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vendredi 23 décembre 2022

UNE ENQUÊTE DANS LES PROVINCES BASQUES EN 1931 (deuxième partie)

ENQUÊTE DANS LES PROVINCES BASQUES EN 1931.


Le 14 avril 1931 est proclamée la Deuxième République espagnole, à la suite des élections municipales et le roi Alphonse XIII part en exil sans avoir abdiqué.


pais vasco antes guipuzcoa eibar
ELGETA CALLE EIBAR GUIPUSCOA
PAYS BASQUE D'ANTAN



Voici ce que rapporta à ce sujet le quotidien Le Journal, le 15 novembre 1931, sous la plume de 

Edouard Hesley :


"Le "Journal" en Espagne.

Ceux qui veulent aller de l'avant.

(De notre envoyé spécial).

Eibar, octobre,



Bilbao est une grande ville très moderne, bruyante, active. Et, pourtant, c'est une ville triste.



On ne peut s'y promener un après-midi sans comprendre, au visage tendu des passants, à leur allure lasse et comme mécanique, en dépit d'une exubérance native, que le travail y est rude et l'effort ingrat. Visiblement cette population ouvrière n'a pas toujours son content de riz et de morue à l'huile. On peine beaucoup à Bilbao, centre manufacturier. On y trime dur pour un maigre profit.



Cette impression est encore plus sensible quand on pénètre dans la petite cité d'Eibar. Bilbao, c'est une vaste agglomération de casernes ouvrières. On n'y est pas trop étonné de se croire subitement transporté dans notre sombre Nord métallurgique. Le cadre y est. On oublie tout de suite les mirages romantiques de l'Espagne et de son beau soleil. Ces grandes rues sévères, hantées par des passants moroses, ce serait aussi bien un faubourg de Lille ou de Roubaix. Mais comment ne pas être surpris par l'aspect d'Eibar ?



On vient de traverser un pays délicieux, agreste, une suite de vallons riants où coule une eau claire. On a passé par des villages simples et coquets dont le pimpant vernis rural évoque une vie non pas facile peut-être, mais aimable, simple et drue. Toute la grâce du pays basque, toute la douceur d'une lumière limpide, tout le calme pastoral d'un paysage fertile ont éveillé des idées de tranquille aisance et de paix familiale. Et voilà que toutes ces jolies images font place d'un coup, sans transition, à un âpre tableau de labeur usinier.



Je m'engage dans la rue principale. Dès mes premiers pas une acre et lourde fumée grasse me saisit a la gorge. Dans cette nuée d'asphyxie, j'aperçois des tuyaux de tôle. Des hommes demi-nus brassent de l'asphalte en fusion au fond des fourneaux roulants qui encombrent le plus beau carrefour.



pais vasco antes plaza guipuzcoa
PLACE NEUVE EIBAR GUIPUSCOA
PAYS BASQUE D'ANTAN



Partout des sirènes mugissent, des bruits de marteau frappent l'air, des jets de vapeur stridents s'échappent de tous les toits. Et le cicerone qui me racole sans retard me propose comme divertissement d'aller visiter des fabriques.



On fait un peu de tout à Eibar, des armes, des outils, des pièces détachées pour toutes sortes d'engins, tout ce que peut donner le mariage utilitaire du fer et du feu. Je crains seulement — est-ce une illusion ? — qu'on n'y produise pas beaucoup de bonheur. 



Le coin a dû être charmant jadis. On y trouve encore de vieilles rues montueuses où un attelage de bœufs tirant un char plein de branches mortes rappelle une tranquillité maintenant bien anachronique. Le torrent qui dévalait gaiement le long d'un lit rocheux sert maintenant d'égout aux usines qui le bordent. La civilisation mécanique s'est installée là. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle n'a guère agrémenté le paysage.



A-t-elle au moins rendu l'existence meilleure ? Franchement, il n'y paraît pas.



