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dimanche 20 mars 2022

UNE ENQUÊTE À LA FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE AU PAYS BASQUE EN MARS 1935 (quatrième et dernière partie)

 


UNE ENQUÊTE À LA FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE EN 1935.


Dès 1934, le journaliste et écrivain Xavier de Hauteclocque mène une enquête sur les frontières de la France.




pays basque autrefois frontiere
HENDAYE VUE DE FONTARRABIE 1935
PAYS BASQUE D'ANTAN


Il détaille son résultat dans le journal Gringoire, dans plusieurs éditions :


  • le 5 avril 1935 :

"L'auteur accompagne le chef de la police espagnole dans une inspection de la frontière pyrénéenne.



XIII. Anarchistes.



Anecdote plus récente.



Le 30 novembre dernier, en gare d'Hendaye, il y avait vingt hommes vêtus de misère, maquillés de crasse et de fatigue et le pli de leur pantalon lui-même semblait bien avachi.



Depuis deux jours, dans une salle d'attente, ils attendaient le train de Saint-Sébastien.



Ce train passe dix fois par jour, annoncé par une sonnerie. Chaque fois que la sonnerie grelottait, les vingt hommes grelottaient aussi, mais d'angoisse.



Et chaque fois que le train repartait vers l'Espagne sans eux, au coup de sifflet du chef de gare, ces voyageurs étranges sifflotaient joyeusement.




pays basque autrefois gare frontière
ARRIVEE DU TRAIN D'ESPAGNE GARE HENDAYE
PAYS BASQUE D'ANTAN



- Merci, mon Dieu, de nous avoir fait manquer le train......



C'étaient des gars sans foi ni loi, sans feu ni lieu, sans bagages et sans passeports. Ils ne possédaient qu'une chose : des péchés sur la conscience. Encore n'en suis-je pas absolument sûr.



Vingt anarchistes espagnols en rupture de conseil de guerre, vingt révoltés d'Oviedo.



Un coup de filet policier venait de les faire découvrir dans les petits villages des Landes où ils se cachaient. Leur cas semblait clair comme de l'eau de roche. L'Espagne les avait semés chez nous par mégarde. On ne conserve pas les objets trouvés, surtout quand s'agit de terroristes ; il faut les déposer au commissariat le plus proche, où le propriétaire légitime vient les reprendre. 



Ce commissariat se trouvait à Saint-Sébastien.



Ce propriétaire était le colonel président de la cour martiale d'Oviedo.



Et vous comprenez pourquoi, grelottant et sifflotant tour à tour, vingt mécréants suppliaient le bon Dieu de leur faire "brûler le dur".



Pour apprécier cette histoire à sa juste valeur, pour résoudre un vaste problème, il convient d'en examiner les termes et se rappeler deux faits :


1° M. Marcel Régnier, ministre de l'Intérieur, venait — quatre jours avant — de fulminer une encyclique confidentielle et comminatoire enjoignant aux préfets, commissaires spéciaux et tous autres détenteurs de la force publique, la sévérité la plus rigoureuse. Trois tours de clef aux frontières. Expulsion des indésirables qui ne seraient pas en règle. Quatre crans aux autres.


2° Dans le cas présent, que j'observais du coin de l'oeil, le fonctionnaire chargé d'appliquer l'encyclique était un fonctionnaire chevronné. Vingt-six ans de bons et loyaux services, rendus quelquefois au péril de sa vie. Des idées justes, la passion de son dur métier, mais aussi l'expérience des vieilles corneilles qui n'abattent pas de noix quand elles peuvent leur retomber sur le bec.



Et maintenant, voici le scénario tel que je le présume, car on se méfiait de moi cordialement et comme de la peste.



Interrogatoire des anarchistes. Humbles, farouches, obstinés, ils nient toute participation aux horreurs d'Oviedo. Peut-être disent-ils vrai. L'Espagne ne demande l'extradition d'aucun d'entre eux.


— Sanchez, avez-vous pris part au pillage des quinze millions de la Banque d'Etat ?

— Qu'en aurais-je fait ? répond tristement Sanchez. Je n'ai pas un sou. Fouillez mes poches.

Il n'a pas un sou.


— Perez, quand on a brûlé vifs des gardes civils et violé de jeunes religieuses... ?

— Vous ne connaissez pas ma femme. Jalouse comme une tigresse. Et je crains beaucoup trop les gardes civils pour les embrocher.

Peut-être bien que celui-là aussi ne ment point. 


