VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC ROSTAND.
Paul Faure a été l'ami et le confident d'Edmond Rostand pendant des décennies.
LE PEINTRE PASCAU, FAURE ET ROSTAND ET MADAME ROSTAND EN 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN COLLECTION MUSEE BASQUE BAYONNE |
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales Politiques et Littéraires, le 15 août 1927,
sous la plume de Paul Faure :
"Vingt ans d'intimité avec Edmond Rostand.
"Un soir à Hernani. — Louis Labat. — Promenades autour de Cambo. — Le prélude de "Chantecler." — Paysage Basque. — Négociations. — Georges Clairin à Etchegorria.
IX 1902.
Le temps est tellement beau qu'il est impossible de parler d'autre chose. Il faut un grand effort de volonté pour rester chez soi.
Voilà trois semaines que Rostand n'a pas mis le nez dehors, travaillant tout le jour à amasser des documents pour son discours à l'Académie. Je ne le vois que le soir, quand, vers neuf heures, je vais pour un moment à Etchegorria.
MAISON ETCHEGORRIA CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Hier matin, comme je passais devant le couvent, je l'aperçus qui venait du fond de l'allée. Il n'avait pas ce pas lent et distrait qu'il a souvent, mais son pas décidé, rapide, des jours où tout lui semble à souhait. La canne haute qu'il fait tournoyer, le buste cambré, tout indique son contentement.
Il approche, se plante devant moi, met son monocle, croise, les bras, me regarde, fait une pause, puis prononce lentement, en détachant les mots :
— Que diriez-vous si je voue annonçais que j'ai l'intention d'acheter un terrain à Cambo, et d'y bâtir une villa que j'habiterais presque toute l'année ?
— Ce que je dirais ? Mais que c'est une idée admirable !
Et s'animant, il m'explique, tout en marchant, ce qui l'a déterminé à prendre cette résolution :
— Décidément, je me plais ici, je trouve ce pays délicieux. Et puis, voilà longtemps que je veux construire une maison, faire un jardin dans quelque bel endroit. Une ville de Provence m'offre un terrain si je veux y bâtir. Je suis très touché de l'offre, mais je refuse. D'abord, le climat de l'autre Midi ne me conviendrait pas ; ensuite, le pays est beau, certes, mais avec quelque chose de brûlé que je n'aime pas ; et puis, les rastaquouères y pullulent. Tandis qu'ici le climat est meilleur. Quant aux paysages, ils ont plus de douceur que ceux de là-bas, plus de charme.
Désormais, les promenades de Rostand eurent un but précis : trouver un terrain pour sa maison.
La chose n'était pas facile. Les terrains ne manquaient pas ; mais l'endroit rêvé, le beau paysage, le plateau vaste, assez large et assez long pour qu'on y puisse dessiner un grand jardin. Rostand rentrait chaque jour déçu dans ses recherches. Il avait bien vu des terrains, mais tous avaient des défauts ; aucun ne remplissait les conditions souhaitées. Celui-ci était rocailleux ; celui-là était dans un bel endroit, mais masqué en partie par une ferme. Tel autre n'avait pas de soleil ou était à une trop grande distance du village. Enfin, tous péchaient par quelque point. L'humeur de Rostand s'en ressentait, il devenait maussade.
Une après-midi, vers trois heures, on frappa à ma porte. C'était Rostand.
— Venez, me dit-il, J'ai trouvé, ce matin, un endroit admirable. Venez, je vous y emmène.
Je ne me le fis pas dire deux fois. Rostand conduisait un phaéton. Il était joyeux, ravi. Nous partîmes.
— Oui, un endroit admirable, répéta-t-il tout de suite ; mais je ne veux pas vous dire où il se trouve ni vous le déflorer par des descriptions. Il faut que votre surprise soit complète.
Nous passâmes devant Etchegorria, suivîmes l'allée depuis l'endroit où elle devient la route de Bayonne ; puis nous nous arrêtâmes sur le côté gauche, à quelques mètres d'une ferme appelée : "La Ferme des Trois-Croix."
MAISON ETCHEGORRIA CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Ce que je vis n'avait rien de bien admirable. C'était un flanc de coteau planté d'arbres, un site pittoresque, certes, mais sans rien d'extraordinaire. Rostand dut lire de la déception dans mes yeux, car il me dit de patienter. Il donna les rênes au cocher, et nous voilà partis, nous enfonçant dans les épaisses fougères que nous écartions à coups de canne pour nous frayer un chemin.
