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jeudi 1 décembre 2022

LES ADIEUX DE PIERRE LOTI AU PAYS BASQUE EN FÉVRIER 1898

LES ADIEUX DE PIERRE LOTI EN 1898.


C'est en 1891 que Julien Viaud, plus connu sous le nom de Pierre Loti, découvrit le Pays Basque, lorsqu'il fut nommé pour commander le Javelot, canonnière stationnée à Hendaye.




hendaye autrefois écrivain pays basque
PIERRE LOTI
PAYS BASQUE D'ANTAN


Voici ce que rapporta à ce sujet le quotidien Le Figaro, le 18 février 1898 :



"Les adieux de Loti au Pays Basque.

Novembre 1897. 



Adio Euskualleria ! (Adieu, Pays basque !) C'est un chant du barde Yparraguire qui commence et s'appelle ainsi... Et ces deux mots constamment me reviennent en refrain mélancolique, à l'heure où, comme jadis le barde, je vais quitter ce pays. 



Adio Euskualleria ! Ils sont aussi une sorte de refrain d'automne, ces deux mots d'Yparraguire, devenus inséparables pour moi des novembres d'ici,— des novembres tristement lumineux, avec de chauds soleils encore sur les campagnes, tandis que tombent les feuilles en jonchée le long des chemins, tandis que les grandes feuilles rousses des platanes s'entassent au seuil des maisons et dans les allées de mon jardin demi-abandonné. C'est en automne que j'avais pour la première fois visité le village du barde, au fond de la province de Guipuscoa, et appris ce chant d'adieu composé par lui dans le vieux rythme euskarrien à cinq temps. C'est en automne aussi que je quitterai la patrie basque ; alors l'Adio Euskualleria ! éveille dans mon esprit quelque chose comme une, confuse association de feuilles mortes et de départ. 



Partir !... Dans quelques jours, dans très peu de jours, je serai loin d'ici. Et il y a, pour toute âme humaine, une intime tristesse à s'en aller de tel ou tel coin de la terre où l'on avait fait longue étape dans la vie. 



Elle avait duré plus de six ans, mon étape imprévue au pays basque ; — il est vrai, avec des intermèdes de voyages en Arabie ou ailleurs, mais toujours avec des certitudes de revenir. Et je gardais ici une maisonnette isolée qui, pendant mes absences, restait les volets clos, où je retrouvais à mes retours les mêmes petites choses aux mêmes places ; dans des tiroirs, certaines fleurs fanées des précédents étés... Lentement je m'étais attaché au sol et aux montagnes de ce pays, —aux cimes brunes du Jaizquibel, perpétuellement dressées là devant mes yeux, en face de mes terrasses et de mes fenêtres. Quand on devient trop las et trop meurtri pour s'attacher aux gens comme autrefois, c'est cet amour du terroir et des choses qui seul demeure, pour encore faire souffrir... 



Et j'ai eu un délicieux automne, cette année, pour le dernier. Les chemins qui, de ma maison, mènent vers le mouillage de mon navire sont refleuris comme en juin.— C'est là-bas, ce mouillage, au tournant de la Bidassoa, contre le pont de pierres rousses, décoré des écussons de France et d'Espagne, qui réunit, par-dessus la rivière, les deux pays amis et sans cesse voisinants. — Très refleuris au soleil de novembre, ces chemins qui, presque chaque jour, aux mêmes heures, me voient passer : çà et là, des brins de chèvrefeuille, de troène, ou bien des églantines émergeant toutes fraîches d'entre les feuillages rougis. Et les grands lointains d'Océan ou de Pyrénées qui, par-dessus les haies, apparaissent en un déploiement magnifique sont, immobiles et bleus...  



pays basque autrefois frontière armée navire
PONT INTERNATIONAL ET JAVELOT HENDAYE
PAYS BASQUE D'ANTAN



Adio Euskualleria !... Reviendrai-je jamais ? Qui sait ?... Et déjà, dans les environs, j'ai commencé de faire, à des amis basques de l'intérieur, les visites de grand adieu.  



