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jeudi 19 mai 2022

NOUVELLES ANECDOTES DE VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC EDMOND ROSTAND AU PAYS BASQUE (deuxième partie)

 

VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC ROSTAND.


Paul Faure a été l'ami et le confident d'Edmond Rostand pendant des décennies.



pays basque autrefois cambo rostand
LE PEINTRE PASCAU, FAURE ET ROSTAND ET MADAME ROSTAND  EN 1902
PAYS BASQUE D'ANTAN
COLLECTION MUSEE BASQUE BAYONNE


Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales Politiques et Littéraires, le 1er août 1927, 

sous la plume de Paul Faure :



"Vingt ans d'intimité avec Edmond Rostand.



L'Arrivée à Cambo. — Les soirées du Dr Grancher. — La gloire à vingt-neuf ans. — Edmond Rostand et Louis De Robert. — Etchegorria. — Sarah Bernhardt à Wagram.



IV (Suite).



Huit jours plus tard, quelle n'est pas notre stupéfaction quand, revenant, comme chaque nuit, de Brunen à Vienne, nous voyons, au-dessus de Wagram, une vive lueur et nous entendons un vrai vacarme de foire ! Nous nous penchons aux portières ; le train avance, court, s'arrête. O surprise ! La gare de Wagram, la sinistre petite gare morte que nous traversions chaque nuit entre deux vagues quinquets, resplendit maintenant de lumières ! Elle est décorée, enguirlandée de fleurs en papier. Des voitures attendent, des chevaux piaffent. Flanqué du bourgmestre de Wagram et de son adjoint, encadré de cavaliers porteurs de torches, notre homme, notre homme de l'hôtel, est là, qui sourit, en gants clairs, et en redingote.



— Madame illustre tragédienne, prononce-t-il en s'approchant suivi de son escorte, permettez-nous de vous recevoir sur ce sol célèbre. Permettez-nous de vous conduire à ce champ de bataille immortalisé par le plus grand des soldats. Il nous semble, madame, que cette terre sera plus sacrée encore quand vous l'aurez foulée.



Cependant, Sarah, tout en s'apprêtant avec nous à mettre pied à terre, avait écouté du seuil de son wagon, la figure penchée, le visage radieux d'une souveraine qui accueille l'hommage d'un de ses sujets. A ce moment, son regard rencontre l'horloge, qui marque deux heures.



actrice france aiglon
ACTRICE SARAH BERNHARD
PHOTO DE NAPOLEON SAVORY



— Deux heures ? interroge-t-elle... Deux heures ! qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ! Cette horloge est détraquée, j'imagine ?



On lui répond que l'horloge marche à merveille, mais que la représentation s'est terminée plus tard que d'habitude, et qu'il est bien deux heures du matin. » Alors elle se tourne vers le mécanicien du train et hurle : "— Continuez ! En route ! en route ! 

Ah ! notre bonhomme ! Et le bourgmestre ! Et l'adjoint ! Toujours je me rappellerai la tête qu'ils firent devant ce train qui repartait, les plantant là, eux et leur suite. Toujours je me rappellerai leur stupeur, les yeux ronds devant Sarah qui rentrait dans son wagon, sans même se retourner vers le malheureux arrêté en plein discours, et qui restait, écroulé, grotesque, au milieu de ses cavaliers et de ses girandoles !"


— Et quel fut l'épilogue de cette histoire comique ?


— Je ne l'ai jamais su, car, rappelé à Paris par dépêche, je quittai Vienne le lendemain. Il est fort probable que Sarah, quand elle revit l'impresario et le bourgmestre de Wagram, n'expliqua rien du tout, comme si rien ne s'était passé. C'est assez sa manière.



Et nous voilà réarpentant l'allée, d'Etchegorria à l'hôtel d'Angleterre, de l'hôtel d'Angleterre à Etchegorria.




pays basque autrefois maison rostand cambo
ETCHEGORRIA CAMBO 1902
PAYS BASQUE D'ANTAN



Je repense souvent à ces promenades. Tout contribuait à me les rendre agréables. Ce m'était un vrai chagrin quand, le matin, en m'éveillant, j'entendais la pluie. Rostand, dans cette période de résurrection qu'est la convalescence, était d'une humeur juvénile. Et quel heureux décor que ce Cambo, avec ses maisons qui ont l'air de flâner, ses passants qui ne se hâtent jamais !



