IBAGNETA-RONCEVAUX EN 1931.
Depuis des siècles, Roncevaux est un lieu de passage entre la Navarre et la Basse-Navarre.
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal L'Echo de Paris, le 17 octobre 1931, sous la plume de
François Duhourcau :
"Roncevaux.
Il est des lieux prédestinés à la grandeur par décret de la nature. Le port d'Ibagneta-Roncevaux en est un qui, dans les Pyrénées occidentales, favorise le passage de la péninsule ibérique à l'isthme gaulois. Les Romains, qui avaient le sens des sillons de la terre, comme les oiseaux migrateurs des sillons mystérieux du ciel, y tracèrent une route, sur les hauteurs, à leur habitude, pour éviter les gorges boisées, propices à l'embuscade. Elle devait devenir la route des grandes invasions du Sud, en même temps que celle des pèlerins de Compostelle et des seigneurs de France qui participèrent à la croisade d'Espagne. "L'itinéraire d'Antonin jalonne cette route venant de Pampelune à ses deux points capitaux dans la montagne : le port de Roncevaux qu'il appelle Summus Pyrenœus et Saint-Jean-le-Vieux (supplantée, au cours des âges, par Saint-Jean-Pied-de-Port, sa voisine) qu'il appelle Imus Pyrenœus. D'un point à l'autre, les Pyrénées sont traversées. On est passé du versant ibérique au versant gaulois.
PELERIN DE ST JACQUES DE COMPOSTELLE |
L'histoire et la légende ont suivi le sillon de Rome. Elles ont œuvré suivant la route romaine pour y laisser, dans la toponymie, les chroniques et les romans de chevalerie, la trace humaine, les dépôts successifs de "la sainte geste", guerrière ou religieuse, des hommes d'armes, des pèlerins et des moines. Il n'est pas de site dans le sud français, ni peut-être dans la France entière, plus chargé d'inoubliables histoires, mieux baigné d'une atmosphère de mâles souvenirs épiques, devenus légendaires.
Ce port de Roncevaux, les autochtones l'avaient nommé le port de Cize, et c'est le vocable gardé par la Chanson de Roland. On y est, en effet, au point extrême du pays de Cize, dont Saint-Jean-Pied-de-Port est la capitale. C'est le port de César. La haute vallée, aujourd'hui espagnole par une étourderie coutumière aux diplomates, s'en nomme Val Carlos, c'est-à-dire le val de Charlemagne. Sa crête orientale, un sentier muletier la longe, vestige de l'antique voie romaine qui vit tour à tour Romains, Visigoths et Sarrasins, Francs et Français, Normands, Espagnols, Anglais. Il se nomme aujourd'hui "chemin de Napoléon", parce que l'artillerie impériale y retraita, avec Soult, en 1813, suivie bientôt des soldats de Wellington. Des redoutes de terre ou des murs écroulés de bastions boursouflant encore, aux points culminants, quelques lignes de crête.
César, Charlemagne, Napoléon ! La route qui, au sud, passe par Pampelune, la ville de Pompée, et bifurque vers Saragosse, la ville de César-Auguste, ces deux cités ibériques que Charlemagne assiégea avant les soldats de Napoléon, la grande porte des invasions où guerriers de toutes races et de toutes religions se battirent, au cours des siècles, en un flux et reflux continuels, le long cordon ombilical qui se dirige au nord, vers les champs de Poitiers (et mieux de Tours), où Charles Martel, l'aïeul de Charlemagne, écrasa les Sarrasins, la voie qui, loin vers le sud, traverse les champs de las Navas de Tolosa, où s'écroula la domination arabe en Espagne et d'où la Navarre sortit ennoblie et blasonnée à jamais, peut-on rêver un site contenant plus de magnanimité et suscitant mieux l'épopée ? C'est des souvenirs du port de Cize, entraînés au loin, telle une poignée de graines, par le courant de la croisade et du pèlerinage espagnols, puis déformés et rectifiés selon les vérités de la France éternelle, que naquit la Chanson de Roland, la chanson de la Geste de Dieu par les Francs, la chanson de la Croisade et, pour tout dire, la chanson "de France et de Navarre", celle qui justifie ces deux noms d'être inséparables, comme un vaisseau de ligne et sa flamme.
