CONTREBANDE AU PAYS BASQUE EN 1936.
Depuis la nuit des temps et tant qu'il y a eu une frontière, il y a eu des contrebandiers et en face d'eux des douaniers essayant de les attraper.
Voici ce que rapporta à ce sujet le quotidien Le Matin, le 26 décembre 1936, sous la plume de Paul
Moinet :
"Négoces en marge de la loi.
La contrebande à la frontière franco-espagnole.
Saint-Jean-De-Luz.
Trois ou quatre fois, sur la route qui grimpe à Biriatou, nous nous étions dépassés, cet homme et moi.
La Bidassoa reflétait un ciel gris perle. Sur la rive espagnole, les bleus requetes rêvaient, le menton appuyé au fusil, auprès de ces manières de cabanes à lapins qui leur servent de guérites dont ils ont crénelé les quinze cents kilomètres de la frontière des Pyrénées.
CARABINIERS FRONTIERE FRANCO-ESPAGNOLE |
Des cloches tintaient du côté de Fontarabie.
Les murs de Biriatou fleuraient la friture et la persillade ; à cela on reconnaît l'Espagne.
Boire à la régalade le gros vin rouge qui file en jet du petit trou de la chaatoa, cela n'est pas un exercice à la portée du premier venu.
BUVEUR AU CHAHAKOA PAYS BASQUE D'ANTAN |
Ma cravate et mon col en surent vite quelque chose. L'inconnu, goguenard, me félicita sur ma bonne mine. Je le défiai de faire mieux ; de ce pari perdu naquit une amitié toute neuve.
Nous redescendions maintenant d'un bon pas vers Hendaye. Au flanc sombre du Jaïzquibel, des lumières commençaient à scintiller.
— La nuit est trop belle. C'est un mauvais temps pour la contrebande ; un requête maladroit, à cent mètres, ne raterait pas son homme, songea tout haut mon compagnon.
— Bast ! la frontière est longue et il n'y a pas des gardes partout.
Pendant un quart d'heure on n'entendit plus que les pas jumelés de nos bottes.
— La contrebande vous intéresse-t-elle ? demanda soudain cet ami.
Si elle m'intéressait !
Le lendemain, sur deux bidets nous quittions Banca pour le col d'Ispeguy. Le chemin n'était plus de ceux où peut rouler une voiture. Déjà le moteur de la nôtre avait chauffé dur entre Saint-Jean-Pied-de-Port et Saint-Etienne. Il avait fallu trouver des montures. Plutôt mulets que chevaux, ces bêtes au trot sec, si elles ne payaient pas de mine, avaient du moins le pied sûr.
VALLEE DE LA NIVE 1936 SAINT-ETIENNE-DE-BAIGORRY |
UN COIN DE LA PLACE SAINT-JEAN-PIED-DE-PORT 1936 PAYS BASQUE D'ANTAN |
Le soleil dorait les Pyrénées. Des coulées de neige et de glace laissaient filer cent ruisselets vers le Baïgorry, qui dévalait en torrent vers la Nive et vers l'Adour aux eaux glaciales.
Sur les crêtes frontalières on apercevait de placides requetes paraissant guigner les aigles. De gabelous français, point. Suspecte absence.
Nous montions vers le col d'Ispeguy par un drôle de petit sentier sur le flanc duquel le piétinement opiniâtre des minuscules sabots de corne avaient tracé une sorte de trottoir animal. Ma monture le trouvant doux aux pattes le suivait très fidèlement.
On supportait la peau de bique et les lainages. Le vent coupait comme un rasoir. Mon guide, boutonné jusqu'au cou dans son trench-coat élimé, discutait en espagnol avec un compagnon inquiétant qu'il avait cueilli à Banca. Sous la veste de cuir du camarade un gros revolver bosselait. Sans pitié pour le mulet qu'il accablait sous sa masse, il frôlait presque le sol de ses pieds.
CONTREBANDIERS PAYS BASQUE D'ANTAN |
Deux mots maintenant de géographie.