Ils finissent tous par les mêmes mots, un peu stupide et une accusation inconsciente qui frappe mon pays en plein visage :


— On s'est battus sans savoir pourquoi. Interrogez plutôt ceux qui nous bourraient de munitions, de rations d'absinthe et de fausses nouvelles : les renforts venus de Russie soviétique, les Arabes de Lopez Ochoa qui tuaient, violaient et brûlaient tout. Ceux qui nous transformèrent, simples ouvriers mineurs, en enragés, ceux-là aussi séjournent chez vous.



Cette fois, ils ont raison. Bellarmino Thomas, généralissime de l'armée rouge asturienne, réside à Paris. Il donne des interviews aux journaux. Indalecio Prieto, metteur en scène de l'immense drame, séjourne sur notre Côte d'Azur. Beaucoup d'autres boute-feu ont les pieds au chaud, en France, le ventre à table, la conscience en paix et la considération de leur concierge, tandis que ces humbles sauvages pleurent en regrettant le foyer détruit.



homme politique espagne 1936 ministre
INDALECIO PRIETO 1936




Tragédie dans la salle d'attente. Comédie dans un bureau voisin. Le téléphone carillonne.



On interroge désespérément les deux préfectures en cause. Celle des Landes, où les anarchistes furent arrêtés. Celle des Basses-Pyrénées qui pourrait, qui devrait théoriquement décider de leur sort.



De l'autre côté de la porte, j'entends gronder aussi fort que le permettent les arpèges de la politesse :


— Faire pour le mieux ? Bien... Mais il faut que ces hommes mangent, qu'ils dorment... Deux jours dans une salle d'attente !... Se débrouiller ? Merci... L'Intérieur ? Il ne répond pas.



Si les préfets ont pris une décision, si l'Intérieur a répondu enfin ? Impossible de vous le dire de façon certaine. Mais le téléphone cessa de carillonner. Un tonnerre d'éclats de voix traversa les murailles en papier mâché de la petite chambre :


— Livrer ces vingt hommes ? L'Espagne ne les réclame pas, trop heureuse de s'en débarrasser. Qu'on les refuse, nous serions jolis, nous autres... Tant pis... Refoulez.



Deux policiers sortirent. Un train remontait trois quarts d'heure après sur Bordeaux. Les vingt anarchistes s'y embarquèrent, un peu d'espoir dans leurs yeux mornes de misérables déracinés. Vingt propagandistes rouges de plus pour une paisible bourgade de Normandie ou de Bretagne.



M. Picard m'a dit ce soir-là, l'air soucieux :

— On a refoulé vingt types.

— Vingt de plus, vingt de moins, aucune importance.



Il doit exister encore des citoyens conscients de leurs droits et de leurs devoirs, des personnages bourrés d'illusions, amoureux de "la bonne ouvrage", ennemis du travail inutile, détestant les gouvernants qui feignent de gouverner, les ministres de pacotille lâchés dans le pouvoir comme des hannetons dans une lanterne.



Ceux-là demanderont :

— Pourquoi arrêter ces anarchistes si l'on ne savait qu'en faire ?

— Pour rien, monsieur.

— Et pourquoi les interroger ?

— Les interrogateurs faisaient leur métier, sachant d'ailleurs qu'ils parlaient en l'air.

— Mais le ministre ? Il n'écrit pas en l'air, lui.- A quoi bon son encyclique ?

— Les circulaires ministérielles ne sont pas faites pour qu'on les applique. Tous les ministres le savent et leurs commis encore mieux.

— Alors, dira le citoyen, j'aime mieux être ministre pour ne servir à rien que de travailler huit heures par, jour en servant à quelque chose.

— Etes-vous sûr de ne pouvoir servir à rien, monsieur ? Cela n'est pas, Dieu merci, à la portée de tout le monde. Travaillez. On trouvera toujours des résidus d'arrière-boutique politicienne pour se tourner les pouces dans nos monuments publics. Qu'importe ! Puisque nous aurons le droit de payer la casse.



pays basque autrefois gare diligences
GARE ET DILIGENCES HENDAYE
PAYS BASQUE D'ANTAN



XIV La Police a ses raisons.



Je ne suis pas un buveur de sang et je préfère un verre de piquette à une pleine barrique de larmes humaines. Il me semble que l'expulsion des vingt anarchistes d'Hendaye ne s'imposait pas en rigoureuse équité.



Mais si l'on avait expulsé ? Vous entendez d'ici les hurlements, les gémissements de la Ligue des droits de l'homme, des leaders socialistes et communistes, de tous ces aboyeurs qui ne fonceront jamais tête basse dans une bagarre, mais qui ont besoin du malheur des pauvres bougres pour dresser leur estrade et agiter leur sébile.



