VINGT ANS D'INTIMITÉ AVEC ROSTAND.
Paul Faure a été l'ami et le confident d'Edmond Rostand pendant des décennies.
LE PEINTRE PASCAU, FAURE ET ROSTAND ET MADAME ROSTAND EN 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN COLLECTION MUSEE BASQUE BAYONNE |
Voici ce que rapporta à ce sujet le journal Les Annales Politiques et Littéraires, le 1er août 1927,
sous la plume de Paul Faure :
"Vingt ans d'intimité avec Edmond Rostand.
L'Arrivée à Cambo. — Les soirées du Dr Grancher. — La gloire à vingt-neuf ans. — Edmond Rostand et Louis De Robert. — Etchegorria. — Sarah Bernhardt à Wagram.
VI
Je m'étais si bien fait à ces journées avec Rostand que je ne pouvais concevoir que le cours en fût interrompu. Je les voyais se continuant pendant des années. Mais je suis allé passer huit jours à Saint-Jean-de-Luz ; à mon retour, Cambo, que j'avais quitté dans du soleil, est sous la pluie, une de ces pluies comme il n'y en a qu'ici, un de ces mauvais temps basques qui assombrissent tout. Le paysage n'existe plus, écrasé sous le couvercle que lui font les nuages bas. La pluie tombe en paquets qui semblent lancés par des seaux. On dirait que les arbres sont secoués par des mains affolées. La belle allée de nos promenades n'est que boue, que débâcle de feuilles mortes. Le vent est tel que c'est à peine si l'horloge du clocher arrive à le percer de sa voix furieuse. Les gens restent blottis dans leurs maisons. Le pays est désert, méconnaissable.
J'ai trouvé Rostand dans sa salle à manger, en train de regarder à travers la vitre, sur laquelle il pianote.
Tout en parlant, il ne cesse de tourmenter sa moustache, il a un drôle d'air. Au bout d'un moment, s'évadant soudain de la conversation, il me dit :
— A propos, vous ai-je annoncé que nous quittons Cambo dans quinze jours ?
Le drôle d'air, c'était l'ennui d'avoir à m'annoncer la mauvaise nouvelle. J'ai remarqué que lorsque Rostand est obligé de dire une chose désagréable, il est agacé, il regarde de côté. On dirait qu'il prend son élan pour parler.
— Eh oui ! me dit-il, nous partons. J'ai pris cette décision, non pas, comme vous pourriez le croire, à la légère, mais, au contraire, après y avoir réfléchi. Rester à Cambo quand tout me rappelle à Paris, ce ne serait pas raisonnable. Et puis, ici, il pleut trop. Je viens de louer une propriété dans les environs de Paris.
Accablé, je ne trouve rien à dire. Fini l'agréable rêve que j'avais fait de Rostand prenant goût au pays basque !
— Rassurez-vous, dit-il, me voyant désolé, je reviendrai. Pourquoi voulez-vous que je ne revienne pas ?
Pourquoi ? Exactement je n'en sais rien, mais je crois que Rostand ne reviendra pas. Tout doit le retenir à Paris. Et puis, comme tous les nerveux, il est à la merci d'une impression ; quelques jours de ce temps sinistre auront suffi pour lui faire prendre à tout jamais Cambo en grippe. Etchegorria sent déjà le départ. Dans le vestibule s'entassent des malles. Tous les objets ont été emballés. Sans les fleurs, dont il y a toujours une profusion, Etchegorria aurait repris son caractère impersonnel.
ETCHEGORRIA CAMBO 1902 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Etchegorria, si calme d'habitude, est, aujourd'hui, vacarme de bas en haut. On cloue les caisses, la sonnerie du téléphone n'arrête pas. Maurice et Jean, excités à la pensée d'aller à Paris, font un tapage infernal ; ils crient, sautent, courent, bondissent. Rostand, lui, rôde, les mains au dos, dans ce remue-ménage qu'il ne paraît même pas remarquer. Il va et vient tranquillement, le regard en dedans. Très souvent, plus tard, je lui verrai, dans le monde, en pleine foule, cet air isolé qui, chez lui, est l'indice d'une plongée dans le travail.
— Je souhaite, me dit Mme Rostand, que, pendant nos dernières journées de Cambo, vous entraîniez mon mari, le plus possible, hors de la maison.
— Il est vrai, dit-il, que j'ai en horreur les préparatifs de voyage.
Tout contribuait à rendre désagréables à Rostand ses derniers jours de Cambo : la pluie qui tombait sans répit, et le supplice de l'insomnie, que lui infligeait un chien aboyeur.
L'histoire de ce chien est, d'ailleurs comique.