C'est un bois long et étroit, très basque avec ses chênes épais, bas, pareils à des candélabres massifs et tordus, avec son sol couvert du feutre épais des mousses et des feuilles amoncelées.
Avancer sur ce terrain, à travers de hautes fougères, n'est pas facile. Nous avons l'air d'explorateurs qui marchent prudemment dans la crainte de bêtes mystérieuses tapies dans les fourrés. Il faut dix minutes pour faire dix pas, tant est compliqué l'enchevêtrement des broussailles qui mettent aux jambes comme des cordes sans cesse nouées et dénouées. Rostand, dont le chapeau émerge à peine des hautes herbes, marche devant. De temps en temps, il se retourne pour me parler, mais ce n'est pas commode. Dans cette brousse compacte, il faut crier.
— Est-ce que nous arrivons bientôt ?
— Vous y êtes, me répond-il, en se faisant un porte-voix de ses mains. Ici, ce serait l'entrée.
— Mais l'endroit admirable ?
— Nous y arrivons.
Nous avançons toujours, faisant le moindre pas avec précaution, couchant les herbes à coups de canne. Nous avançons péniblement, les bras et les jambes déchirés par les ronces. C'est le bois dans tout le mystère de son silence et de son abandon, une succession de voûtes basses et compliquées formées par l'entremêlement des branches basses à travers lesquelles on aperçoit par échappées, au loin, un peu de paysage, mais vaguement, comme à travers une vitre brisée. Brusquement, Rostand me crie :
— A gauche, et grimpons !
Nous voilà au plus pénible. Les ronces sur un terrain plat, c'est déjà une difficulté, mais, sur un terrain montant, c'est pire encore. Heureusement que la pente à gravir n'est que de quelques mètres. La fin des arbres et le sommet du coteau sont là tout près. Nous y atteignons en quelques minutes.
— Nous y voilà ! me crie Rostand. Nous nous arrêtons pour souffler. Nous sommes sur un vaste plateau nu, dans une immensité d'air, de lumière et de ciel. De tous les côtés, le paysage se développe, à la fois grandiose et gracieux, sauvage et riant.
— Eh bien ?
— Magnifique.
Nous faisons quelques pas, droit devant nous. Toujours la masse profonde et serrée des ajoncs, des hautes herbes et des ronces. Ce plateau, c'est un large et haut promontoire qui se détache des champs, en presqu'île, puis se rétrécit, s'amincit en une proue qui pointe vers la vallée. Tableau immense où tout est douceur et harmonie. Rien de la sévérité écrasante des Pyrénées quand elles sont hautes. Les maisons que l'on voit d'ici semblent resplendir de joie. On les regarde sans se lasser, comme on regarde des visages heureux.
Nous frayant avec peine un chemin, nous avançons jusqu'à l'extrémité de la proue. En face, c'est la vallée de la Nive, qui, là-bas, au fond, à Ustaritz, tourne vers Bayonne. La Nive s'en va, étroite, tranquille, faisant penser tout de suite à des gens qui flânent sur ses berges, couchés dans l'herbe ou assis interminablement, une ligne à la main. Des villages plantés dans le flanc des coteaux surplombent, avec un air d'être accoudés à des balcons, cette molle rivière, à droite et à gauche de laquelle des champs s'étendent ainsi que des tapis. C'est Halsou, avec ses maisons en étages ; Jatxou, avec son clocher en forme de gros capuchon. Au fond, Ustaritz ; à gauche, Larressore, avec son petit séminaire dont la chapelle est bombée, avec sa prairie qui s'arrête à une file de peupliers droits et serrés comme des tuyaux d'orgue. Toutes les maisons que l'on voit d'ici, aussi bien celles qui sont groupées autour de l'église villageoise que celles qui sont éparpillées un peu partout, dans la plaine ou sur la hauteur, dans les prairies ou sous les chênes, toutes sont blanches et toutes tournent le dos à l'ouest, qui est l'ennemi, qui est la pluie, la violence et le vent ; elles n'ont d'yeux, c'est-à-dire de fenêtres, que pour l'est et le sud, A gauche, loin, après des coteaux et des coteaux, des bois et des bois où brillent partout les fermes blanches, les Pyrénées se dressent une dernière fois, mais sans rien de farouche. Ici, elles ne sont que des collines plus hautes que les autres. Leurs lignes, avant de s'infléchir jusqu'à la mer, élèvent un dernier sommet, la Rhune, la montagne basque par excellence, la Rhune qui, bien que n'ayant pas de glacier pour couronne, a une grande majesté, la Rhune qui dans la mémoire apparaît aussitôt qu'on évoque le pays basque d'ici, parce que, de quelque côté que l'on aille, on ne la perd jamais de vue : elle vous suit partout, elle vous regarde toujours.