Sans doute les habitants d'Eibar s'enorgueillissent-ils de posséder eux aussi, désormais, les innovations du confort. Des marchands d'appareils de T. S. F. y tiennent boutique à chaque coin de rue. Eibar ne manque pas de cinémas. De nombreux coiffeurs pour dames vantent dans des panneaux éloquents les bienfaits de la "permanente". Et nulle part aux alentours on ne verrait certes aux chevilles des filles autant de bas de soie — ou du moins vendus pour tels. Mais les joies ainsi acquises n'ont-elles pas été payées bien cher ? Valent-elles ce qu'on a perdu ?



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AFFICHE EIBAR 1929
PAYS BASQUE D'ANTAN



Voyez ces hommes affairés. Ils ont conservé le plus souvent la blouse de toile bleue et le béret traditionnel de leurs voisins des villages basques. Extérieurement, ils ont gardé les caractères de la race. Ce sont toujours les mêmes traits. Mars ce ne sont plus les mêmes visages. L'expression du regard a changé. On y lit maintenant de la dureté, je ne sais quoi de systématique et d'amer, où il serait peut-être permis de reconnaître un obscur regret.



Quoi qu'il en soit, Eibar s'est ardemment donnée aux idées nouvelles. Elle a été, de toute l'Espagne, la première ville à proclamer la déchéance de la monarchie. La belle plaque bleue, pareille aux azulejos de Séville, qui dédie à la République la place principale, frappe comme une proclamation. Et quand on dit république, à Eibar, il est clair qu'il ne s'agit pas d'une république de tout repos, d'un bon petit régime bien sage, prudemment démocratique. Ici, l'on veut aller de l'avant.



Il y a bien, dans un vieil immeuble, un "cercle traditionaliste", avec de larges fenêtres ornées de beaux balcons de fer forgé. Mais ce cercle traditionaliste ne paraît pas attirer grand monde et ses carreaux ternis lui donnent assez l'air d'un local désaffecté. On tourne le dos aux traditions. On ne songe plus qu'au progrès.



La municipalité, qui se flatte d'être tout à fait de gauche, a refusé de participer aux réunions de juin et de juillet à Azpeitia ou Estella, réunions au cours desquelles furent jetées les bases de l'action autonomiste navarro-basque. Eibar ne se soucie pas des Fueros. Eibar aspire à une législation centralisatrice d'avant-garde. Si elle faisait un reproche à Madrid, ce ne serait pas d'opprimer les provinces par un unitarisme excessif ou prématuré, mais plutôt de manquer d'audace et de ne pas avancer assez vite dans les voies du nivellement.


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CASA CONSISTORIAL EIBAR GUIPUSCOA
PAYS BASQUE D'ANTAN


Je suis entré tout à l'heure chez un barbier. Je n'ai pas eu de mal à l'amener sur le terrain de la politique. Mais à peine avais-je parlé de libertés locales et de particularisme qu'il m'a répondu vivement.


— Ce sont des histoires de curés.



Et il a même ajouté en brandissant son rasoir :


— Nous ne sommes plus au Moyen âge, monsieur !



A des gens aussi convaincus, inutile de demander des nuances. Et bien plus inutile encore d'en attendre des ménagements. Les efforts de propagande faits pour ranimer chez eux les sentiments d'autrefois sont peine perdue. Une petite affiche disait : "Habitants d'Eibar, voulez-vous demeurer étrangers au milieu du vieux peuple basque, qui est celui de votre race ? Acceptez-vous que votre municipalité soit une exception unique et refuse de travailler avec nous tous au rétablissement de notre indépendance sacrée ?" Un peu partout j'ai constaté qu'on avait lacéré cet appel. Ou bien on l'avait en partie recouvert avec l'annonce d'une grande soirée artistique dont le clou devait être : Rosas de Sangre (Les Roses de Sang), "poème de la République".



Or, notez-le, Eibar n'est pas, au pays basque, une exception tout à fait aussi unique que cette affiche déchirée le prétendait.



