Transbordement imprévu. - Journalistes dépistés. - En route pour Bordeaux. - Nombreux coups de sifflet.
Hendaye, 28 décembre.
L'AFFAIRE HUMBERT
Sur ces rives enchanteresses de la Bidassoa, autour desquelles se dressent tant de souvenirs historiques et où, à différentes époques de son passé, la France accueillait avec des transports joyeux les gracieuses infantes réservées à ses rois, la république reçoit, aujourd'hui, sans enthousiasme ceux qui furent pendant longtemps ses enfants choyés, ses fils les plus prodigues. Dans leur corbeille de mariage, les petites princesses de la maison d'Autriche ne manquaient pas de porter en dot quelques provinces, qui venaient arrondir le patrimoine national. Les Humbert, eux, ne traînent à leur suite que des paquets d'un linge sale que, malgré leurs machinations, nos gouvernants n'auront pas ta satisfaction, il faut bien l'espérer, de laver en famille.
L'AFFAIRE HUMBERT
Si la reconnaissance humaine n'était pas un vain mot, ce sont les plus hautes notabilités de notre monde politique qui eussent dû attendre sous la marquise de la gare d'Hendaye la famille auguste d'un ancien premier président à la cour des comptes, un ancien garde des sceaux, d'un ancien vice-président du Sénat.
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A leur défaut, ce sont d'obscurs policiers qui, rangés en bataille le long du quai de débarquement, font aux Humbert les honneurs du sol sacré de la France, qu'ils ont si profondément exploité.
L'AFFAIRE HUMBERT
La remise de ces prisonniers de distinction eût cependant gagné à être faite avec un peu plus de cérémonial. N'aurait-on pu, par exemple, pour cette opération, choisir, avant qu'elle ne soit définitivement engloutie par la Bidassoa, l'île des Faisans, que Théophile Gautier, en 1840, disait déjà ne pas être plus grande qu'une sole frite? On eût ainsi renouvelé entre Français et Castillans les déclarations de cordiale entente et de bonne amitié qui furent échangées jadis à cet endroit célèbre. Don Luis de Haro y aurait été remplacé par don Luis de Caro, l'homme du jour, le roi des policiers, et, avec un peu de complaisance, M. Delcassé y aurait suppléé Mazarin.
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Luxueusement installée dans les carrosses du grand Roi, extradés eux aussi, pour la circonstance, de Trianon, escortée par un escadron "volant" de sudistes, de wilsonistes, de panamistes et d'humbertistes, la dynastie Humbert-Daurignac se serait dirigée à petites journées vers sa bonne ville de Paris en recueillant sur son passage les marques d'admiration du peuple le plus spirituel de la terre, mais que son esprit n'empêche pas d'être taillable et corvéable à merci !
L'AFFAIRE HUMBERT
Il est bien près de midi. L'animation insolite qu'offrent les abords de la gare de Hendaye me rappelle à la réalité. On sait, à n'en pas douter cette fois par des télégrammes de Madrid expédiés cette nuit à San Sébastian, que les Humbert voyagent dans le train express qui arrive chaque jour à la frontière à midi vingt-six. Aussi la foule des curieux venus ici pour assister au transbordement des extradés est-elle assez grande. Toutefois, ce n'est pas la cohue contre laquelle la police songeait depuis hier à se prémunir. Pauvres gens, quelle déception les attend tout à l'heure ! N'empêche que les ordres les plus sévères sont donnés pour interdire l'accès des quais de la gare à toute personne sauf aux journalistes. Nous nous confondons en remerciements que presque tous mes confrères doivent maintenant singulièrement regretter.
L'AFFAIRE HUMBERT
Voici midi. L'Angelus sonne allègrement aux clochers de Fontarabie, d'Irun et d'Hendaye. Nous allons être enfin récompensé de notre mortelle attente de quatre jours, quand tout à coup le bruit se répand au buffet que l'express de Madrid a un retard de deux heures. Nous sommes unanimes à penser qu'il y a des retards intelligents et nous soupçonnons qu'il y a là une manœuvre policière dont le but nous échappe. Ces deux heures nous paraissent deux siècles ; entre temps, je remarque que la consigne s'est considérablement relâchée. Le public entre dans la gare comme dans un moulin. D'autre part, une locomotive qui manœuvre sur une voie éloignée et où, dissimulé derrière un wagon de marchandises, je vois prudemment grimper un commissaire spécial et le chef de gare d'Hendaye, me suggérèrent une idée qui n'est que la réminiscence de celle que j'exprimais, il y a trois jours, quand je disais à un commissaire de police espagnol :
–-Vous verrez que pour dépister les curieux et se montrer gentil à l'égard des Humbert, le transbordement se fera sur le pont de la Bidassoa, et cela à la demande du gouvernement français.
L'AFFAIRE HUMBERT
Mon commissaire leva les bras au ciel et, prenant à témoin saint Jacques-de-Compostelle, m'affirma que mon imagination me trompait et que les extradés d'Espagne, quels que soient leur rang, leur situation de fortune, la gravité de leurs méfaits, étaient tous débarqués à la gare d'Hendaye, où ils étaient remis à la gendarmerie française. Il ajouta au surplus que c'était la loi. Aimable commissaire espagnol ! Il était vraiment de bonne foi. Comme il le criait si énergiquement, c'était la loi, mais moi j'étais le prophète et le bon prophète sans trop le savoir du reste.
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Il n'y avait donc plus à hésiter. Je fais part à un collègue de ce que je vois et de ce que je pense. Il me suit. En quelques bonds, nous voilà au milieu du pont international. Je m'inspire d'un souvenir du quatrième acte de Manon. Une assez riche poignée de main au carabinero de faction, dont la peau noire, brûlée me prouve bien, comme le dit l'histoire,que, pendant longtemps, le soleil ne se couchait pas sur la face de ses ancêtres,et nous passons.
