"CHEZ LES BASQUES" EN 1903.
L'île des Faisans ou île de la Conférence est située sur la frontière franco-espagnole, près de l'embouchure de la Bidassoa et de la baie de Chingoudy.
ÎLE AUX FAISANS BEHOBIE 1903 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Elle est célèbre dans l'Histoire, pour avoir accueilli en 1660, les 5 et 6 juin, Louis XIV, Roi de
France et Philippe IV, le Roi d'Espagne.
Voici ce que rapporta La Petite Gironde, dans son édition du 15 septembre 1903, sous la plume
de Gaston Deschamps :
"Chez les Basques.
Béhobie, le 12 septembre.
La Bidassoa ! L’île des Faisans, appelée aussi l'île de la Conférence ! Le traité des Pyrénées !... Combien de fois, au temps où notre jeunesse pensive pâlissait sur les programmes du baccalauréat, combien de fois n'avons-nous pas été tentés d'envoyer à tous les diables ces noms illustres et ces événements importants ! On nous a un peu taquinés, en rhétorique, au printemps de notre âge, avec ce petit fleuve qui, depuis deux siècles et demi, marque, tant bien que mal, les limites politiques de deux grands Etats. Il fait de son mieux pour remplir son office, le petit fleuve, issu des hautes vallées pyrénéennes. Et cependant, une "Commission internationale des Pyrénées", composée de quelques-uns de nos diplomates les plus distingués, s’occupe encore d’interpréter les clauses du traité signé en l’an 1659 par le cardinal Mazarin, plénipotentiaire français, et par Don Luis de Haro, plénipotentiaire espagnol !
Que le lecteur sceptique ne se hâte pas trop de sourire ! On travaille, au "sein" de cette commission tout autant que dans n’importe quelle autre commission. La preuve, c’est que notre Journal officiel a publié, l’an passé, une convention relative à cette fameuse île de la Conférence, qui s'appelle aussi l'île des Faisans.
ÎLE AUX FAISANS BEHOBIE 1912 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Un de mes compagnons de voyage, un garçon très fort en histoire et très respectueux des protocoles, m’a révélé ce fait, et a bien voulu m'en expliquer les causes. Me montrant, du haut des vertes collines de Béhobie, la Bidassoa, délicieusement teintée de rose, de mauve et de lilas par les feux du soleil couchant — et, au milieu des eaux limpides, l'île historique, enfouie dans un bouquet de saules et de peupliers — mon ami me dit :
— Une question très importante s’est posée, il y a quelques années, devant la conscience de la commission internationale des Pyrénées.
— Quelle question ?
— Voici. Supposons qu’un crime ou un délit soit commis dans l'île des Faisans. A quelle juridiction sera déféré ce méfait ? Aux tribunaux français ou aux tribunaux espagnols ? Est-ce le parquet de Bayonne qui intentera la poursuite ? Est-ce l’autorité judiciaire du Guipuzcoa ?
ÎLE AUX FAISANS BEHOBIE 1905 PAYS BASQUE D'ANTAN |
— Ma foi, je n'en sais rien.
— C’est une grave question, très grave. Il peut en résulter de funestes litiges, une contestation incessante, un casus belli, peut-être... Alors on a décidé, après mûre réflexion, que le droit de juridiction sur l’île des Faisans appartiendrait alternativement à la France et à l’Espagne, de quinzaine en quinzaine si je ne me trompe.
— Mais pourquoi des négociateurs aussi prévoyants que le cardinal Mazarin et que Don Luis de Haro ont-ils négligé ce point ?
— Ah ! tu m'en diras tant ! C’est qu’apparemment ils n’y ont point pensé.
ÎLE AUX FAISANS BEHOBIE 1903 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Nous descendîmes, à marée basse, en glissant un peu sur les galets humides et sur la terre mouillée, jusqu'à l'île des Faisans. Elle est si petite, qu’on peut l’explorer tout entière en quelques pas. L’entente franco-espagnole a fait de cette île une sorte de square bien dessiné, bien ombragé. C’est un joli endroit pour déjeuner sur l’herbe. Au milieu de ce jardinet international, une pyramide de pierre blanche, élevée par les soins de Napoléon III et de la reine Isabelle, marque la place auguste où, dans la journée du 3 juin 1660, le roi de France et le roi d’Espagne, venus en personne à cette solennelle conférence, jurèrent de maintenir leurs peuples en paix et en amitié.