Rostand — qui, depuis son arrivée à Cambo, se félicitait de ce silence à la campagne grâce auquel il avait pu retrouver le sommeil — fut tenu éveillé toute une nuit par l'aboiement d'un chien. Le lendemain, la fatigue, cette fatigue de l'insomnie qui est la pire de toutes, l'avait brisé ; il parla d'aller coucher à l'hôtel. On l'en dissuada. Le chien n'était sans doute qu'un chien de passage.
La nuit suivante, de nouveau, l'aboiement reprit et se continua sans arrêt jusqu'à l'aube. Rostand était exaspéré. Le bruit d'une grande ville, si violent qu'il soit, est égal, il enveloppe, il finit par bercer. Mais un bruit isolé dans la nuit, aboiement de chien, grignotement de souris, eau s'égouttant d'un toit, mais ce bruit-là qui tranche sur le silence est intolérable. On fit une enquête pour savoir à qui pouvait bien appartenir le chien. On interrogea sans succès les voisins. Les nuits d'après, l'aboiement continuait de plus belle. C'est alors que quelqu'un donna l'idée à Rostand de recourir à un homme très malin, connu dans le pays sous le sobriquet de Faïtou. C'était un de ces types comme il n'y en a plus guère que dans les villages. Marchand de confetti pendant les fêtes locales, joueur d'accordéon, fabricant de cercueils "système américain" (c'est ce qu'il mettait sur l'enseigne de sa boutique, près de la gare), agent électoral, ébéniste, diseur de bonne aventure, il était tout cela à la fois.
Ce Faïtou vint. On lui promit vingt francs par nuit pour découvrir le chien et le faire taire. Il accepta d'enthousiasme. La première nuit, aucun résultat. La deuxième, pas davantage. La troisième, il sembla que le chien aboyait un peu moins. La quatrième, plus de doute, presque plus d'aboiements. Enfin, la cinquième nuit et les nuits suivantes, silence complet.
Rostand remercia l'homme à qui, désormais, il devait de pouvoir dormir, et tout retomba dans le calme.
Mais, peu après, voilà qu'une fois de plus, dans la nuit, l'aboiement éclate. Il continue la nuit d'après. C'est bien le même aboiement, mais peut-être sur une note plus haute, et avec quelque chose d'enroué, comme si le chien, à force de hurler, commençait à devenir aphone. Alors, le valet de chambre se décide à aller voir. Il sort. Pas de lune. L'aboiement vient de l'allée de tilleuls qui sépare Etchegorria de la petite route d'Espelette. L'homme se couche à plat ventre et rampe. L'aboiement se rapproche. Et pas de bruit de chaîne, le chien n'est donc pas à l'attache. L'homme rampe, rampe, puis, brusquement, s'arrête, figé par l'épouvante. Le chien qu'il a devant lui, qu'il distingue nettement, a plus d'un mètre de haut : il est plus grand qu'un ours, et, par un miracle d'équilibre, il tient sur deux pattes. L'homme ramasse son courage, se dresse, et saute sur l'animal, qui s'empresse de se nommer : Faïtou.
Rostand, que cette histoire amusa énormément, fit venir le bonhomme. Confus et tortillant son béret, Faïtou s'expliqua. Les deux premières nuits, il s'était bien gardé de faire taire le chien pour ne pas couper court sitôt à sa fructueuse faction. Mais comme il était forcé d'obtenir un résultat, il procéda graduellement, il amadoua l'animal en le caressant de temps à autre et, la cinquième nuit, il lui administra une boulette de strychnine. Mais le Faïtou, qui trouvait que les vingt francs par nuit étaient aisément gagnés, se prit à regretter le profitable aboiement. Le chien était mort ; lui, Faïtou, aboierait à sa place.
En recommandant Faïtou à Rostand, on avait oublié de le prévenir qu'il était aussi célèbre dans le pays par son art d'imiter le chant des oiseaux et les cris d'animaux de toutes sortes que par ses confetti, son accordéon et ses cercueils américains.
J'avais craint que l'affreux temps ne gâtât pour jamais à Rostand le souvenir de Cambo : par bonheur, les deux ou trois derniers jours qu'il passa à Etchegorria furent admirables.
Brusquement, temps délicieux. Ici, d'ailleurs, on a souvent la surprise, s'étant couché en hiver, de se réveiller au printemps. Hier soir, pluie torrentielle, vent sinistre. Ce matin, on pousse ses volets : et ce qu'on voit est tellement radieux qu'on ne peut s'empêcher de rester accoudé aux fenêtres. Dans Etchegorria, les cloueurs de caisses, les ficeleurs de malles ont des gestes plus mous. Ils ne se hâtent plus. On dirait qu'ils s'attendent à recevoir l'ordre de s'arrêter parce qu'il fait trop beau pour partir.
