allait bien avec son visage, elle était la douceur même ; elle donnait l'impression de n'être qu'un petit souffle toujours égal, un petit souffle qui ne peut pas s'enfler ; et pourtant, rien n'était moins vrai. Il lisait, sans la moindre fatigue, de longs poèmes, des pièces entières, d'une voix extraordinairement puissante, qui passait par toutes les inflexions possibles. Il avait une grande capacité de silence. Il pouvait rester des semaines entières sans dire un mot. Avec un interlocuteur qui l'ennuyait, il ne parvenait pas à desserrer les lèvres ; malgré lui, tout son visage bâillait ; en revanche, il se passionnait, il oubliait l'heure, quand il parlait d'un sujet qui l'intéressait.
Il est un peu moins de midi quand il arrive.
— Je n'ai su qu'hier, dit-il tout de suite, que j'avais un jeune confrère à Cambo, doublement mon confrère, puisqu'il vient d'être malade. Le docteur Grancher voulait m'accompagner : à la dernière minute, il n'a pu se joindre à moi.
Cela est dit gentiment, sur un ton d'excuse, comme s'il craignait d'avoir commis un manquement grave en ne venant pas faire immédiatement cette visite. Sa poignée de main est sans ostentation, sans cette exagération de cordialité qui est la manière habituelle de tant d'hommes notables ; elle est surtout d'un homme à qui doit porter sur les nerfs tout ce qui ressemble à des façons, à de la pose. Sa simplicité donne l'impression qu'on se trouve en face de quelqu'un que l'on connaît et que l'on revoit.
Nous lui demandons des nouvelles de sa santé, et comment il a contracté sa pleurésie au moment de L'Aiglon.
— Mais au Théâtre-Sarah-Bernhardt, nous dit-il. Dans les coulisses, où il y a autant de courants d'air que dans un carrefour.
— Enfin, c'est passé, et le grand succès de L'Aiglon vous fera oublier ces tristes moments.
— Passé, oui ; du moins, je le crois. Mais sait-on si une maladie aussi sérieuse ne vous laisse pas toujours quelques traces ? Quoi qu'il en soit, L'Aiglon reste associé pour moi à de fâcheux souvenirs.
— Pourtant, quelle première triomphale !
— Je n'assistais pas à la première. C'est de mon lit, l'oreille collée au théâtrophone, que j'écoutai ma pièce. La voix des acteurs, les mouvements du public arrivaient bien jusqu'à moi, mais affaiblis, déformés, et j'étais si malade que je n'avais goût à rien.
Rostand dit cela d'une voix souriante. Renversé sur une chaise, de sa main gantée il joue avec sa canne, sur laquelle il a planté son chapeau.
— Enfin, l'important est que L'Aiglon soit un triomphe et que vous soyez sorti heureusement de votre pleurésie.
— C'est grâce au docteur Grancher ; car si j'avais écouté les autres médecins qui me soignaient, j'étais perdu, cela ne fait aucun doute. On eut, dans mon entourage, l'idée de l'appeler. Je ne le connaissais pas. Il vit clair tout de suite. Il m'a sauvé.
— Et c'est lui qui vous conseilla Cambo ?
— Mais oui. Malade lui-même, il y était venu pour se rétablir et s'en était trouvé si bien qu'il y avait fait bâtir. Vous connaissez sa villa, il ne la quitte guère.
— Peut-être ferez-vous de même. Vous ferez bâtir une villa que vous ne quitterez plus.
— Je ne crois pas. Ce n'est pas que Paris me manque, je puis très bien m'en passer. Ce n'est pas non plus que le pays basque me déplaise. Il me semble agréable, pas assez, cependant, pour que je sois tenté d'y faire de longs séjours. Enfin, nous verrons. Pour l'instant, j'y ai loué la villa Etchegorria. Il est possible que j'y reste longtemps. En tout cas, jusqu'à ma complète guérison.
Puis, la conversation revient sur la maladie ; cette fois, c'est Rostand qui interroge Louis de Robert, s'intéressant à tout ce que mon ami lui confie de ses impressions de malade. Ils ont rencontré là un sujet inépuisable.
Mais la porte s'ouvre. La jeune Basquaise qui nous sert, et que n'embarrasse pas le protocole, arrive avec une nappe et des assiettes. C'est l'heure du déjeuner. Elle met le couvert en s'arrêtant à chaque fourchette et à chaque couteau, reste là, une main en l'air, fascinée par Rostand, qu'elle contemple avec des yeux d'extase.
Il la regarde en riant.
— Ces fourchettes et ces couteaux, dit-il, signifient que c'est l'heure de la soupe, car je crois qu'au pays basque la soupe est de tradition à midi. Eh bien ! je m'en vais.