— N'est-ce pas, me dit Rostand, que c'est un fameux endroit ? La maison, on ne la ferait pas à l'extrémité de la pointe, mais un peu avant, au point où le plateau commence à s'effiler. Une de ses principales façades verrait la vallée telle que nous la voyons en ce moment. L'autre serait tournée vers le jardin. La pointe, on lui laisserait sa forme d'éperon ; on la couvrirait d'une prairie qui descendrait légèrement vers la vallée. Mais revenons au milieu du plateau.
A peine avions-nous fait quelques pas que, tout à coup, Rostand me prend par le bras et me dit :
— Chut ! Ecoutez !
On entend les clochettes d'un troupeau, et, à travers ce tintement, qui a quelque chose du bruit monotone et berceur d'un ruisseau, un son de flûte monte et descend, vient à nous et s'en va, augmente et diminue, s'enroule autour du silence, un son doux et triste, sourd et velouté, qui tient du hautbois et de la flûte arabe. Ce n'est pas un air défini, mais une espèce de ritournelle mélancolique qui semble sortie de l'improvisation du joueur.
Quelques pas à gauche, et, en écartant les broussailles, nous découvrons l'enchanteur. C'est, sous un énorme châtaignier, un jeune berger assis par terre, adossé à l'arbre parmi ses moutons qui broutent en cercle.
Nous écoutons un moment encore, puis nous nous éloignons, mais doucement, avec précaution, comme l'on fait lorsqu'on ne veut pas éveiller un dormeur.
Quelques mètres à travers l'épaisseur des ronces, et nous atteignons l'extrémité opposée du plateau, au delà de laquelle commencent des champs cultivés.
— Voici l'autre paysage que regarderait la maison, me dit Rostand.
Plus de vallée, plus de rivière, plus de village. De ce côté-ci, la montagne, rien que la montagne, mais la montagne qui n'est pas muraille, qui n'attriste pas, qui reste riante et qui porte sur ses flancs les mêmes petites maisons blanches que de l'autre côté.
Vue d'ici, elle forme un tableau où rien ne choque, où les moindres détails semblent avoir été disposés par une volonté d'artiste. Et puis, c'est dans cette chaîne, terminée à droite par l'Hartzamendi, dont la dentelure rappelle ces petites crêtes qui servent de fond aux portraits de Vinci, que se trouve la plus harmonieuse des montagnes basques, l'Ursuya. Elle est là, en face de nous, tellement à sa place, dans l'axe de ce plateau où Rostand veut broder son jardin, qu'on s'en étonne comme d'un miracle, l'Ursuya au nom soyeux, l'Ursuya à l'aspect couché, dont le sommet est si doux de lignes. Elle domine sans écraser. Et à droite, à gauche, un peu partout dans le paysage, des prairies mettent du velours sur les pentes. Les maisons brillent sous les chênes, dont les branches tremblent en buées violettes. Un troupeau descendant un sentier l'emplit de blancheur, comme le ferait une dernière neige. Au loin, sur un flanc de montagne, une cascade semble à ce point immobile qu'on la dirait plaquée dans le rocher, et lait comme du mica.
— Il est maintenant trop tard, me dit Rostand, pour que nous allions voir le vallon et son cours d'eau sur lequel on pourrait bâtir un moulin. D'ailleurs, c'est secondaire. L'important, c'est le plateau, puisque c'est là que seraient la maison et le jardin. Vous voyez que l'endroit n'est pas mal.