Aujourd'hui, c'est au village d'Ascain, chez mon camarade Otharré, grand joueur de pelote et l'un des premiers de France. 



pays basque autrefois ascain pelotari
JEAN-PIERRE BORDA DIT OTHARRE


J'y arrive à l'heure du soleil déclinant, et, comme d'habitude, je les trouve, Otharré et sa gentille femme, sous leurs platanes taillés en voûte, dans cette salle de verdure qu'ils se sont arrangée à la mode basque, entre leur vieille maison et la très antique église entourée de tombes, avec un côté gaiement ouvert sur la place du village et sur le jeu de paume. Maintes fois depuis six ans, je suis venu m'asseoir là, dans ce lieu de paix charmant, où rien de banal ni de moderne n'est pour offenser les yeux, et j'y ai même longuement travaillé à l'ombre, entendant résonner dans l'église voisine des bruits sacrés de chants et de prières ; mais j'ai le sentiment aujourd'hui que, de bien longtemps, je n'y reviendrai plus. Et je demande à voir les petits, qui se présentent, toujours effarouchés et, bien entendu, ne parlant encore que la vénérable langue euskarienne. Puis, comme je dis mon regret de partir sans avoir revu le village de Sare : 


— Nous avons le temps si vous voulez, répond Otharré. J'attelle de suite ; nous y dînerons et je pourrai vous ramener à Saint-Jean-de-Luz pour le passage du dernier train ; à onze heures du soir, vous serez de retour chez vous, à la Bidassoa. 



Donc, en route, et vite, pour une course d'adieu à ce village de montagne, qui jadis m'avait charmé très particulièrement. Et nous voilà roulant au grand trot, entre des tapis de fougères que l'on dirait teintes de sanguine, par des chemins jonchés de feuilles mortes et déjà envahis d'ombre, tandis qu'autour de nous les grandes cimes s'éclairent encore de rayons couleur de cuivre rouge. Cela rappelle le temps, déjà bien enfui, où j'écrivais Ramuntcho et où, guidé par Otharré, je courais les villages de contrebandiers, les auberges de frontière. 



Aux approches du crépuscule, nous arrivons à Sare, où, toujours comme du temps de Ramuntcho, nous commandons notre souper à l'auberge de la place.



pays basque autrefois labourd place
PLACE ET ARCADES SARE
PAYS BASQUE D'ANTAN



Dans le solitaire village, la petite vie du soir est localisée sur cette place du jeu de paume, qui s'étend monumentale, avec ses antiques gradins de pierre : des enfants s'y amusent, à des jeux qui font courir ; des jeunes filles s'y promènent en groupe ; des hommes qui reviennent des champs s'y arrêtent pour causer. Et, tandis que notre souper se prépare, tandis qu'Otharré combine, avec des gens en béret qui sont là, des parties de paume prochaines, je vais seul faire à l'église et au cimetière ma visite d'adieu. 



Le jour achève de s'éteindre, quand j'arrive dans ce lieu de calme et de mort. La haute montagne surplombante n'est déjà plus qu'une masse obscure, unifiée par la nuit ; tout d'une pièce, elle encombre le ciel pâle, le ciel semblable à du vermeil d'où l'or s'en va. Et voici les bonnes Sœurs, embéguinées de noir, qui entrent à la file dans l'enclos des tombes, parmi des rosiers du Bengale refleuris en gerbes roses ; puis voici l'Angélus qui, là-haut tout près, au-dessus de ma tête, commence à sonner au milieu du tranquille crépuscule... On dirait bien toujours l'un des centres les plus intimes du vieux pays basque, cette église et ce cimetière, en ce village perdu ; quand on pénètre ici, l'on croit autour de soi sentir, moins diffuse qu'ailleurs, l'âme finissante de l'Euskualleria... Et ce soir, dans ce lieu ancien et préservé, d'où sont montées tant de prières, c'est au fond de moi-même, peu à peu l'éphémère réveil d'une résignation à la bienfaisante mort, et l'envahissement d'une paix religieuse infinie, au son de l'Angélus, parmi ces rosiers d'automne et ces tombes, dans l'obscurité douce... 