LA CHANSON DE ROLAND |
Pour connaître ce site épique et légendaire dans toute sa gloire naturelle, accordée à sa gloire historique, il le faut visiter aux beaux jours de l'automne. Lorsque, montant de Saint-Jean-Pied-de-Port par l'âpre gorge du Val Carlos, vous en avez fini avec les lacets de la route moderne, vous atteignez l'ensellure du col et réapercevez soudain, presque à le toucher, le ciel, que le cheminement en forêt, contre la paroi de la montagne vous avait jusque-là caché. Un troupeau de nuages laiteux, frôlant la crête, s'accrochant aux buissons de la lande et courant dans le vent, paraît s'enfuir à votre approche, ainsi que de blanches cavales sauvages se refusant à la domestication par l'homme, jalouses de garder leur inviolabilité d'êtres vagabonds et primitifs.
VALCARLOS NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
Au col même, sur la droite, bordant la route, quelques pans de muraille éboulées : ce sont les vestiges de la chapelle de Charlemagne. Le calvaire de granit qui la précéda a disparu. De l'hospice de Roland qui l'avoisinait, pas une pierre ne demeure. C'est une solitude que font frissonner, évaluant son ampleur, des bruits d'eaux courantes qui glissent, les unes vers l'Espagne, les autres vers la France. Quelques cloches et clochettes dans le vent s'y ajoutent, claires clarines ou graves sonnailles de brebis et de génisses paissant le frais gazon de la clairière. Car c'en est une : une clairière d'herbages, d'ajoncs nains, de bruyères et de fougères, serrée de près tout à l'entour de l'incommensurable forêt de hêtres qui revêt les deux versants de la montagne. Si c'est octobre aux couleurs et au parfum d'ambre, les hêtres attachent aux mille lances argentées de leurs fûts une somptueuse draperie de pourpre qui s'harmonise à la mordorure violâtre des fougères décomposées. Ces landes et prairies solitaires, le ciel et ses nuages, et surtout l'immense pourpre chaude emmantelant cette ruine carolingienne et étouffant, jusqu'à en effacer presque la trace, l'antique voie, devenue le sentier de Napoléon, qui escalade, à gauche, la crête de l'Altabiscar, d'où Roland fut assailli, on ne peut imaginer nature drapant avec plus de tact de glorieux vestiges. C'est une leçon donnée à l'homme. Ici, Charlemagne et Roland, César et Napoléon sont vraiment roulés, comme dit le poète celtique, Dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts.
CHAPELLE DE CHARLEMAGNE RONCEVAUX NAVARRE D'ANTAN |
Après avoir tiré sans doute votre béret aux antiques pierres et à la Vierge de Roncevaux, qu'une pâle stèle moderne, vis-à-vis des reliques de la chapelle, vous invite à saluer d'un Salve, regina, vous poursuivez votre route et tout de suite la prodigieuses hêtraie, avec sa forêt de lances d'argent et sa draperie purpurine, vous reprend. Soudain, elle s'ouvre à nouveau. A vos pieds, se dresse et vous barre la route, sévère dans sa robe de granit sombre et sous le capuchon gris de ses hautes toitures de zinc, propices au glissement de la neige, le couvent fortifié de Roncevaux, "royale et insigne collégiale", aux temps jadis... C'est une seconde clairière, à la fois sinistre et allègre, à cause de son monastère morose dont les bois qui le cernent accusent l'isolement et l'abandon, à cause de son étendue de prairies, de ses murmures d'eaux vives et de clarines. Continuez votre route. La hêtraie et ses houx se referme sur vous pour une lieue encore. Vous découvrez alors la vastitude d'un ciel désencombré, nimbant le haut plateau de la coquette Burguete, épanoui avec une ampleur étonnante, vraie rose de prés, coupe de verdure, cerclée au loin de monts et de forêts bleuis.
MONASTERE DE RONCEVAUX NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
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