Or, la Ligue des droits de l'homme, les aboyeurs rouges disposent dans une certaine mesure de l'avancement des fonctionnaires. Mettez-vous à la place d'un fonctionnaire à qui ses chefs laissent toute initiative... et toute responsabilité.



Un simple policier du secteur Sud-Ouest m'a dit encore :

— Nous sommes si peu nombreux, nous avons si peu de moyens, qu'il faut chercher des renseignements même chez les anarchistes espagnols. Un service en vaut un autre. Et puis, ces gens-là ont la main lourde. Tâchez donc de savoir pourquoi ils viennent de tuer, tout près d'ici, Manuel Andrès un chef rouge que le gouvernement de droite poursuivait cependant.


"Nous sommes obligés d'aller tous les jours en Espagne où nous ne rencontrons pas des enfants de choeur."



XV Sans passeport.



Sans passeport, nul ne risque sa vie à franchir la frontière française. Il en coûte dix francs. Vingt francs si l'on échoue à la frontière espagnole : le billet de retour est en sus. Départ en plein midi, si cela vous plaît. Embarquement —- car il s'agit d'une traversée — à cinq cents mètres du bureau qui sert de quartier général à notre secteur Sud-Ouest.



On m'assure que les tarifs baissent quand il fait nuit.



Peu importe. Partons au grand soleil, la tête haute, songeant qu'il serait doux si nous avions la conscience lourde de crimes, les poches pleines de millions volés, de secouer la poussière de nos chaussures sur la patrie des juges d'instruction.


Itinéraire :


On quitte la gare d'Hendaye, suivant la route d'Hendaye-plage. On marche huit minutes, chronomètre en main. Le viaduc. Le monument aux morts, à gauche, le fronton de pelote basque à droite.


Arrivé à la première maison d'Hendaye-ville, demandez le sentier qui dévale vers la Bidassoa, parmi les potirons et les cabanes à lapins. Suivez la rive. Une muraille vous surplombe, encerclant la cité du côté du fleuve.


Il y a un douanier de l'autre côté de cette muraille...



pays basque autrefois douanes frontière
DOUANIERS ET VUE GENERALE DE FONTARRABIE
PAYS BASQUE D'ANTAN


L'éternel qui veille au seuil de la France, guettant les valises bondées de chaussettes neuves et les boîtes d'allumettes qui n'émanent pas de la régie.


Nos allumettes sont bien françaises, nos chaussettes ne sortent pas de la fabrique, nous n'avons pas de valise. D'ailleurs, le douanier n'est pas là. Surveillant ce qu'on appelle le "port de pêche", sa guérite flanque un trou dans la muraille. A ce trou, aboutit une rue en pente roide. Le douanier se trouve quelque part, en haut de la pente, loin de sa guérite. Il n'inspecte pas de chaussettes, il n'énumère pas d'allumettes, il compte les muges, les poissons pris dans le golfe.


De pleins paniers de muges argentés et frétillants. Les pêcheurs sont trop honnêtes pour prendre le sentier des potirons. Ils attendent dans la rue en pente, dans le passage "officiel". Et le douanier compte. Un travail de Romain !


Cependant, vous hélez la barque d'un marin espagnol qui repart, ses muges vendus, vers Fontarabie. Et vous quittez la France en agitant votre mouchoir.



pays basque autrefois labourd barque gamins
VUE D 'HENDAYE PRISE DE FONTARRABIE
PAYS BASQUE D'ANTAN


Coût : dix francs.


L'esquif passe sous les mitrailleuses d'un garde-côte flambant neuf : espagnol. Débarqué sur le môle du petit port désert, surgit un fier soldat harnaché de sa tenue de guerre, qui vous regarde des pieds à la tête, papiers compris : espagnol. Entrant dans la vieille cité où le velours noir des murs porte encore les cicatrices des boulets français, un monsieur en civil vous appelle d'une voix douce : espagnol toujours.




pais vasco antes fuenterrabia aduana
DEBARCADERE FONTARRABIE GUIPUSCOA
PAYS BASQUE D'ANTAN


Vous repartez. Même antienne. Heureusement qu'au retour en France, terre de liberté, c'en est fini de ces "Cosas de España". La guérite près du trou dans le mur s'avère de plus en plus vide. Le douanier a-t-il fini de compter ses poissons ? Prend-il l'apéritif ? Ce problème n'intéresse que la défense nationale.


Sortis sans passeport, nous rentrons sans passeport, ayant violé la loi deux fois de suite en plein jour. Voilà l'essentiel.