Mais là-bas, au-dessus des montagnes de l'Est, un large disque rose, d'un rose de sang, commence à surgir, et la lune, montrant sa figure d'éternelle morte, rejette mon esprit dans l'abîme des temps, dans l'insondable des origines — et tout ce leurre, de foi, qui m'avait un instant bercé dans le tranquille cimetière, s'évanouit devant l'apparition rose. 



Oh ! l'effroi et presque l'horreur que par instants me cause cette lune, quand elle apparaît ainsi, toute proche et au ras des choses terrestres, sinistre, comme pour narguer de son immuable durée nos pauvres petites âmes d'un jour, nos pauvres petites légendes d'immortalité... A des époques qui ne se peuvent concevoir, de quels lointains incommensurables est-elle venue se refroidir et se figer là, enchaînée pour une éternité, monotone à cette Terre qui l'a happée au passage?... En vérité, cela oppresse, de songer qu'elle y est et qu'elle y sera toujours, inévitable, aux mêmes heures montrant sa face lépreuse et sans vie, sorte de scorie immonde attachée à nous et dont rien, aux siècles des siècles, ne nous pourra plus débarrasser jamais... 



Il fait froid ce soir, un premier froid triste de novembre, dans cette salle d'auberge où notre table est servie et où nous arrive d'en bas le refrain d'une vieille chanson lente et quasi religieuse, indéfiniment reprise en chœur par des voix de montagnards. Mais, notre souper fini, quand nous nous retrouvons dehors, une illusion d'été nous vient de l'air attiédi, que traversent des haleines de vent du Sud. Le village est inondé d'une grande lumière blanche, et c'est la pleine lune qui se tient maintenant tout en haut, non plus lourde et rouge comme à son lever, mais légère, aérienne, rayonnante... Et comme les lointains sont devenus étranges ! Subitement d'épaisses vapeurs ont monté, avec le soir, des terres d'en bas, des marais, des rivières, et toutes les vallées au-dessous de nous sont comme submergées par des vagues, par un houleux océan de ouates blanches. Alors cette vieille place du jeu de paume, cette vieille église, ce lieu d'autrefois, semblent s'être séparés plus encore du reste du monde, à présent qu'ils sont au-dessus des nuages. 



Très vite, comme nous étions venus, il nous faut repartir, plongés bientôt dans ces brumes si blanches pour deux heures de route à travers des villages et des bois. L'air humide nous fouette le visage et nous sommes trempés de rosée. Dans le silence des campagnes, quelques sons de cloches, pour des couvre-feu ou des agonies, quelques aboiements de chiens de garde, que le feutrage épais des brumes semble assourdir. Et nous nous arrêtons çà et là devant des "cidreries" de hameau, où l'on chante des airs d'Yparraguire ; mon compagnon de route me demande le temps d'y parlementer pour ses affaires de "pelotari", et cela me donne l'occasion de dire adieu à de braves gens, connus jadis à des fêtes basques, et que je ne reverrai peut-être jamais. A l'heure de s'en aller, souvent on serre des mains quelconques comme si c'étaient des mains d'amis. D'ailleurs, j'ai ce soir le sentiment d'un grand départ, et déjà, fascinateur en avant de mon chemin, m'apparaît cet Orient lumineux et immobile où je vais m'en retourner ; déjà se dessinent et s'éclairent, dans un resplendissement morne, des villes aux noms enchantés : Bagdad, Ispahan, Caboul... Et, de ce là-bas où je serai bientôt, l'Euskualleria, que j'ai habitée six ans, m'apparaîtra, dans le recul infini, comme un tranquille pays d'ombre et de pluie tiède, de hêtres et de fougères, où sonnent encore le soir tant de vénérables cloches d'église... 



Presque en retard, nous arrivons à Saint-Jean-de-Luz ; il faut se hâter, courir, pour attraper ce train qui passe... 



Ces empressements pour ne pas manquer l'heure d'un départ, ces adieux avec des incertitudes de retour, cela fut toute ma vie en somme, et cela représente aussi la plupart des existences de ce temps, enfiévrées, trop brèves pour ce qu'elles ont voulu embrasser..."





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