— Dites qu'il est merveilleux. Le pays basque, que j'ai parcouru en tous sens, est plein de beaux endroits, mais je n'en connais pas de plus beau que celui-ci. Généralement, de ces points élevés réputés pour la vue, il est rare que le paysage n'ait pas quelque imperfection ; et presque toujours il est inégalement beau dans ses diverses parties. Tandis que de ce plateau-ci, dans quelque direction que l'on se tourne, le tableau est harmonieux en tous ses détails, parfait de proportions et de mesure.
Nous marchons encore un peu, mais la nuit commence à nous entourer. Il nous faut rentrer. La flûte du berger s'est tue. On n'entend plus rien que la cloche d'Espelette, dont le son est grave comme un bourdon de cathédrale.
X
Rostand ne parle que de ce terrain. Il y va chaque jour, et en est de plus en plus enthousiaste ; mais l'idée qu'il n'est peut-être pas à vendre commence à le tourmenter.
Il y aurait, évidemment, un moyen de calmer son impatience : ce serait de se renseigner auprès du premier venu. Mais, voilà justement ce qu'il faut éviter. Dans ce pays où l'on exagère tout, Rostand passe pour fabuleusement riche. Si l'on apprend qu'il veut acheter le plateau, Dieu sait le prix qu'on lui en demandera ! D'où nécessité pour lui d'être diplomate, de ne pas crier sur les toits son emballement. Nécessité bien ennuyeuse ; il voudrait pouvoir aller tout de suite au propriétaire et lui dire :
— C'est tant. Voilà, topez là, c'est conclu.
Heureusement, un des notables habitants de Cambo, le docteur Juanchuto, qui a une très grande autorité dans le pays basque, et qui connaît admirablement les paysans, s'occupa de la chose. Par exemple, ce fut long. Rostand fut atterré quand le docteur vint lui annoncer que le terrain en question n'avait pas un propriétaire, mais trois. Avec un propriétaire, l'affaire serait déjà dure à mener ; avec trois, que serait-ce !
Rostand se désolait. Il ne pouvait s'empêcher de demander chaque jour où en étaient les négociations. Une visite vint à point pour le distraire, celle du peintre Georges Clairin.
PEINTRE GEORGES CLAIRIN |
A peine Clairin est-il arrivé que toute la maison, de la cave au grenier, est sens dessus dessous. Domestiques, oiseaux, maîtres, chiens, chats, tous les êtres de la maison sont secoués comme par une électricité. C'est parfait le premier jour, mais un peu fatigant à la longue. Au demeurant, Clairin, que dans l'intimité on appelle Jojotte, est le plus brave homme de la terre.
Des deux semaines qu'il passa à Etchegorria, chaque jour fut marqué par quelqu'une de ces facéties de rapin dont il ne se lassait pas. Un jour que Rostand, d'humeur particulièrement sombre, s'était claquemuré dans sa chambre, Clairin s'avisa, pour le dérider, de s'habiller en maître d'hôtel et de lui monter son dîner. Mme Rostand eut beau expliquer à Jojotte que la plaisanterie ne serait pas peut-être du goût de son mari, Clairin ne voulut rien entendre ; il endossa l'habit, et, à huit heures tapant, soupière en mains, entra chez Rostand. Maurice, Jean et moi, nous le suivions à distance, en prévision d'on ne savait quoi, mais nous gardant bien de franchir le seuil redoutable. Notre envie de rire fut vite glacée par un cri épouvantable, un "Sortez !" lancé d'une voix de tonnerre par Rostand dès qu'il vit Clairin et sa soupière. Le malheureux Jojotte détala comme un lièvre, dégringola les escaliers quatre à quatre, pour aller s'effondrer dans un fauteuil du vestibule, et c'est tout juste s'il ne fondit pas en larmes.
L'amusant de cette histoire est que Clairin avait plus de soixante ans. Qu'on puisse faire de ces blagues à l'âge où l'on bénit les petits enfants, cela prouve une rare jeunesse de caractère.
Je n'ai pas besoin de dire que Rostand, qui aimait bien Clairin, ne put, sa crise d'humeur sombre passée, s'empêcher de rire en songeant à la peur qu'il lui avait faite, et qu'il fut avec Clairin, tout le temps que celui-ci resta à Cambo, de la plus grande gentillesse.
Clairin marqua encore son passage à Etchegorria par un tableau extraordinaire qu'il fit de la famille Rostand.
