FRANCIS JAMMES AUX ALDUDES EN 1900.
Francis Jammes, né le 2 décembre 1868 à Tournay (Hautes-Pyrénées) et mort le 1er novembre 1938 à Hasparren (Basses-Pyrénées), est un poète, romancier, dramaturge et critique français qui a passé la majeure partie de son existence dans le Béarn et le Pays Basque, principales sources de son inspiration.
Voici ce que rapporta à ce sujet La Revue Universelle, le 1er mai 1923, sous la plume de Francis
Jammes :
"...Parmi ceux qui furent le plus dévoués à ce grand et noble artiste, qu'est Charles Lacoste, je compte un ami auquel je garde beaucoup de reconnaissance : Fontaine. Celui-ci, de plus en plus lié avec moi, ne passait jamais longtemps sans venir dans notre région pyrénéenne, et nous nous promenions ensemble.
C’est ainsi qu’en août 1900, nous allâmes aux Aldudes, ce village dont le nom chante avec tant de mollesse que j’y avais situé Almaïde. Nous partîmes de Biarritz où mes deux compagnons de route avaient loué pour la saison une villa.
Je dis à Fontaine, la veille de notre départ : "Si, des Aldudes, nous passons en Espagne, comme c’est mon projet, par les montagnes d’Elissondo et d’Arizcun, il vous faudra faire mettre des clous à vos chaussures. Je ne connais point le passage, mais il est très dangereux où que ce soit, dès que la colline s’élève, de n’avoir pas des souliers ferrés." Aussitôt mon ami de se saisir d’une paire de bottines assez élégantes, dans sa garde-robe, et nous nous rendons chez un savetier.
POETE FRANCIS JAMMES PAYS BASQUE D'ANTAN |
"Voici, lui dit Fontaine, d’un accent parisien un peu trop corsé, que nos provinces béarnaises et basques prennent pour l’intonation anglaise, des souliers. Veuillez mettre des pointes à leurs semelles."
L’humble artisan, dont la loge était en plein air et munie de roulettes, paraît étonné d’une pareille demande, sans doute parce que les bottines présentées ne semblaient pas du tout appelées à être transformées en chaussures de garde champêtre.
"Comprenez-moi, insiste Fontaine, je veux des pointes là." L’autre hoche la tête et répond : "C’est bien, monsieur. On vous les y mettra ce soir."
J’ai dit que nous devions partir le lendemain pour les Aldudes. Vers les onze heures, comme je me couchais, Fontaine entre dans ma chambre, porteur de ses souliers modifiés qu’il venait de retirer d’un journal froissé qu’il jeta à terre. Il me dit : "Je vous demande pardon, mais avant que vous ne vous endormiez, je tiens à vous faire toucher du doigt ce qu’est la réalisation de l’art pour l’art." Je pars d’un grand éclat de rire. Le gnaf n’ayant pas du tout compris dans quel but leur propriétaire voulait faire clouter des chaussures aussi mondaines, leur avait appliqué d’imperceptibles pointes, à têtes aussi plates et exiguës que possible, incapables de mordre même sur une feuille de papier de soie, et il les avait groupées au centre de la semelle. Et, de telle manière, qu'elles y représentaient un petit pavillon très Marie-Antoinette. Il était trop tard pour réagir. Le moment venu, Fontaine revêtit ses pieds de tels chefs-d’œuvre et ne s’en porta pas plus mal.
A Saint-Étienne de Baïgorry, nous prenons une voiture qui nous emmène aux Aldudes par une route très merdeuse, bordée de hauteurs, riches, dit-on, en minerais. C’était fort intéressant d’entendre mon ami causer géologie, où il est passé maître. Que ce soit Elskamp, Fontaine, Carrière, ou mon cousin l’abbé Breuil, j'ai toujours trouvé mon compte avec ceux qui me parlent de la nature. Ce n’est point que j'attache toujours une grande importance ni une grande foi à ce qu'ils racontent, car je crois que les chiens de chasse ont été fabriqués par Dieu tels qu’ils sont aujourd’hui, et qu’il ne leur manquait que le collier. Mais il m’amusait beaucoup, si je cheminais avec Fontaine, qu’il me dépeignît les océans suspendus, et prêts à fondre en pluie diluvienne, sur la lave refroidie, ou qu’Eugène Carrière m’assurât que l’univers tout entier n’est qu’une statue et une synthèse de l’homme.