Il était temps. La locomotive aux allures singulières précisait ses intentions. Que dis-je? A son tour, remorquant une voiture de première classe Paris-Orléans, elle franchissait la Bidassoa au moment exact où l'express de Madrid quittait Irun, environ à deux cents mètres du pont, l'express et la locomotive sont au même niveau et s'arrêtent. Tandis que les voyageurs se livrent à la contemplation du paysage, un des plus beaux des Pyrénées basques, - songez donc ! la vieille cité de Fontarabie, qui paraît rajeunie sous un ciel couvert comme un grand d'Espagne, l'embouchure de la Bidassoa, la plage d'Hendaye au sable d'or, l'île des Faisans, –semblables à des voleurs qui extirpent un porte-monnaie, les hommes d'équipe ont détaché, avec une délicatesse de doigté remarquable, le wagon des Humbert.
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L'express est aussi reparti pour Hendaye soulagé des grandes infortunes qu'il remorquait, tandis que le wagon resté en panne était prestement relié au wagon français au moyen d'une passerelle sur laquelle s'engageaient successivement M. Hennion, Marie Daurignac, Eve, Thérèse Humbert, Romain, Emile Daurignac, Frédéric Humbert, et les agents français et espagnols qui les escortent.
M. Hennion dit à ce moment à un inspecteur d'offrir la main à Mlle Humbert.
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La "grande" Thérèse protesta vivement et dit :
–Moi seule prendrai la main de ma fille.
Les femmes étaient couvertes de grands manteaux. Tous paraissaient très fatigués.
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Pendant ce temps, l'express de Madrid arrivait à Hendaye, et les voyageurs accoudés aux portières - sauf trois journalistes parisiens qui, s'apercevant enfin, au moment où leur convoi se remettait en marche, qu'ils, étaient joués, se décidèrent au risque de se rompre le cou, de sauter sur la voie – apprirent à la masse des curieux l'étendue de leur malheur.
Un concert de malédictions s'éleva en ce moment contre la police, contre le gouvernement.
L'AFFAIRE HUMBERT
Et la foule se précipita au pas de course vers le pont où le wagon Paris-Orléans 1046, qui avait recueilli les Humbert, arrivait à une allure modérée.
Soudain il s'arrêta pour ne pas écraser la masse des curieux qui stationnaient sur la voie. Grâce à la gendarmerie, la circulation fut rétablie instantanément et le convoi Humbert-Daurignac fila à toute vitesse vers le dépôt des machines où il stoppa.
C'est là que furent remplies les formalités de l'extradition.
L'AFFAIRE HUMBERT
Après avoir victorieusement serré les mains de leurs collègues français, les policiers, gendarmes et agents espagnols regagnent à la hâte le train qui doit les ramener à Irun. Reconnu par la foule, l'inspecteur Caro est presque l'objet d'une ovation. Une victime de l'Union générale le presse dans ses bras.
Le gros retard avec lequel est arrivé l'express de Madrid avait été provoqué par la rupture d'un frein du wagon des extradés. Cet accident s'est produit après le passage de l'Ebre. Il a eu aussi pour résultat de secouer tellement le wagon des prisonniers que Marie Daurignac, Thérèse Humbert et sa fille ont éprouvé les premiers symptômes du mal de mer. Le docteur Gilbert et la garde-malade leur ont administré quelques gouttes d'éther qui les ont rétablies. Je tiens d'une source certaine que Frédéric Humbert est atteint d'une anémie profonde ; son état serait assez grave.
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Après les formalités de l'extradition, les Humbert ont déjeuné avec les paniers servis par le buffet. Voici le menu de leur premier repas sur la terre hospitalière de France :
Oeufs durs
Rosbeef froid Volaille
Fromage
Orange et un carafon de vin rouge
Les prisonniers ont peu mangé. Ils ont à peine touché aux mets qui leur ont été servis.
Romain Daurignac a montré une assurance absolue et, devant les employés du buffet, il a démenti tous les dires de l'ancien agent Souffrain, qu'il a qualifiés de racontars.
Les trois hommes ont pris ensuite le café.
Les dames Humbert, dans leur compartiment, paraissaient affaissées elles se sont abstenues de prendre le café, qui leur a aussi été offert.
Inutile d'ajouter que les stores du wagon étaient baissés et sont restés baissés jusqu'au moment de leur départ d'Hendaye et aux arrêts entre cette station et Bayonne.
L'AFFAIRE HUMBERT
Après une conférence de M. Hennion avec le chef de gare, le rapide s'est mis en marche à 5 heures 30. A ce moment, des sifflets et quelques cris de : "A bas les voleurs !" ont éclaté.
Mme Humbert s'écria :
- Quel tas d'imbéciles !
Les auteurs de cette manifestation ont visé peut-être moins la dynastie Humbert-Daurignac que leurs complices tout-puissants, sur lesquels la main lourde et vengeresse d'un Caro risque bien de ne jamais s'abattre.
Pas le moindre incident à signaler, sauf un bien léger à Bayonne.
Pendant les dix minutes d'arrêt, quelques gentlemen de la police qui étaient aux portières du wagon Humbert, ayant légèrement blagué, des groupes de jeunes gens ont été ramassés, et d'importance.
L'AFFAIRE HUMBERT
L'esprit gascon est pétillant comme le vin de Jurançon, dont la reine Jeanne avait frotté les lèvres de notre bon roi Henri à sa naissance. Les alguazils ne s'y aventureront plus. Désormais ils se souviendront que la prudence est la mère de la sûreté."
Merci ami(e) lecteur (lectrice) de m'avoir suivi dans cet article.
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