Et comme nous voulons le retenir :
— Non. Je suis venu à une mauvaise heure. Il faut vous dire que, chez moi, on se couche très tard, on se lève très tard, et on ne sait jamais l'heure, ce qui fait que, presque toujours, je vais voir les gens quand ils sont à table ou au lit. Je fais tous les matins, vers onze heures, un tour dans l'allée. N'attendons pas de nous y rencontrer pour nous voir. Venez chez moi quand vous voudrez, vous me ferez plaisir.
Que reste-t-il de nos premières impressions sur Rostand ? Rien. Où avais-je donc pris qu'il était inaccessible et hautain ? Etait-ce son monocle, ses gants, qui lui donnaient cet air ? Eternelle précipitation de notre esprit à juger les autres sur des attitudes fugitives ! Rostand est la simplicité même. Et sa gentillesse n'est pas de celles qui sont voulues. Elle vient des profondeurs de sa nature. Pas le plus petit semblant de pose. On dirait que le ton déférent avec lequel on lui parle le gêne, l'intimide. Il y a dans ses manières l'effort visible, le souci charmant de vous faire oublier sa célébrité.
III
Deux jours après, Louis de Robert repartait pour Paris, emportant les premières pages de son Roman du Malade. Je restai seul à Cambo.
LE ROMAN DU MALADE DE LOUIS DE ROBERT |
J'avais passé une semaine sans voir Rostand, lorsqu'un matin, sur la route, je l'aperçus de loin. Il était droit, la moustache au vent, quelque chose de décidé dans le jarret, dans sa façon de faire tournoyer sa canne, dans toute son allure. Il marchait du pas d'un homme heureux, pour qui une matinée ensoleillée est une joie. Oui, je me souviens avec netteté de cette rencontre. Il avait l'air, dans cette belle allée, du jeune dieu de qui venaient le beau temps, l'azur, la lumière, la douceur de l'atmosphère, tout le délice de cette journée merveilleuse. Je lui annonçai le départ de mon ami, nous reparlâmes de maladies et de climats ; puis, nous nous promenâmes dans l'allée. Il me reprocha de n'avoir pas encore poussé jusqu'à Etchegorria et me demanda d'y aller le lendemain.
De ce matin-là date le bonheur que j'eus de devenir son ami. Mille choses contribuèrent à former l'affection que Rostand me témoigna, celle que je lui donnai. Sa sensibilité, sa bonté, dont je fus frappé dès les premiers instants, me firent l'aimer. Intuitif, il comprit très vite la profondeur de mon attachement et de mon admiration.
Et puis, je l'initiai peu à peu au pays basque, où il était étranger. Sans doute, à Paris, dans cette fièvre qu'est la vie d'un homme connu, serais-je devenu moins aisément l'ami d'Edmond Rostand que dans ce petit coin de province basque où les routes sont désertes, où les maisons ont l'air de dormir, où les journées n'en finissent plus.
Invité à déjeuner par Edmond Rostand, je n'allai pas chez lui sans curiosité. Je ne suis probablement pas le seul qu'intéresse tout ce qui entoure un homme célèbre, les êtres, les meubles, les moindres choses. Aussi entrai-je à Etchegorria les oreilles et les yeux grands ouverts.
Etchegorria était une villa toute neuve, luisante de ripolin blanc, brillante de fleurs. Ce qui me frappa, dès que j'en eus franchi le seuil, c'est que tout y respirait le bonheur. La gentillesse des domestiques disait qu'ils étaient heureux et traités familièrement ; de petits oiseaux chantaient dans une cage laquée ; les fenêtres ouvertes laissaient entrer le soleil, qui se dorait un peu plus en passant à travers d'énormes mimosas dont les branches touchaient les balcons. Le paysage qu'on apercevait était doux. On éprouvait, en entrant dans cette demeure, une telle impression d'harmonie que c'en était émouvant.
Voici Mme Edmond Rostand. Elle descend l'escalier sur lequel le soleil de midi déroule un magnifique tapis d'or. Elle a une robe blanche criblée de paillettes d'argent qui imitent le scintillement d'une source. Son geste d'accueil, son beau visage, son sourire, sa voix, d'elle tout est gracieux.
Maurice, son fils aîné, arrive quelques instants après. Petit garçon de neuf ans, délicieux visage ruisselant de cheveux blonds ; mais je ne sais pourquoi, peut-être à cause de sa démarche, de ses gestes un peu maniérés, il me fait l'effet d'être déguisé, bien que son costume de velours noir n'ait rien d'excentrique. Il m'aborde tout de suite comme une vieille connaissance, me fait mille amabilités.
POETE MAURICE ROSTAND |
Rostand, qui était allé écrire une lettre, vient au bout d'un instant.
— Vous n'avez pas vu Jean, mon plus jeune fils ? Il doit être par là.