— Vous avez l'air, dis-je à Rostand, de ruminer quelque chose.
— Et vous ne vous trompez pas, me répond-il en riant. Je viens de recevoir une lettre d'un Anglais, M. Bodley, qui m'annonce sa visite pour jeudi trois heures. C'est un homme de grande valeur, mais qui m'agace un peu par ses façons cérémonieuses, par sa manie de l'étiquette. Il ne me déplairait pas de lui faire un accueil qui le surprît. N'étant jamais venu chez moi, il sera plus cérémonieux encore qu'à son habitude.
Jeudi est arrivé.
— Je devine, me dit Mme Rostand, que mon mari prépare une farce. J'ai peur qu'il n'aille trop loin.
Nous nous installons dans le jardin, Mme Rostand, ses fils et moi. On a disposé des fauteuils d'osier à quelques pas de trois grosses meules de foin : et la table à thé est prête. Mais les enfants de Rostand ont un air cachottier. Nul doute, ils sont dans la confidence. A mesure qu'approche l'heure, ils tiennent de moins en moins en place. Jean, surtout, n'en peut plus ; le voilà qui se roule à terre, se détend, fait des cabrioles. Mais des grelots tintent, un équipage avance, décrit une courbe parfaite, s'arrête. Un personnage solennel en descend. Cinquante ans, grand, mince, rasé, chauve, vêtu correctement mais sans recherche ; il s'approche de Mme Rostand, s'incline, lui baise la main, puis s'incline devant moi. A Maurice et à son frère, pas de ces petites tapes sur les joues par lesquelles on fait bonjour aux enfants, mais un mouvement de tête. A peine assis, il parle, il s'exprime avec une aisance, une perfection telles qu'on se dit qu'il a dû apprendre par coeur ce qu'il débite. Il nous raconte qu'il est venu tout exprès de Bordeaux, où il séjourne en ce moment, pour saluer le maître. Il ajoute un hommage à Mme Rostand, un éloge du pays basque, de son climat et de ses paysages. Le tout, sans une hésitation, sans une rature, sans un effort. Paroles, voix, gestes, regard, façon de se tenir sur le bord du fauteuil, c'est, en politesse, en correction, en bon ton, ce qui se fait de mieux : cela glace. M. Bodley est, paraît-il, lié avec presque tous les souverains, particulièrement avec le roi Edouard VII. Je le crois sans peine. Il doit être suprêmement mal à l'aise dans la familiarité et le débraillé. Mais chez les rois il doit se sentir chez lui. On se le représente glissant sur les parquets de Buckingham-Palace et faisant le triple plongeon du salut de cour.
Mme Rostand, qui possède comme personne l'art de s'adapter à son interlocuteur, quel qu'il soit, semble, cette fois, assez désemparée. Evidemment, l'idée de la mystification que prépare son mari l'inquiète un peu. Avec cet Anglais solennel, empesé, formaliste, l'effet pourrait être désastreux.
Je me dispose à me lever pour aller à la recherche de Rostand et lui expliquer qu'il va se trouver devant un personnage échappé de la cour de Charles-Quint, lorsque le jeune Jean se met à pousser de tels éclats de rire, que sa mère est obligée de l'excuser.
0 stupeur ! Une des trois meules s'ébranle, puis avance en se dandinant lourdement. Hérisson colossal, elle vient droit à nous, puis, arrivée à deux pas de nos fauteuils, se rabat en arrière, et Rostand apparaît, ruisselant de foin. Le curieux de l'histoire est que l'Anglais n'eut pas l'air plus étonné de voir Rostand éclore de cette meule que s'il l'avait vu sortir de son salon. Pas un tressaillement sur sa figure, rien qui décelât sa surprise, le souci des convenances veillait en lui. Le reste de la visite nous fut un supplice, nous étouffions d'une envie de rire, que rendait plus intolérable encore la correction de l'Anglais.
La veille du départ de Rostand, comme j'étais allé le voir vers midi, Mme Rostand me dit qu'il venait de sortir, et que je le retrouverais dans l'allée.
Je le rencontre devant Assantza. C'est une maison qu'il admire beaucoup, la plus jolie du pays : une grande maison carrée, toute simple, mais qu'on ne se lasse pas de regarder, tant elle a de poésie avec sa façade pâle, avec ses volets dont la teinte vague est due à l'effacement de couleurs qui furent, sans doute, du vert et du blanc, avec son allée qui la fait lointaine et mystérieuse.
HÔTEL ASSANTZA CAMBO PAYS BASQUE D'ANTAN |
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