Il est onze heures. Rostand apparaît sur le perron d'Etchegorria. Il jaillit de la porte. Son pas est léger, rapide, mais souvent fauché par une voix brusque partie du perron.


— Monsieur ! Monsieur !



C'est le valet de chambre qui vient de s'apercevoir que son maître a oublié quelque chose : ou son monocle, ou son portefeuille, ou sa montre. Il est la distraction même. Et cela vient de ce qu'il travaille constamment. Rostand n'est pas de ceux qui se mettent à la besogne à heure fixe, s'installent à leur table, prennent leur manuscrit comme un bureaucrate sa paperasse, et, quand ils l'ont quitté, n'y pensent plus ; il travaille à peu près n'importe où, n'importe quand. Aussi n'existe-t-il pas de manuscrits de lui, j'entends par là de vrais manuscrits, ficelés, cousus, reliés. Rostand a toujours tout écrit, théâtre ou poèmes, sur de petits carnets, ou même sur de simples bouts de papier. L'écriture est extrêmement menue, presque illisible, le plus souvent au crayon et coupée d'arabesques ou de dessins.



Douce lenteur de ces promenades avec Rostand ! De dos et d'un peu loin, nous devions avoir l'air de ces convalescents comme il y en a tant ici, qui marchent à si petits pas qu'ils semblent près de s'arrêter. Ce n'est pas à Paris, dans l'agitation des rues, que l'on peut causer. Mais ici ! Ce néant d'activité, cette atmosphère de cloître ! Quel endroit pour parler sans hâte ! On y est plus à l'aise que dans la chambre la plus sourde.



Toujours les mêmes gens que nous rencontrons : des malades, le facteur, l'aumônier du couvent, les douaniers, un vieil Anglais qui va et vient, coiffé d'un casque colonial, sur un fantastique tricycle dont la ferraille est, à elle seule, plus bruyante que tous les bruits de Cambo. Tous sont déférents avec Rostand. Les malades s'inclinent ; l'aumônier, qui est octogénaire et dont la vue n'est pas fameuse, a, le pauvre homme, un geste affolé pour enlever son chapeau quand il n'a pas reconnu Rostand tout de suite ; le facteur, bien que toujours ivre, arrive, par un effort considérable, à dire, d'une voix à peu près d'aplomb, un : "Salut, Monsieur Rostand !" ; les douaniers se mettent au port d'arme ; et l'Anglais, tout tremblant de lâcher son guidon, ôte son casque autour duquel s'enroule un linge blanc.



Nous parlons de Cyrano, repris récemment à la Porte Saint-Martin.



théâtre paris
THEÂTRE PORTE SAINT-MARTIN
PARIS 1907






theâtre france rostand
CYRANO DE BERGERAC
PIECE D'EDMOND ROSTAND


— Voyons, dis-je à Rostand, quelles sont les origines de votre pièce ? L'idée vous en est venue quand et comment ? J'imagine que tout ce qu'on en a raconté est faux, ou à peu près.


— Archifaux, en effet. Comment l'idée m'en est-elle venue ? Pas d'un seul coup ; j'entends par là que ma pièce ne s'est pas présentée à mon esprit dans ses grandes lignes, dans son plan essentiel. C'est peu à peu, morceau par morceau, qu'elle s'est construite.


— Mais j'ai lu, je ne sais où, que vous portiez l'idée de Cyrano depuis votre enfance ?


— Oui et non ; c'est-à-dire que j'étais depuis longtemps poursuivi par ce personnage de Cyrano ; il me hantait dès le collège, et lentement, à mon insu, il s'organisait autour de lui une action dramatique. Cela me restait encore très vague, quand je rencontrai ce maître d'études surnommé Pif-Luisant, dont il est question dans Les Musardises. Son âme était aussi belle que son physique était disgracié. Le contraste me frappa. Pourtant, ce n'est que plus tard, à Luchon, que je devais voir, ce qui s'appelle voir, ma pièce. Mais je continuai de n'en pas écrire un vers. Je craignais d'y toucher.


— A Luchon ? Et pourquoi à Luchon ? Rostand sourit.



hautes pyrenees autrefois rostand
MONUMENT ROSTAND
65 LUCHON


— Je tairai le nom de celui sans qui, peut-être, je n'eusse pas fait Cyrano. Ainsi, je pourrai vous répondre.