La toile, qui avait six mètres de long sur trois de large, offrait le spectacle le plus fou qu'on puisse imaginer. Les personnages, grandeur nature, semblaient, par leur couleur cireuse, leur pose figée, échappés de quelque musée Grévin. Mais là n'était pas le plus effarant. Au premier cri d'effroi que Rostand avait poussé à l'idée de poser, supplice qu'il n'a jamais pu endurer, Clairin avait répondu d'un ton malin :
— Poser ! Est-ce qu'on pose avec moi ! Vous n'y pensez pas ! Je regarde mon modèle, et crac ! ça y est, c'est là, dans ma tête, comme une image sur une plaque de kodak.
Ça y fut, en effet, mais comment ! Rostand, en complet de toile, renversé dans un fauteuil, avait, sous un teint de mulâtre, l'air d'un planteur de canne à sucre qui se repose en famille. Mme Rostand, sur un autre fauteuil en face, également renversée, les bras un peu partout, le regard défaillant, paraissait succomber à des vapeurs de chloroforme. Maurice, droit et rebondi, semblait un litre posé par terre ; et dans le coin de la toile, le jeune Jean, rose et rondouillard, regardait, ravi, ces trois personnages si singulièrement coloniaux, créoles, par la peau et par l'attitude. Et tous, ils donnaient l'impression de transpirer, de mourir de chaleur, ce qui allait assez bien, d'ailleurs, avec le paysage qui leur servait de fond : c'était le jardin d'Etchegorria, mais en exubérance de sève, tel qu'il eût été si, par le coup d'une baguette de fée, on l'eût transplanté à Ceylan. Trois arbres faisaient une forêt, et leurs feuilles luisaient comme passées au ripolin.
Quand ce fut fini, Clairin ne cessa de s'extasier.
— Ce que ça y est ! Hein ! regardez-moi ce bras ! Et cette main, est-elle vivante ? Et la chair, la chair des visages, la carnation ? Et le petit paysage de rien du tout, brossé en deux séances ? Est-ce enlevé ?
Par plaisanterie, Rostand fit installer cet ahurissant tableau au-dessus de la cheminée de la salle à manger. Le comique, c'était la tête des gens qui venaient s'asseoir à sa table, et qui, ne connaissant pas assez Rostand, n'osaient pas se tordre ; quand ils entraient, recevant en pleine figure la vue de ces quatre mulâtres, ils étaient estomaqués ; et beaucoup, ne pouvant se contenir, finissaient, à bout de force, par éclater de rire. Mais la plupart, par flagornerie, proclamaient que c'était là un "morceau bien intéressant". Ce fut quelques jours après le départ de Clairin que l'affaire des terrains fut conclue, grâce au docteur Juanchuto.
La joie de Rostand ne fut pas petite. L'acte fut passé en l'étude de Me Fischer, notaire à Cambo, le 15 juillet 1902. Restait un morceau de vallon enclavé dans les terrains que venait d'acheter Rostand, et que son propriétaire, un vieux paysan, ne voulait lâcher à aucun prix. Rostand se décida à aller voir le bonhomme pour vaincre sa résistance.
C'était un de ces Basques à figure d'ecclésiastique trouée de petits yeux brillants. Il nous attendait dans sa ferme. Comme nous arrivions un peu avant l'heure convenue, ce fut lui qui s'en excusa avec force gestes et paroles, nous déclarant qu'il croirait manquer à toutes les lois de la bienséance s'il causait affaires sans s'être rasé. Il nous offrit des chaises. Et là, devant nous, prenant un bol à café au lait, il l'emplit de savon, il se barbouilla les joues et, sans prononcer un mot, se rasa. Ce n'est que l'opération terminée, le bol et le blaireau remis en place, qu'il s'assit et commença à causer.
— Maintenant, je suis à vous, messieurs, fit-il avec un geste plein de courtoisie. Rostand n'eut pas beaucoup de mal à le persuader. L'affaire se conclut très vite. Avant tout, Rostand se demanda comment il appellerait sa future maison ; et il pensa lui donner le nom du cours d'eau qui serpente au bas de l'éperon sur lequel il allait la planter, l'Arraga. Mais Arraga est un son bien dur, bien rauque. Rostand, pour l'adoucir, y glissa un n, et c'est ainsi qu'Arraga devint Arnaga."
ARNAGA. LE MOULIN. CAMBO-LES-BAINS PAYS BASQUE D'ANTAN |
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