JEAN ROSTAND ECRIVAIN BIOLOGISTE |
Nous le trouvâmes, en effet, au fond du jardin. Bien qu'il eût, comme son frère, de mignons escarpins et un costume de velours noir qu'égayait la fantaisie d'un col de dentelle, — bref, un costume qui eût mérité les plus grands égards, — il était étendu par terre, non pas couché, mais ce qui s'appelle vautré. Armé d'un couteau de table à manche de vermeil ciselé, qu'il avait dû prendre dans quelque écrin de la salle à manger, il fouillait éperdument le sol.
— Celui-ci, me dit son père, a la passion des insectes.
En nous entendant, Jean se redressa, leva une tête charmante et bougonne. Son père s'approcha de lui :
— Si tu disais bonjour ?
Pas de réponse. Il était là, en arrêt, son couteau dans une main, un doigt dans la bouche.
Rostand insista, le prit par un bras, répéta sa demande. Pas la moindre réponse. Le couteau, le doigt, ne bougèrent pas d'un millimètre. Il fallut renoncer à une présentation en règle. A peine avions-nous tourné le dos que le jeune chercheur d'insectes s'était recouché sur le sol, le fouillant de son couteau.
A table, tandis que son frère parlait avec volubilité, il ne desserra pas les lèvres, si ce n'est pour émettre tout à coup, sans que rien l'annonçât, son opinion sur les gens du pays. Et cela d'un ton si autoritaire, avec une telle justesse, que nous éclatâmes tous de rire.
Il y avait aussi à table, traitée comme quelqu'un de la famille, une jeune Anglaise, miss Day, qui gouvernait la maison. Je me souviens qu'elle me donna l'impression d'être de ces natures un peu farouches, mais de sentiments solides, qui se fixent à un être ou à une famille, qui s'y consacrent en entier avec une force de dévouement, un élan d'abnégation que rien ne diminue, et qui, une fois murés là-dedans, ne regardent plus rien du dehors, jamais.
Le déjeuner terminé, Rostand étant allé travailler, je restai seul avec Mme Edmond Rostand.
MR ET MME ROSTAND CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
S'il est utile, pour juger les êtres, pour voir clair en eux, d'entrer dans leur intimité, de les regarder se mouvoir dans la vie, d'observer comment ils se comportent dans les petites comme dans les grandes choses, néanmoins, l'impression qu'ils nous donnent, les premières fois que nous les rencontrons, nous est souvent une révélation. De ce premier contact jaillit sur eux un certain éclairage que nous ne retrouverons plus. Ainsi Rostand, au bout d'une heure passée avec lui m'était apparu comme un homme que le bruit fait autour de son nom horripile, qui est beaucoup plus à l'aise en parlant des autres que de lui-même, et qui n'aime pas à parler de son travail.
Avec Mme Edmond Rostand, changement brusque, exubérance de paroles à la gloire de son mari.
Tout de suite, elle m'entretint de lui. Tout de suite, je vis son ardent désir de le faire admirer et de le faire aimer. Il y avait en elle comme la crainte touchante qu'il ne se mît pas assez en valeur, qu'il ne fît aucun effort pour retenir ceux qui venaient à lui. Et elle me dit comment il travaillait.
— Quant à mon rôle à moi, il n'est pas toujours facile. Il demande beaucoup de patience et de précautions. Mon mari n'étant jamais satisfait de son travail, déclarant presque invariablement que c'est bon à jeter au feu, ou, du moins, à rester dans les profondeurs des tiroirs, j'ai à le persuader du contraire ; et c'est ici que je dois procéder avec prudence. Ainsi, quand il a terminé une pièce et qu'il déclare qu'il ne la publiera pas, qu'il ne la fera jamais jouer, je me garde bien de le contredire. Je lui réponds seulement par des "peut-être", des "on verra", des "rien ne presse, on a tout le temps d'y songer". Il met tellement peu de hâte à sortir ses oeuvres de ses cartons que je me demande quelquefois si, sans moi, on les connaîtrait. Que, vivant seul, sans personne près de lui pour le stimuler, il eût quand même écrit tout son théâtre, cela, bien entendu, ne fait aucun doute. Mais que, sans mon insistance de chaque jour, il les eût fait connaître, voilà ce dont je ne suis pas très sûre. Oui, oui, il m'arrive parfois de me demander si, sans moi, Cyrano, L'Aiglon, La Princesse Lointaine ne seraient pas des manuscrits ignorés.
Tout cela, Mme Rostand le dit avec de la chaleur dans la voix, une flamme dans les yeux. Sa vie s'écoule, on le sent, dans la crainte qu'Edmond Rostand, par un perpétuel mécontentement de soi, n'empêche son génie de briller pour les autres.