Donc, à Luchon, j'avais un ami que je voyais chaque jour. Il était amoureux d'une jeune fille ; mais il s'y prenait mal pour faire sa cour. Le pauvre garçon était d'une timidité désastreuse. La jeune fille s'éloignait de lui de plus en plus. Désespéré, il vint me demander conseil. J'eus pitié de lui, et, le jeu m'intéressant, j'entrepris de le traiter comme un malade. Je lui disais constamment :


— Vous ferez ceci, vous ferez cela. Soyez plus entreprenant, plus prenant, plus tendre... Ou bien, jouez le détachement, l'indifférence...



Mon traitement ne se bornait pas à des conseils. Bien entendu, mon ami écrivait souvent à la jeune fille. Quelles lettres ! Gauches et n'en finissant pas. Il fut entendu que, désormais, je les lui dicterais. Je ne sais quelles confidences il faisait à son père ; mais celui-ci, chaque fois qu'il était seul avec moi, se lamentait de le voir si naïf et si simple. Mon traitement réussit, et même plus que je ne l'aurais espéré. La jeune fille s'attendrit. Elle ne résista pas à l'accent des lettres. Un soir vint, où le père me dit à l'oreille :


— Vous savez, je suis bien revenu sur mon fils. Il n'est pas si sot que ça... Nous avons causé très sérieusement, ces jours-ci ; il m'a dit des choses pleines de bon sens, dont je ne l'aurais pas cru capable.



Et, baissant encore la voix, il ajouta : 


"— J'ai lu une lettre qu'il écrivait à cette jeune fille. Elle traînait non fermée sur la table, j'ai cédé à la tentation... En somme, je ne faisais que mon devoir de père. Eh bien ! j'aurais voulu vous la montrer, c'était un bijou !"


— Et, dis-je, comment cela finit-il ?


— Par un mariage. Depuis, je n'ai revu mon ami que de loin en loin.


— J'imagine qu'il a dû être assez remué par Cyrano et qu'il a dû écouter avec une attention toute particulière, le cinquième acte...


Mais ma curiosité ne se tint pas quitte.

— Est-ce là tout ce qui, dans votre pièce, vous est venu directement de la vie ?

— Pas tout. La scène du duel se rattache à un souvenir de mon enfance, — les épées.



Rostand se tait, avec cet air lointain qu'il a souvent, comme s'il pensait brusquement à autre chose. Mais, aussi impitoyable qu'un journaliste, je le ramène au sujet :


— Tant pis si je vous ennuie ! Racontez-moi les épées.


— Vous ne m'ennuyez pas. Mais, à propos de Cyrano, je viens de me rappeler que la troupe de la Porte Saint-Martin joue à Biarritz, qu'elle poussera certainement jusqu'à Cambo, qu'il me faudra la recevoir, et qu'en ce moment ce me sera une fatigue. Les épées !... Voilà ce que c'est. Un jour, quand j'étais enfant, Paul de Cassagnac, grand ami de ma famille, vint à Marseille pour se battre en duel. Mon père était un de ses témoins. Cassagnac avait laissé ses épées chez nous, rue Montaux. C'étaient de belles épées, avec ceci de particulier que leurs coquilles étaient d'argent. Pendant les quelques jours qu'elles restèrent dans notre maison, je ne me privai pas, aux instants où j'étais seul, de les toucher, de les manier. Je jouais au duel, je tirais contre un ennemi imaginaire. Surtout, je les faisais tinter, car, ce qui me charmait le plus en elles, c'était le son argentin de leur coquille. Cassagnac, qui prenait chez nous ses repas, nous racontait, avec une exubérance de voix et de gestes, que ces coquilles tintaient tout le temps du combat. Il imitait le bruit. Il faisait un ding-dong que j'écoutais, fasciné. C'est en pensant aux épées de Cassagnac que j'ai écrit le duel.



duelliste bonapartiste député gers gueuse
PAUL DE CASSAGNAC 
DUELLISTE ET DEPUTE DU GERS DE 1876 A 1902



Ainsi, toutes les oeuvres, même les plus apparemment fantaisistes, sont toujours, dans quelque mesure, des reflets de la vie. Le réel se trouve sans cesse dans la fiction du poète. Des sensations, des souvenirs alimentent l'imagination créatrice.