Nous arrêtâmes nos chambres dans l’auberge douanière qui, aux Aldudes, est située en face de l’église, que nous allâmes visiter. Le curé se présente lui-même à nous. C’était un vénérable Basque, de ce clergé profondément simple et saint, que j’ai pu depuis apprécier. Ne sachant à qui il avait affaire, mais se sentant en confiance avec nous, il se mit à déblatérer contre le gouvernement, à exalter les contrebandiers, à déclarer que l'État est le plus grand voleur du monde. Fontaine avait l’air plutôt gêné, tellement que l’ecclésiastique ne fut pas sans le remarquer. Me prenant alors à part, il me demande : "Qui est ce monsieur ? Il me semble qu’il est décoré ?" A quoi je réponds : "C’est une espèce de ministre qui pense que la République a tous les droits sur le raisin et les allumettes, et qu’il faut pendre tous les passeurs de tabac."
LES ALDUDES SOUS LA NEIGE PAYS BASQUE D'ANTAN |
"Monsieur, dit alors à Fontaine le curé des Aldudes, je crois que j’ai trop parlé, sachant à présent qui vous êtes. La contrebande que nous faisons n’est pas sur une grande échelle. Je ne gagne que deux centimes et demi par kilo de raisin espagnol, que j’emploie à faire de la boisson. J’espère bien que vous ne me dresserez pas procès-verbal pour une aussi mince peccadille." L’autre essaya de le rassurer, non pas en répondant directement à sa question fiscale, mais en lui faisant un sermon sur plus de justice et d’humanité. Ainsi en est-il presque toujours : celui qui tient le prône parle gabelle et vice versa.
Tout de même, le pauvre prêtre demeurait dans la plus grande angoisse. Et, le lendemain, sachant que nous allions partir pour Elissondo, il nous donna son neveu comme guide jusqu'à la frontière, et deux cigares dont je ne parierais point qu’ils fussent de la régie. Nous accomplîmes gaiement notre voyage, mais la montagne assez aride que nous traversions n’avait rien de la douceur bleue des ballons que l’on voit flotter au-dessus des Aldudes. Ce paysage doit ressembler au désert de la Manche. Nous n’y rencontrâmes ni don Quichotte ni Sancho, mais des troupeaux de cochons qu’on y laisse paître en liberté, ce qui causa un incident fort drôle. Ces bêtes nous prirent pour des porchers qui venaient les prendre pour les ramener à Elissondo. Quelques-unes s’étant détachées d’un groupe pour accourir vers nous et pour nous suivre, d’autres les imitèrent comme de simples moutons de Panurge. Et il en vint de partout, des sommets et des bas-fonds, ce qui fit que nous entrâmes dans Elissondo, escortés par ces pachydermes innombrables que nous n’avions pu éconduire.
ROUTE DE FRANCE ELISSONDO NAVARRE PAYS BASQUE D'ANTAN |
L’hôtellerie de la petite ville était remarquable par cet inconfort inouï que l’on ne trouve que chez ce peuple de cigales, et qui rend tout extrêmement précieux. C’est ainsi que, mangeant d’un petit poisson vaseux, on nous dit qu’il répondait au nom de salmone et que la viande servie sous le nom de bœuf était de la vacca. Pour nous en retourner par le même chemin, nous songeâmes à nous approvisionner dans l’une de ces infimes épiceries qui arborent sur leur enseigne ce substantif pompeux : Ultra-marinos qui signifie, je suppose : produits coloniaux. Je n’y trouvai d’autre conserve qu’une boîte dont il me fut impossible de déchiffrer l’étiquette, et que j’acquis à tout hasard. Je la glissai dans ma musette avec du pain et un assez bon vin de Porto. Au cœur de la montagne, j’offre à mes amis le produit dont on cisaille le récipient plein d’une huile putride dans laquelle macéraient d’innombrables vers de la grosseur et de la couleur du vermicelle, longs de cinq à six centimètres, et munis de petits yeux noirs extrêmement vifs et méchants. Nous reculâmes instinctivement. Ni Fontaine ni moi n’osâmes y toucher, mais il paraît qu’ils étaient délicieux si j’en juge l’usage qu’en fit notre compagnon de route qui ne laissa pas un atome au fond du fer-blanc. J’ai recherché dans la suite ce que pouvaient bien être ces animalcules extravagants. Ce sont des anguilles lilliputiennes, nommées pibales, que l’on pêche surtout à Urt, près de Bayonne, et que l’on expédie par wagons en Espagne pour qu’on les y prépare.
PÊCHEURS DE SAUMONS ET D'ALOSE URT PAYS BASQUE D'ANTAN |
Ce récit de Francis Jammes fait l'effet d'un élixir précieux. Merci.
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