Sans parler de Bilbao, ville de près de 100 000 habitants, qui, tout de même, est en Viscaye, et où se développe de jour en jour une influence socialiste très active et très ardente, on trouverait sans peine dans la région d'autres centres industriels où s'affirment les mêmes sentiments, quand ce ne serait qu'Irun, à quelques pas de notre frontière.



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CARNAVAL EIBAR 1931
PAYS BASQUE D'ANTAN


Aussi n'est-il pas interdit de prévoir de graves difficultés pour le futur Etat navarro-basque, le jour où il viendrait à s'affranchir plus ou moins complètement du gouvernement de Madrid.


— Nous ne voulons revenir en arrière par aucun détour, m'a nettement déclaré un chef syndicaliste. Au contraire, nous estimons que des transformations sociales profondes sont nécessaires, urgentes, et que rien ne peut plus désormais les empêcher. Si, sous couleur d'autonomie, de fédéralisme, de libertés provinciales et de tout ce qui s'ensuit, les éléments réactionnaires arrivaient à prendre le dessus chez nous, soyez bien assurés que nous saurions nous aussi défendre notre idéal. Nous ne sommes pas désarmés, croyez-le. D'abord, nous disposons d'un instrument très efficace, la grève générale.



La situation peut donc se résumer ainsi. Dans les quatre provinces du Nord, Navarre, Alava, Viscaye et Guipuzcoa, une très forte majorité manifeste hautement la volonté formelle de résister éventuellement au mouvement de réformes très hardies dans lequel semble devoir s'engager le gouvernement de Madrid. Des populations attachées à leurs traditions familiales et chez qui la religion est demeurée très vive envisagent, au besoin, une séparation complète et, si l'on veut malgré tout les contraindre, le recours à la force.



Mais, au cœur même de ces régions, de solides îlots apparaissent où se contient avec peine une ardeur qu'il n'est sans doute pas exagéré d'appeler révolutionnaire.



SI bien qu'en cas de lutte ouverte avec Madrid, les gens de Pampelune et d'Azpeitia se trouveraient contre-attaqués sur leur propre territoire. Cela ne semble guère présager un avenir de paix.



Mais, en Espagne, il ne faut pas se hâter de conclure. Là est peut-être plus vraie qu'ailleurs la phrase de Flaubert qui dit : "La parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments." On crie longtemps avant d'agir et chacun en dit peut-être, de part et d'autre, un peu plus qu'il n'en pense vraiment. 


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VUE PARTIELLE D'EIBAR GUIPUSCOA
PAYS BASQUE D'ANTAN


La République espagnole n'a pas encore nettement tracé sa route. Tiraillés à droite et à gauche, les pilotes ont été jusqu'ici préoccupés surtout des écueils immédiats, lesquels d'ailleurs ne manquaient pas. Face à de pressantes difficultés, le nouveau régime ne pouvait trouver tout de suite un équilibre définitif. Il y a eu au début un peu de griserie. Tandis que les intellectuels et les professeurs, qui ont été jusqu'ici presque exclusivement les maîtres de la République, se montraient enclins à vouloir réaliser tout d'un coup des conceptions théoriques, des doctrines de cabinet, les masses populaires, par un mouvement naturel, ont cru qu'une ère nouvelle devait se traduire aussitôt par des miracles. La vie, la quotidienne vie, ne peut manquer de calmer rapidement les uns et les autres. 



Déjà, même parmi les précurseurs qui furent jadis les plus impatients, commencent à naître des idées de prudence et cette notion salutaire qu'on ne peut changer du jour au lendemain les conditions d'existence d'un peuple. A Madrid d'abord, à Pampelune ensuite, j'ai recueilli cette impression qu'à droite comme à gauche, on regarde un peu comme provisoire tout ce qui s'est fait, depuis six mois.



Avant de quitter le pays basque, nous pourrons constater sans peine qu'avant de prendre les choses au tragique, les plus résolus, de part et d'autre, considèrent qu'ils ont bien le temps."



A suivre...



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