— Finalement, où avez-vous écrit Cyrano ? A Luchon, probablement ? Et vite, n'est-ce pas ? Cela se sent à une aisance, une rapidité, une verve... Vous devez être de ceux qui travaillent facilement, et dans la joie ?


— Non, je n'ai pas écrit Cyrano à Luchon, mais dans la banlieue de Paris, à Boissy-Saint-Léger, et à Paris même. Quant à croire que je travaille dans la joie, comme vous dites, vous auriez tort.



Mon oeuvre m'amuse tant qu'elle n'est encore qu'à l'état de projet ; dès que je commence à l'écrire, elle devient pour moi une espèce de torture. Je refais continuellement ce que j'ai fait. J'ai comme une manie critique, et qui s'exerce souvent de façon singulière : c'est ainsi que je ne peux pas lire un roman, si parfait soit-il, sans lui combiner une autre action, que je ne peux voir jouer une pièce sans lui chercher un dénouement différent ou contraire.



Nous allions quitter l'allée pour prendre un chemin lorsqu'un vieillard, que nous n'avions pas vu venir, s'approche, tenant par la main un petit garçon vêtu en marin.


— Maître, dit-il, pardonnez-moi mon indiscrétion. Mais vous voyant, je n'ai pu résister au désir de vous conduire mon fils pour que vous le bénissiez. "Tu pourras, dit-il en se tournant vers l'enfant, tu pourras dire plus tard que tu as vu l'auteur de Cyrano."



Rostand, un peu confus, embrasse l'enfant, lui tapote les joues, lui demande ce qu'il fait. L'enfant répond, tandis que son père écoute, les yeux ravis ; puis, après quelques paroles, le vieillard et l'enfant s'éloignent, le vieillard saluant et remerciant, l'enfant faisant bonjour drôlement, de son large chapeau de paille dont les rubans, brodés d'ancres d'or, balaient le sol.



Nous reprenons notre promenade. Je reviens à Cyrano.


— Est-ce que quelqu'un avait prévu le triomphe de la pièce ? Il paraît que Coquelin allait répétant partout qu'elle serait un des plus grand succès de ce temps.


cambo les bains autrefois acteur france rostand
COQUELIN L'AÎNE A CAMBO
PAYS BASQUE D'ANTAN


— En effet, Coquelin avait confiance. Mais, pendant les répétitions, rien ne portait, et les acteurs faisaient plutôt grise mine. Cependant, je serais injuste en disant qu'à part Coquelin, personne n'avait prévu la carrière que ferait Cyrano. Quelqu'un en eut l'intuition. Ce fut Mme Marni, la romancière.



romancière france
MME JEANNE MARNI ROMANCIERE



Cyrano, son extraordinaire succès, serait un thème inépuisable à ma curiosité ; et je m'apprête à interroger encore Rostand, quand nous voyons accourir un domestique d'Etchegorria.


— Madame s'inquiète, s'écrie-t-il, parce qu'il est bientôt une heure et demie et que Monsieur n'est pas rentré.


— Ne vous frappez pas, me dit Rostand en souriant, ma femme a l'inquiétude un peu facile.



Nous rentrons en causant. Du seuil d'Etchegorria où elle attendait, Mme Rostand vient à nous, elle nous dit qu'elle commençait à croire à un accident.


pays basque autrefois écrivain cambo arnaga
MR ET MME ROSTAND EDMOND


1901.



Ce matin, je trouve Rostand assis devant une table où s'amoncellent des lettres. Elle est jonchée d'enveloppes de toutes les couleurs, de tous les formats, sur lesquelles s'étalent toutes les écritures possibles et imaginables.



Il a l'air écrasé, anéanti, comme si, en cette minute, il avait tout perdu : famille, santé, gloire. Il ne desserre pas les dents. Il m'impressionne.


— Qu'avez-vous ? lui dis-je, de cette voix basse et hésitante dont on interroge quelqu'un à qui vient d'arriver un malheur.


— Ce que j'ai ? J'ai ça...



Et il me désigne, d'un geste découragé, l'énorme amas d'enveloppes.


— Comment voulez-vous que je réponde à toutes ces lettres ? Et c'est chaque jour la même chose ! Il faut que je me décide à prendre un secrétaire. Mais, d'abord, où le trouver, le secrétaire ? Et puis, il sera débordé lui-même.