Coût des deux viols : vingt francs.


Un fonctionnaire à qui je racontais cette petite expérience le soir même et d'un air glorieux, se mit à ricaner :

— Vous avez perdu vingt francs.

— ?...

— La police française transmet aux polices étrangères les signalements des suspects. En sorte que chargé de crimes ou d'argent volé, nos camarades d'en face vous auraient ramené séance tenante.


Point de réplique possible.


Mais toute peine mérite salaire. La police française devrait subventionner toutes les polices des pays limitrophes. Ensuite, continuant à "rationaliser", on payerait aux voisins le prêt de leurs soldats pour qu'ils fassent à notre place et même — pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? — monseigneur l'évêque de la Séo d'Urgel, co-régent de la république d'Andorre, pourrait exercer à ses moments perdus les fonctions de notre chef de l'Etat.


On s'en tirerait, somme toute, à meilleur marché et personne ne s'en apercevrait.



XVI Contrebande d'armes.



Entre Fontarabie et Hendaye, la frontière suit, ligne impalpable, le ressac qui mêle les neiges fondues de la Bidassoa aux lourdes volutes de l'Océan. A l'heure du jusant, bon marin qui dirait si l'on se trouve en eaux d'Espagne ou de France dans l'étroit goulet de cinq cents mètres qui sépare le bec sableux et doré d'Hendaye-plage, des bicoques de La Madaléna blotties de l'autre bord, au pied du Jaïzquibel, sous l'égide de la Vierge de la Guadalupe.



Tout de suite avant le goulet, dans l'estuaire, la côte s'évase, forme un havre à l'abri des lames et sans profondeur, que la marée couvre ou découvre.



C'est la baie de Chingoudy.


pays basque autrefois chingoudy
BAIE DE CHINGOUDY HENDAYE
PAYS BASQUE D'ANTAN


Une vieille estacade, un épi de bois pourrissant, s'enfonce dans la baie, partant de la côte française. A marée basse, la nuit, au bout de l'estacade, vous pouvez porter des paquets sans vous mouiller les chevilles. La frontière maritime passe à quelques mètres, on ne sait trop où. Aucune chaloupe de la douane, nul motor-boat de la police n'oserait s'aventurer de ce côté-là, faute de savoir dans quelles eaux il naviguerait et surtout crainte de s'ensabler. Mais une simple barque, arrivant à l'heure dite, peut enlever les "marchandises". Le tout est de savoir l'heure.



Des touristes remarquèrent cette curieuse disposition hydrographique et topographique.



Deux fois de suite, la police française, alertée en temps utile — il y a toujours des bavards — découvrit un dépôt d'armes caché sous l'estacade de Chingoudy. Il s'agissait, la première fois, de mitrailleuses pour munir une solide division d'infanterie. La seconde fois, on ne trouva que des pistolets automatiques et des caisses de balles. Assez de pistolets cependant pour ravitailler en cadavres plusieurs cimetières. Cette dernière trouvaille, assez récente, précéda de peu la terrible explosion rouge des Asturies.



Enquêtes sans résultat. Puis l'administration française mit à l'encan des stocks de ferrailles. Les enchères ne montèrent pas. On racheta le tout pour une bouchée de pain.



Celui qui me renseigne et qui opéra les saisies se met à rire doucement :

— Les mêmes mitrailleuses et les mêmes pistolets s'embusquèrent un autre soir sous la même estacade. Bien d'autres chargements d'armes les avaient précédés. Les bavards se turent. Les clairvoyants cessèrent de voir. Le trafic d'armes, le plus terrible et le plus fructueux de tous les commerces, opère de ces miracles.

— Et voilà comment, même quand on saisit les armes de contrebande, elles finissent par équiper les chambardeurs !



Mon informateur me regarde, étonné par cette indignation.

— Ne faites pas l'enfant, dit-il. Vous n'êtes pas né d'hier.



Une fabrique d'armes fonctionne au bord de la baie de Chingoudy, en terre française. Rien ne permet de la mettre en cause à propos de ces deux histoires de contrebande, découvertes officiellement, sans parler des multiples affaires que l'on soupçonne.



Malheureux hasard, voisinage regrettable, les révolutionnaires espagnols se fournissent en engins de mort à deux pas de cette fabrique.



On assure que les dirigeants réels de l'usine sont espagnols. Ils ne cherchent donc pas à tirer bénéfice du sang de leurs compatriotes.



Coïncidences ?



La contrebande d'armes est un terrible roman à clef, où des noms sont imprimés en rouge. Mais on ne trouve jamais la clef et le roman reste illisible..."




 






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