Et comme nous parlons de L'Aiglon, elle me donne des détails sur la maladie de Rostand. C'est après avoir mis au point le troisième acte qu'il sentit les premières atteintes du mal. Les médecins lui ordonnèrent de se reposer ; mais, les répétitions ayant commencé, il s'y refusa. Il écrivit le quatrième acte, qu'on répéta chez lui, rue Alphonse-de-Neuville. Puis, le mal empira. Pozzi allait opérer Rostand, lorsque fut appelé le professeur Grancher, qui s'opposa à l'opération. Rostand guéri, Grancher lui conseilla d'aller faire sa convalescence au Caire ou à Cambo.
— Et il est, me dit-elle, aussi difficile de le décider à se soigner qu'à publier ses oeuvres. Par exemple, si l'on n'y veillait, il mangerait à peine, bien que sachant qu'il y va de sa guérison complète.
Je m'en serais on peu douté. Tout le temps du déjeuner, Rostand ne faisait rien que causer, et il fallait que, constamment, Mme Rostand lui rappelât que les oeufs brouillés, les biftecks, les tartes aux fraises, sont choses faites pour être avalées, et non remuées d'une fourchette indifférente.
La conversation s'étant mise sur Paris et le théâtre, Mme Rostand me dit l'habileté du poète dans l'art de costumer des poupées figurant les héros de ses pièces, son adresse à faire des décors en miniature, sa minutieuse divination de la mise en scène.
Mais voici Rostand, ganté de blanc, un oeillet sombre à la boutonnière. Il vient à nous gentiment, souriant, mais avec le petit air ennuyé de quelqu'un qui devine qu'on était en train de parler de lui.
Et me touchant le bras, il m'emmène.
IV
J'ai proposé à Rostand d'aller faire un tour dans ces environs immédiats de Cambo qui sont parmi les coins les plus délicieux du pays basque. Ma proposition n'a pas de succès. Il m'avoue qu'il n'a rien de l'excursionniste.
— Ni du voyageur, me dit-il. Les trains, les hôtels, quelles corvées !
— Pourtant, vous avez bien fait quelques voyages ?
— Evidemment, mais je n'y ai jamais pris un grand plaisir.
— N'ai-je pas lu qu'avant de vous mettre à L'Aiglon, vous étiez allé en Autriche pour vous documenter sur le duc de Reichstadt ?
— C'est exact. Et, tenez, ce voyage est une exception. Pour une fois, je m'y suis amusé. De tous les souvenirs qu'il m'a laissés, il en est un que je ne puis évoquer sans rire.
"A l'époque de mon séjour à Vienne, Sarah Bernhardt et sa troupe jouaient dans les environs de Brunen. Pour aller à ce Brunen, elle avait un train spécial qui, la représentation terminée, la ramenait à Vienne vers minuit. Le train passant à Wagram, elle avait chargé un bonhomme, une sorte d'impresario qui ne la quittait pas, d'organiser une promenade sur le champ de bataille, un pèlerinage que l'on ferait aux flambeaux, avec un cicerone pour expliquer la bataille. J'assiste encore à la scène où fut combinée la chose. C'était à Vienne, à l'hôtel où était descendue Sarah. Je vois, j'entends le bonhomme : un type à l'air distingué et respectable, cheveux blancs bouclés, Légion d'honneur, belle tête de diplomate. Aux premiers mots de Sarah lui exposant son idée, il pâlit, fait des gestes de désolation, son oeil s'écarquille d'ahurissement.
SARAH BERNHARDT DANS L'AIGLON D'EDMOND ROSTAND |
— A Wagram, madame ? organiser quelque chose à Wagram ? Vous n'y pensez pas ! s'écrie-t-il avec l'accent zézayant de là-bas. Wagram ? Mais vous ne savez pas ce que c'est que Wagram !
— Je m'en fiche ! répond Sarah, d'une voix qui n'admettait pas de réplique.
— Mais, madame, Wagram est à peine un village, et loin de la gare. Où voulez-vous que j'aille chercher des flambeaux, des voitures, des chevaux, tout ce qu'il faudrait ?
— Je m'en fiche et m'en contre fiche.
— Madame, bonne et illustre madame, vous me mettez au supplice. Renoncez, je vous prie. C'est impossible, ce que vous demandez là. Et puis, comprenez bien, le champ de bataille de Wagram n'est plus, aujourd'hui, qu'une plaine plantée de betteraves et de pommes de terre. Il n'y a là rien à voir, absolument rien.
— En voilà assez ! Arrangez-vous comme vous voudrez ; mais ce que je vous demande, il me le faut ! Il me le faut ! Et puis, prenez ceci.
SARAH BERNHARDT DANS L'AIGLON D'EDMOND ROSTAND |
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