Ce courrier de Rostand est quelque chose de fantastique, et par le nombre et par la diversité de ceux qui l'alimentent. Il est fâcheux qu'on n'ait jamais eu l'idée de garder non seulement tous les articles consacrés à Rostand, mais aussi toutes les lettres qu'il a reçues. S'il y a des maisons où ! on conserve, où l'on classe, où l'on constitue des dossiers, ce n'est pas la sienne. Aussi, des innombrables hommages venus par la poste, ne reste-t-il pas grand'chose. Ce serait, pourtant, une mine précieuse pour ceux qui voudraient se documenter sur la fascination qu'exerce la célébrité. Il y a de tout, dans le courrier de Rostand : des lettres touchantes et des lettres comiques, des lettres éloquentes et des lettres qui bafouillent, des lettres qui implorent et des lettres qui remercient. Il y a des lettres d'enfants et des lettres de femmes, des lettres de pauvres diables et des lettres de rois, des lettres de penseurs et des lettres de fous. Il y a l'âme humaine sous toutes ses faces, à toutes les gammes de son immense clavier, dans toute sa lumière et dans toute son ombre. Si tant de lettres quotidiennes sont une lourde corvée pour celui à qui elles s'adressent, si tant de voix qui montent vers lui l'obligent à prendre des responsabilités envers ceux qui demandent conseil, si tant de manifestations finissent par lui devenir un souci, très souvent aussi elles lui apportent une chaleur d'enthousiasme qui est un dédommagement. De combien d'amitiés se serait privé Rostand s'il avait pris le parti de négliger les lettres d'inconnus ! La liste serait longue de ceux qui sont allés à lui spontanément par le moyen d'une lettre.



Il y a souvent aussi, dans le courrier de Rostand, des hommages de fabricants ou de marchands qui lui envoient des produits de leur invention. Hier, ce fut une brosse à dents. Ah ! cette brosse à dents ! Que son inventeur soit béni pour le fou rire que je lui dois !



Qu'on se figure une brosse plantée sur deux espèces de bâtis d'acier qu'on monte et qu'on abaisse par une vis, et dont le manche contient un piston qu'actionne le volant d'un petit moteur à alcool. Une lettre expliquant la manière de s'en servir était jointe à cette étrange mécanique. On s'assoit devant une table sur laquelle est posée la brosse, dont on a réglé les bâtis de façon qu'elle soit au niveau de la bouche. Quand l'eau du récipient est en ébullition, on tourne une manette, et la vapeur met en mouvement le piston, qui imprime à la brosse un mouvement horizontal de va-et-vient. Ainsi, plus besoin de se fatiguer. On n'a qu'à présenter les dents à l'appareil, elles se polissent toutes seules.



Hier, ce fut cet outil fantastique ; aujourd'hui, c'est un flacon d'essence d'oeillet envoyé par un parfumeur de Grasse. Il s'en dégage un tel bouquet, une telle odeur de jardin, de plate-bande chauffée par le soleil, que Rostand l'adopte tout de suite.



Plus tard, il devait tellement me rappeler Rostand, ce merveilleux oeillet au goût poivré, chocolaté et comme cramoisi, il devait m'être un si puissant moyen de l'évoquer, que je ne puis, à des années de distance, ouvrir sans émotion le flacon qui en contient quelques gouttes et que j'ai gardé précieusement...



Eparpillé, l'énorme courrier est là, sur la table, la bariolant comme d'un château de cartes renversé.



Rostand me dit tout à coup :


— Cette question des lettres d'inconnus n'a l'air de rien. Moi, je la trouve sérieuse. Y répondre, c'est perdre énormément de temps et c'est autoriser à continuer de vous écrire... N'y pas répondre ? Mais comment se montrer indifférent quand la pensée est délicate ou affectueuse ? Et les faibles, les hésitants, les découragés, tous ceux qui demandent un conseil, a-t-on le droit de le leur refuser ?



Et voilà que Rostand se monte, comme chaque fois que se pose devant sa conscience scrupuleuse le problème de l'inégalité des êtres.


— Pensez, avec cela, aux demandes d'autographes que je reçois chaque jour... Ah ! si on me laissait tranquille avec ces autographes ! Cela, rien que cela, quel plaisir ça me ferait !



Il prend son chapeau.


— Tenez, me dit-il, sortons."



A suivre...





  


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