Mon ami l’historien n’est pas content de l’inscription qu’on a gravée sur ce monument. Il juge que cette épigraphe est banale. Il préférerait qu’on eut reproduit sur cette pyramide commémorative l’admirable morceau d’éloquence que notre Bossuet, l'"aigle de Meaux". consacra jadis à l’île des Faisans.
MONUMENT ÎLE AUX FAISANS BEHOBIE PAYS BASQUE D'ANTAN |
MONUMENT ÎLE AUX FAISANS BEHOBIE PAYS BASQUE D'ANTAN |
— Ecoute! s’écrie-t-il. Ecoute-moi ça ! C'est superbe.
Et, d'une voix capable d’être entendue à Hendaye et à Irun, voilà mon ami qui récite aux échos de la Bidassoa l'oraison funèbre de Marie-Thérèse, infante d'Espagne, reine de France :
"Ile pacifique où se doivent terminer les différends de deux grands empires à qui tu sers de limites ; île éternellement mémorable par les conférences de deux grands ministres, où l’on vit développer toutes les adresses et tous les secrets d’une politique si différente ; où l’un se donnait du poids par sa lenteur, et l’autre prenait de l’ascendant par sa pénétration ; auguste journée où deux fières nations, longtemps ennemies et alors réconciliées par Marie-Thérèse, s’avancent sur leurs confins, leurs rois à leur tête, non plus pour se combattre, mais pour s'embrasser ; où ces deux rois, avec leur cour, d'une grandeur, d'une politesse et d'une magnificence aussi bien que d'une conduite si différentes, furent l’une à l’autre et à tout l'univers un si grand spectacle ; fêtes sacrées, mariage fortuné, voile nuptial, bénédiction, sacrifice, puis-je mêler aujourd'hui vos cérémonies et vos pompes avec ces pompes funèbres et le comble des grandeurs avec leurs ruines ?"
— Hein ! reprit mon ami, enthousiasmé, transfiguré comme un poète lyrique. Est-ce beau, çà ? Ah ! Brunetière et Lanson ont bien raison. Quel homme, que ce Bossuet ! Quel génie d'orateur, expert à tous les prestiges de l’éloquence, initié à tous les secrets de ce bel art de rhétorique qu’une pédagogie morose voudrait expulser de nos lycées et sans doute extirper de nos traditions nationales. Comme si l’on pouvait défendre aux Français d'aimer ce qui est bien dit ! Comme si l’on pouvait obliger les compatriotes de Corneille, de Rousseau, de Gambetta, de Dumas fils, de Rostand à délaisser les orateurs et à suivre les bafouilleurs ! En vérité, c'est une bonne blague, et ces messieurs pédagogues — ceux qui ne veulent plus que nos jeunes rhétoriciens fassent leur rhétorique— sont tout simplement délicieux. Ohé ! les pédagogues !
ÎLE AUX FAISANS BEHOBIE 1660 PAYS BASQUE D'ANTAN |
— Ne crie pas si fort ! dis-je à mon ami.
Et puis, fais attention ! N'attaque pas la sacro-sainte pédagogie. Tu pourrais te faire une affaire avec la justice de ton pays pour crime de lèse-majesté. Les crimes et les délits doivent être rares dans cette île déserte. Pourtant, comme il ne faut pas qu'une convention internationale puisse paraître superflue et de nul effet, les policiers de chez nous et les alguazils d'Espagne doivent être aux aguets dans les roseaux de la rivière et parmi les taillis des montagnes voisines. Ne leur fournis pas l'occasion de mettre en vigueur à nos dépens le récent traité... Mais au fait, on ne pourrait même pas commettre de délit de chasse ici. As-tu vu des faisans ?
— Non.
— Pointant, nous sommes dans l’île des Faisans !
— Oui.
— Eh bien, alors?...