La frontière française forme une poche, une hernie entre l'Ispéguy et l'Hargaray. Cela représente quelque chose comme 8 ou 10 kilomètres en largeur sur 15 ou 20 en profondeur. Pour passer de la contrebande on n'a que l'embarras du choix. Je ne crois pas enfreindre trop les bonnes règles de la civilité en écrivant que c'est là la principale, voire l'unique industrie des naturels de ces lieux. Et ce n'est pas la guerre civile qui a pu les mettre en chômage, tant s'en faut. Si vous n'aimez pas le tabac espagnol, ce n'est pas une raison pour en dégoûter les autres. L'alcool aussi conserve bien. ses amateurs. Je vous en vends si vous voulez à 12 francs le litre, rendu franco (prison en plus si nous sommes pris). Passer en fraude des brebis, cela laisse bien aussi ses petits bénéfices. Que l'on se restreigne en Espagne ça n'empêche pas ces exportations qu'ignorent les statistiques. Bestiaux, tabac, alcool donc, et tutti quanti.
A 14 h. 30, le soleil en eut assez d'éclairer de si singuliers cavaliers. Nous arrivions justement à la cabane d'un berger basque. Il attacha nos bidets et retourna à ses moutons. Dans l'obscurité naissante, nous trois en file, nous n'avions guère envie de rire.
Mes compagnons ne parlaient plus. En gars qui dédaignent les sentiers battus ils s'engageaient sur an raidillon absolument essoufflant. Une herbe maigre végétait sur le roc, si rare que le vent féroce la faisait à peine onduler. De la forêt des Aldultes montaient des bouffées résineuses. Le Basque nous précédait de quelques pas et fin connaisseur de l'art subtil du défilement, il nous faisait sinuer pour échapper aux vues des douaniers du col d'Ispeghy.
A la nuit complète, il nous arrêta dans une cuvette, sur la cime et approcha vivement quatre ou six pierres déjà enfumées par un feu ancien. Courbés au bord de cette fosse, nous risquions la tête du côté d'Ispeghy. Les lumières du petit poste luisaient à moins de 800 mètres. Mais ces 800 mètres-là il eût fallu une heure, ou plus, pour les parcourir : très suffisante marge de sécurité.
Alors, du bois flamba dans le foyer pierreux. Le rougeoiment de la flamme dut se voir de loin.
Je regardai l'heure. Il était 18 h. 15.
Tout de suite un branle-bas se dessina du côté du poste frontière à droite. Des sifflets modulèrent des ordres. Des chiens se mirent à aboyer, puis, lanterne au poing, des ombres, évidemment dangereuses pour nous se mirent en route vers notre niche.
Mais l'attention de mes complices était ailleurs. Depuis un moment j'entendais monter des bruits singuliers le long du flanc espagnol de la montagne. Un grondement sourd, un roulement plutôt et qui, d'instant en instant, augmentait de volume. Il n'y eut bientôt plus moyen de se tromper, une troupe à cheval, nombreuse, avançait vers nous.
Je regardai l'homme au trench. Il sourit. La langue me démangea, mais je me tus.
Les coups de sifflet des douaniers se rapprochaient. Malgré le vent glacial mes tempes s'humectaient un peu.
Et soudain une ombre fut en haut de la côte, puis se poussant, arrachant des étincelles au roc sous ses sabots, une troupe de chevaux nus se silhouetta sur notre gauche. Campé solidement, sans selle et sans étriers, l'animal de tête tourna les oreilles vers notre feu. Il tendit le cou et hennit.
Le Basque avait disparu, happé par la nuit. Je l'entendis tout à coup crier, à brefs éclats, sur les arrières de la bande. L'escadron sans maître ondula d'un bloc, effrayé. La bête qui leur servait de guide — un grand "bourrin" dressé à ce jeu dangereux — s'engagea au grand trot sur le versant français. Et tous, alors, serrés les uns contre les autres, le corps fumant, les chevaux de la contrebande cavalcadèrent derrière lui.
Les lanternes de la douane n'étaient plus qu'à trois cents mètres. Il était grand temps de filer.
Pour un apprenti de la resquille hippique je courais encore assez bien. Il ne faisait plus froid du tout. Sur la crête la petite troupe aux lanternes s'était arrêtée, désarmée contre nous maintenant.
Nous allions bon train, non sans chutes. Sauter en selle, à la cabane, ne demanda qu'une minute. On pouvait enfin respirer.
Et déjà, dans la vallée, des palefreniers complices devaient diriger sur un enclos des Aldultes une centaine de chevaux pour les bouchonner.
VUE GENERALE ALDUDES 1932 BASSE-NAVARRE D'ANTAN |
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