— Eh bien ! il n’y a pas de faisans dans l’île des Faisans. Voilà tout. Ce fait est connu, archi-connu. Victor Hugo, notamment, s'en est aperçu, lorsqu’il passa par ici, pendant les vacances de 1843, allant à Pasajes, à Saint-Sébastien et à Pampelune ; il a même enregistré dans un de ses ouvrages cette particularité vraiment curieuse.
— Voilà quelque chose d'extraordinaire !
Dans l'île des Faisans, il n’y a pas de faisan? !... Mais, puisque tu sais tout, je ne m’en irai pas sans apprendre de toi pourquoi cette île, absolument dépourvue de faisans, a eu la fantaisie de porter un nom si alléchant pour les chasseurs.
— Cette île n’a pas toujours été, comme tu sembles le croire, absolument dépourvue de faisans. Au contraire, un jour vint où ce précieux gibier surabonda étrangement sur cet espace de terre, entouré d’eau de tous côtés. C’était précisément le 7 juin 1660, jour d’inoubliable mémoire, où le roi Louis XIV, accompagné de tous ses ministres, vint chercher ici sa fiancée. On avait organisé, pour cette circonstance, une fête merveilleuse. Le peintre Velasquez, qui était quelque chose comme le chef du Protocole et l'intendant des cérémonies de la cour d’Espagne, s’occupa de cette noce avec tant de zèle qu’il mourut de fatigue, quelques jours après, à Irun. Un pavillon de bois peint, magnifiquement pavoisé de banderoles multicolores, s'ouvrant d'un côté sur la rive espagnole, de l’autre sur le rivage de France, couvrait l'île tout entière. Une brillante escorte se pressait, en riches costumes, autour de Louis XIV et de la reine-mère. C’étaient les plus beaux et les plus nobles gentilshommes de la jeune cour : M. de Guiches, M. de Vardes, M. de Lauzun, M. de Vallière, M. de Valentinois. Le roi d’Espagne avait convié ses plus fiers hidalgos, tous en pourpoints somptueux, eu collerettes empesées, en manteaux de satin et de velours, avec des feutres rehaussés d’héroïques panaches.
ÎLE AUX FAISANS BEHOBIE 1660 PAYS BASQUE D'ANTAN |
— Et les faisans ?
— Nous y arrivons.
Il n'y a pas de noce sans festin. Les cuisiniers de Leurs Majestés rivalisèrent de zèle pour que ce banquet fût sans défaut, comme un sonnet de Voiture ou de Benserade. Ils accommodèrent en salmis une quantité prodigieuse de faisans dorés et argentés. Malheureusement, ils ne surent pas éviter cet excès de zèle où tombent habituellement les fonctionnaires trop scrupuleux. La surabondance de leurs faisans découragea d'autant plus la compagnie que le menu royal comprenait, auparavant, une longue série de cailles aux choux, de poulets aux petits pois, de dindes en daube, de canards aux navets, de pigeons à la crapaudine, sans compter les matelotes d'anguilles, les purées de haricots, les culottes de bœuf et les épaules de mouton, où s’ajoutait encore une incroyable variété de ragoûts, de farcis, de gratins, de mirotons, de croustades et de barigoules. Quand vint le tour des faisans, on n'avait plus faim...
— Cela se comprend.
— Alors les seigneurs s’amusèrent à jeter tous ces faisans dans la Bidassoa. Ils faisaient des ricochets sur l’eau avec ces volatiles dédaignés. La rivière en fut couverte, depuis le pont de Béhobie jusqu'au bac d’Hendaye. Les habitante des deux rives, les gens d'Aldapa, d’Ouristy et de Fontarabie détachèrent leurs bateaux et s'armèrent de gaffes, de harpons et de filets, afin de recueillir cette pêche miraculeuse, d’un genre tout à fait nouveau. Le va-et-vient des marées ballotta jusqu’au lendemain cette invraisemblable provision de faisans. Le jusant les emporta vers la haute mer, vers le cap du Figuier et la pointe de Sainte-Anne. Le flot les rapporta jusqu’au pied du mont Saint-Martial, le long des abruptes falaises que domine l’antique église de Biriatou... Comprends-tu maintenant pour quoi cette île s’appelle l'île des Faisans ?
ÎLE AUX FAISANS BEHOBIE 1905 PAYS BASQUE D'ANTAN |
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